to the next whisky bar (derek)

Un verre, deux verres, trois verres : quand il est bien accompagné, Asher est incapable de tenir les comptes. C’est d’ailleurs comme ça qu’il finit dans des états peu glorieux, comme ça qu’il perd parfois son portefeuille, quelques dollars ou encore ses clés de voiture. Il a tout un tas de copains de beuveries, à commencer par Leslie et le reste de l’équipe avec qui il passe le plus clair de son temps, mais depuis quelques mois c’est avec Derek qu’il aime trinquer. Et il faut bien dire qu’à force de licher ils se sont trouvés pas mal de points communs, jusqu’à en devenir de bons copains. Il y a un écart d’âge assez significatif entre eux, mais ça n’entre jamais en compte : au fond ce ne sont que des nombres et Asher adore se la jouer “vieux mentor”. Enfin, quand il veut bien se montrer plus sage qu’un ado.

Le début d’après-midi avait été rude pour les deux comparses. Ils s’étaient mis en tête l’idée d’un petit road-trip à travers l’île, une escapade de quelques jours pendant laquelle ils auraient le temps de visiter, boire, frimer avec l’AC Cobra, reboire et pourquoi pas se rincer l’oeil - sans ordre prédéfini. Le plan était simple : ils partaient d’Island Bay pour remonter jusqu’à la Ninety Mile Beach en passant par toutes les villes qui pourraient bien se trouver sur leur route, notamment Auckland. Un plan à la cool en somme, et ils avaient même eu l’agréable surprise de tomber sur une distillerie en route : ils en étaient ressortis avec une caisse de spiritueux qu’ils ramèneraient à la maison pour en offrir à leurs proches. En tout cas, ça, c’est la version officielle. Dans la version plus officieuse, ils ont passé toute la fin de journée dans cette distillerie à torpiller avec le patron, si bien qu’ils n’avaient plus les idées claires en ressortant et encore moins pendant la nuit qui s’en suivit.

C’est le soleil qui réveilla Asher le lendemain matin, puis un insupportable mal de crâne qui fit l’effet d’une piqûre de rappel. Ses doigts effleurent le tissu du canapé sur lequel il se trouve, un canapé qu’il ne connaît pas. Il ne reconnaît pas non plus le salon dans lequel il a visiblement passé la nuit, et ça, c’est une première. Son premier réflexe, c’est de chercher à savoir si Derek est dans les parages, histoire qu’ils puissent lutter à deux si c’est d’un kidnapping qu’il s’agit. « Pssst ! Ricky ! Ricky, t’es là ? » Il titube jusqu’à ses vêtements, se cogne le pied contre un coin de table.

Bien que tous les jurons possibles lui traversent l’esprit, Asher parvient à entendre la voix de son ami. C’est une bonne nouvelle, ça veut dire qu’il est toujours en vie et qu’il n’y aura pas besoin de ratisser la ville pour le retrouver. La douleur lui lance dans le bout du pied, si bien qu’il se crispe quelques instants avant de répondre. « I… Ici ! Ici, dans le salon. » Il ne faut que quelques secondes de plus à Derek pour le rejoindre et se gausser de son malheur. Asher se prêterait bien à la rigolade, lui aussi, s’il n’avait pas déjà l’impression d’avoir un marteau-piqueur dans le crâne. Il se contente d’enfiler ses vêtements, puis de hausser bêtement les épaules lorsque la fameuse question arrive : où est-ce qu’ils peuvent bien s’être retrouvés ? « Je sais pas, mais je suis content de savoir que tu es en un seul morceau. Pas de cicatrice dans le bas du dos ? » Ce serait drôle dans d’autres circonstances, mais avec le peu d’informations qu’ils avaient sur l’instant il fallait rester ouvert à toutes les possibilités. Ash retourne la pièce à la recherche de son portefeuille, première pièce manquante à l’attirail qu’il trimballe toujours sur lui, pendant que Derek s’inquiète de découvrir un cheveu, long, qui ne lui appartient de toute évidence pas. « Meeeerde. Il y avait quelqu’un d’autre, avec toi, quand tu t’es réveillé ? » Il s’arrête net, comme s’il fallait désormais être le plus silencieux possible. Son ami lui répond par la négative, alors histoire de ne pas s’inquiéter plus longtemps - ou plutôt de ne pas craindre de se faire tirer dessus pour violation de domicile, il décide de monter une à une les marches de l’escalier pour aller s’assurer que personne n’est endormi à l’étage. Son ami le suit de près, et une fois arrivés tous les deux en haut, il ne leur faut pas longtemps pour entendre des ronflements s’échapper de l’une des chambres, dont la porte est entrouverte. Asher n’arrive pas à distinguer s’il s’agit là d’un homme ou d’une femme, mais une chose est sûre : c’est quelqu’un qui n’a aucune notion du respect du sommeil des autres. « Elle ronfle comme un ours ! Où est-ce qu’on est tombés, là ? », qu’il chuchote à son camarade de beuverie. Il essaye bien de se convaincre que c’est la dernière fois, comme d’habitude, mais il est aussi intimement convaincu que ce ne sera pas le cas et qu’ils seront repartis de plus belle à la prochaine occasion. Il s’arrête dans le couloir, fouille une dernière fois ses poches pour vérifier ce qu’il peut bien lui manquer d’autre. « J’ai pas trouvé mon portefeuille en bas, et mes clés de voiture non plus. Je crois qu’il va falloir qu’on entre pour vérifier. » Et comme ça ressemble en tout point à la tanière d’un ogre, une partie de pierre papier ciseaux ne serait pas de refus.

Bonne nouvelle ! Ricky est en un seul morceau, aucun organe ne manque à l’appel et il n’a pas été lobotomisé non plus. Malheureusement, ce n’est pas ça qui les aide à faire le point sur la situation actuelle. Ils sont dans une maison qu’ils ne connaissent pas, certaines de leurs affaires ont disparu et, la cerise sur le gâteau, ils n’ont pas passé la nuit seuls. Derek n’a pas vu âme qui vive à son réveil, et c’est à se demander si on ne les a pas volontairement enfermés ici. Comme dans un opus de Saw. « Je ne sais pas combien de temps je vais m’y tenir, mais je tiens quand même à le dire : c’était la dernière. Maintenant, je ne boirai plus que du jus de prune. » Parce que mine de rien, ça commence à faire beaucoup de drôles de situations dans lesquelles il se retrouve à cause de l’alcool.

Ils décident de se lancer dans l’exploration de l’étage, où Asher espère trouver son portefeuille et, surtout, les clés de la voiture. Ils montent les marches une à une, sous les ronflements de ce qu’il estime alors être une femme. Une fois en haut, c’est Derek qui ouvre la voie. Il pousse délicatement la porte de la chambre, s’aventure dans celle-ci tandis que l’australien lui emboîte le pas. Sur le lit se trouve une femme massive, qu’il ne reconnaît pas et qui, il l’espère de tout coeur, dormait déjà au moment où ils se sont retrouvés ici. Il est pris de confusion, tout un tas de questions s’agitent dans sa tête. Il hausse les épaules lorsque Derek l’interroge sur la nuit dernière, parce qu’il n’a aucune réponse à lui apporter : il ne sait pas ce qui s’est passé. Puis les ronflements s’arrêtent, les deux hommes se regardent avec le même air paniqué et Asher manque même de bondir dans les bras de son ami quand la porte claque derrière eux. Faute de mieux, il lève les mains avant de se mettre à crier. « C’est un malentendu ! Vraiment, un malentendu ! Je suis persuadé d’avoir laissé mes clés ici, je veux juste les récupérer et vous ne nous reverrez plus jamais ! » La femme était là, derrière eux, et les tenait en joue avec un fusil de chasse.

En y repensant à deux fois, Asher n’avait pas de jus de prune chez lui non plus. En fait, il n’était même pas sûr d’en avoir déjà goûté ne serait-ce qu’une fois. Ce n’est pas avec Derek que ça arrivera, parce qu’à deux ils ne sont bons qu’à boire des spiritueux et finir dans des situations plus improbables les unes que les autres. Comme ces cow-boys qui commencent la soirée au saloon pour la terminer avec les cochons. Malgré le mal de crâne et le brouillard dans lequel il est, Asher se surprend à rire aux plaisanteries de son ami. Peut-être qu’il a encore un peu d’alcool dans le sang, tiens. « C’était pas vraiment la peine de le préciser, j’ai goûté à peu près tout ce que tu caches dans ta cave et je me rappelle pas être tombé une seule fois sur un truc qui n'était pas composé d’au moins trois quarts d’alcool. » Et puis, à l’évidence, personne ne range jamais de jus de prune dans une cave comme celle de Derek.

C’était une drôle de maison dans laquelle ils s’étaient réveillés, et l’absence de souvenirs en ce qui concerne la soirée de la veille n’aidait en rien nos deux copains de boisson à retrouver leurs affaires. Asher se veut silencieux, mais c’est difficile : il manque de tomber dans l’escalier à plusieurs reprises, tâtonne pour trouver son chemin dans le couloir sombre. C’est Derek qui prend les devants, entre dans la chambre d’où proviennent des ronflements inhumains et s’aperçoit le premier du traquenard dans lequel ils venaient de s’aventurer. La porte claque derrière eux, une nouvelle femme se joint à cette scène abracadabrantesque et les tient en joue avec un fusil de chasse. Island Bay est un coin tranquille, où les chances de se faire menacer par une arme à feu sont très minces. C’est la raison pour laquelle Asher réagit très mal, se met à supplier la femme de les laisser récupérer leurs affaires pour ensuite disparaître à jamais. Avec un accent que Asher soupçonne d’être russe, elle menace les deux amis en agitant le bout du canon. Il sent aussi Derek se rapprocher de lui, ce qui donne au réalisateur un boost de confiance en soi qui n’est malheureusement que de passage. Ils pourraient bien se saisir de l’arme, à eux deux, mais les risques étaient tellement immenses que l’idée ne mit pas longtemps à traverser la tête d’Asher. Derek, lui, préfère tenter de désamorcer la situation par la parole. Asher se contente de hocher la tête à chacun de ses propos, et d’autant plus lorsque Derek lui propose de se saisir du portefeuille puis de prendre ses jambes à son cou. Malheureusement, l’autre femme revient à la charge en déblatant des histoires de mallette qu’ils lui auraient volée. Une nouvelle fois, Asher se fait la promesse d’arrêter de boire dès qu’il sera de retour chez lui - s’il y parvient un jour. Il se demande aussi ce qu’il peut bien y avoir dans cette fameuse mallette. Avec le même air confus que son ami, il bégaie quelques mots. « Une mallette ? Je ne sais pas, je ne me souviens plus. Peut-être… peut-être dans le coffre de la voiture ? Vous permettez que je prenne mes clés, qu’on y jette un coup d'œil ? » Qui sait, peut-être que la mallette était vraiment dans le coffre. Et si ce n’était pas le cas, alors peut-être auraient-ils une chance de s’enfuir avant que la situation ne dérape. « On vient avec vous. Tu prends tes clés, puis vous marchez tous les deux jusqu’à la voiture. On vous surveille. » Ni une ni deux, Asher se jette sur son portefeuille, au fond duquel il trouve le fameux jeu de clés. Aux côtés de Derek, il descend l’escalier et sort de la maison. C’est alors qu’il réalise : ils ne sont ni à Island Bay, ni à Wellington, ni à Auckland. Ils sont dans un petit domaine, au beau milieu d’une forêt qui rappelle justement celle à côté de laquelle ils avaient trouvé cette fameuse distillerie. La voiture est garée devant, alors Asher fait quelques pas hésitants, déverrouille le coffre avant de s’apercevoir qu’il y a bel et bien une mallette. Vide.

Mesdames, messieurs, le clou du spectacle ! Une mallette vidée de son contenu, on ne sait trop quel contenu d’ailleurs, qui ne signifiait rien d’autre que l’arrêt de mort de nos deux messieurs. S’il s’était d’abord inquiété pour sa voiture, Asher n’en avait maintenant plus rien à faire : c’est à sa vie, qu’il tenait, et à celle de son ami également. Parfois, avoir un flingue pointé dans sa direction remet les idées en place. Bouche-bée, il observe Derek remplir la valise avec le premier truc trouvé à portée de main, un pull, et mettre en place tout un plan d’action qui se clarifie tandis que les deux femmes perdent patience. L’Australien avait écouté le plan avec attention : ils allaient les agresser à coup de mallette, suite à quoi ils les délesteraient du poids de leur arme. C’était du suicide, mais ils n’avaient pas cinquante options non plus. Avec un peu de chance, peut-être que le fusil est factice. Tandis que Derek fait affaire, Asher déglutit et essuie les grosses gouttes qui perlent sur son front, prêt à passer à l’acte dès que la valise volera en direction des deux femmes. Elles semblaient réticentes au début, mais elles finissent tout de même par décharger l’arme : c’est le moment.

Derek jette la mallette dans leur direction, tandis qu’Asher se rue vers les deux femmes. Mais quelque chose ne colle pas, il entend Derek courir dans l’autre direction. Mince, qu’est-ce qu’il fait le con ? Pas le temps de s’arrêter, Asher se saisit de l’arme et commence à batailler avec la russe, comme s’il s’agissait d’un goûter dans une cour de récré. « D… Derek ! Où est-ce que tu vas ?! » Peut-être qu’il avait mal compris le plan, en tout cas c’était trop tard pour faire machine arrière. Elles auraient vite fait de recharger le fusil et de le tirer comme un lapin. Il arrive à se saisir de l’arme, avec l’aide de son ami, et très vite, il recule de quelques pas. La lourdeur de l’arme dans ses mains lui fait prendre conscience que c’est probablement une carabine à plomb, ou quelque chose du genre. Peut-être même qu’il reste une cartouche dans la chambre, au cas où il devrait tirer en l’air pour mettre fin à tout élan d'héroïsme de la part des ravisseurs. « Il faut qu’tu récupères les clés et le portefeuille, dans la chambre. Je veux filer loin d’ici, et vite. Je les surveille. » Il fait glisser le chargeur jusqu’à lui, à l’aide de son pied. « C’est pas un vrai fusil, c’est un truc qui tire du plomb ou des balles à blanc. Je pense que c’est assez pour empêcher ces belles créatures de s’attaquer à nous. » Avec un peu de chance, il ne leur restait que quelques minutes avant d’être loins d’ici.

Derek redescend avec les clés, alors Asher monte en voiture, attend que son ami fasse de même, puis démarre. Quel doux bruit. Il décharge une nouvelle fois le fusil, le jette par la fenêtre et garde le chargeur sur le tableau de bord. Il démarre en trombe, passe la main par la vitre avant de hurler « Ciao, bellissima ! ». Bientôt, ils sont déjà loin du trou à rat où ils ont atterri, et ils peuvent se rendre compte qu’ils n’étaient qu’à quelques minutes d’Auckland, là où le communisme a semble-t-il survécu.