l'histoire de ma vie
ce que je préfère c'est sa force, mais le mieux c'est sa fragilité
DEUX MILLE DIX-HUIT. UN HOMME À TERRE ! UN HOMME À TERRE ! Mais c'est quoi cette connerie ? C'est une putain de mission humanitaire, pas une guerre nucléaire.
À L'AIDE ! QUELQU'UN ! Les quelques infirmières qui sont avec toi, à ta station, se dirigent sur les lieux à la course. Toi, tu te retournes, faisant dos à la scène. Tu n'arrives pas à distinguer quoi que ce soit, d'autant plus que le soleil reflète sur le sable et vient nuire à ta visibilité.
Tu t'avances tranquillement, croyant que ton aide ne sera pas nécessaire. Ta vision s'éclaire et tu vois beaucoup trop de sang pour que cet homme soit encore debout. C'est dommage, c'est dégueulasse même : se faire tuer alors qu'on vient aider.
Sauf que tu commences à reconnaître certains visages dans la foule. Des visages beaucoup trop familiers. On soulève un corps, ou plutôt ton père soulève un corps et le dépose sur la civière apportée par tes collègues.
Tu y crois pas. Tu veux pas y croire.
DEUX MILLES QUINZE. Trois ans plus tôt. Une belle journée ensoleillée dans ton pays, ton chez toi. Tu t'esclaffes de rire et crache ta gorgée d'eau dans le visage de Jaxon.
Mais merde Ama', t'aurais pu faire attention ! Tu t'esclaffes de plus belle.
T'es trempé de sueur, on verra pas la différence ! Il te bouscule et tu lui frappes l'épaule. Il finit par te faire virevolter dans les airs, par-dessus son épaule. Tes deux autres frères viennent s'en mêler et en profitent pour te chatouiller à tes endroits sensibles. Vous avez du plaisir, beaucoup trop, tellement trop qu'on vous ramène à l'ordre.
Ça suffit la bande, on a une maison à terminer ! Votre père, de son ton toujours aussi autoritaire, trouve la façon de vous sourire par-dessus son épaule : vous le connaissez tendre au fond de lui.
DEUX MILLES DIX-HUIT.Jaxon ? Tu murmures d'abord, comme si le dire trop fort allait rendre le tout réel. Mais plus tu t'approches, plus tu peux pas t'emêcher. Ta main se porte à tes lèvres afin d'empêcher un profond cri de désespoir de s'échapper. Tu cours, sans regarder derrière toi, sans faire attention aux gens. Tu les pousses, tu passes.
JAXON ! Tu arrives devant lui et tombes au sol une fraction de seconde, pour te relever immédiatement. Les battantes ça tombe pas, les battantes ça se relève avant d'avoir le temps de s'écraser : les Brennan sont des battants.
APPORTEZ MOI DES PANSEMENTS ! FAITES DE LA PLACE DANS LA TENTE ! Personne ne semble bouger, personne semble vouloir t'aider. Tu décides de pousser du mieux que tu peux la civière dans la tente, en passant près à plusieurs reprises de tomber. T'es en monde survie, parce qu'en voyant Jaxon comme ça, c'est toi qui est en train de crever.
DEUX MILLES HUIT.La première fois tu as eu une grosse peine d'amour. Ton cœur t'avait été arraché, il avait été manipulé puis envoyer paître dès la première occassion.
Doucement, tu pleures dans ta chambre en écrivant dans ton journal intimide. Tu sanglotes en voulant éviter d'attirer l'attention de tes frères ; t'as pas envie de te faire narguer.
On vient toquer à ta porte. Tu sursautes.
J'ai pas envie de parler, que tu dis. Mais lui, il s'en fiche : vous êtes reliés à un point tel qu'il ira pas bien si tu te portes pas mieux. Il ouvre la porte et il te regarde.
À qui je dois casser la gueule ? Tu rigoles. Il veut te faire marrer, mais tu sais bien qu'il se mettrait dans toutes sortes de problèmes pour toi ; comme n'importe quel de tes frères. Tu les vois bien rôder derrière, d'ailleurs, les deux autres : mais tu devines que c'est Jaxon qui a été mandaté pour venir te consoler. Sans même te demander, il vient s'installer à tes côtés dans ton lit. Tu fermes ton journal et le pousse sous ton oreiller puis tu laisses ta tête tomber sur son épaule pour tranquillement sangloter.
Des moments comme ça,vous en aviez toujours : vous n'étiez qu'un.
DEUX MILLE DIX-HUIT.C'est flou. Tu ne te rappelles plus de tes mouvements exacts, des gestes précis que tu as fait. Tout ce dont tu te rappelles, c'est son visage. Son si joli visage, maintenant marqué par de la violence et le sang. Sous tout cela, tu arrives à le reconnaître par ses yeux. Ils sont grands ouverts, comme s'il était pas prêt à partir, comme s'il s'accrochait. Il peut pas parler, il respire difficilement, t'as de la difficulté à suivre son rythme. Tu prends sa main et plonge ton regard dans ses yeux. Ça peut pas arriver, c'est pas vrai. Une main se pose sur ton épaule, la main réconfortante de ton père. Et tu comprends.
C'est trop tard.
DEUX MILLES VINGT.Ça va, Mlle Brennan ? Tu sursautes. Tu es maintenant assise sur une chaise, dans une salle, faisant partie d'un cercle de gens qui ont subi des traumatismes comme toi. Tu clignes des yeux pour te ramener à la réalité.
Oui, j'étais dans mes pensées. Ce psychologue te regarde. Il croise ses jambes pendant que les autres semblent t'observer, te décortiquer. Tu sens le besoin de te justifier, alors tu racles ta gorge et te gratte la nuque nerveusement.
C'est juste que ... Ça fait deux ans aujourd'hui. Déjà, et oui. Deux ans que tu l'as vu mourir, sa main dans la tienne, son regard plongé dans l'tien. Deux ans que tu n'es vivante que par moitié.
Et le sommeil, ça allait cette semaine ? Ça va. Tu mens. Tes cernes te trahissent et probablement que tout le monde le devine, mais c'est un mensonge qui est régulier et respecter ici : on préfère pas trop fermer les yeux pour éviter de revoir des images.
Ça va aller. Tu essaies de te convaincre, parce qu'à vrai dire, t'as pas vraiment d'autres choix. Tu pourras pas passer ta vie à être endeuillée de ton jumeau et vivre que partiellement ta vie.
Ça fait déjà un moment que cette rencontre dure et tu finis par te lever comme tous les autres. Vous avez explorez vos sentiments de la semaine, des sentiments que vous traînez depuis des années. Dans ton cas, ce sont des cauchemars qui te hantent et tes attaques de panique qui te réveillent encore parfois en plein milieu de la nuit. Craintive ? Non, loin de là. T'aimerais ça retourner servir, aider, soigner. Mais pour le moment, c'est trop demander de voir des gens trop jeunes mourir alors qu'on n'peut rien faire. Tu préfères accompagner dans une mort sereine que tenter l'impossible dans une mort pénible et douloureuse.