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Ça fait bien six mois que Frank est dans ses travaux, et il faut bien avouer que ça commence à faire beaucoup de travail pour un seul homme. Son tableau électrique n’est plus à jour depuis belle lurette, ses canalisations ne sont plus toutes jeunes et le bois de la bâtisse a grand besoin d’un coup de neuf aussi. C’est pour ça qu’il a embauché Derek et, même s’il n’était pas très branché sur ce point, deux de ses apprentis. Il touche sa bille en menuiserie, mais il a l’avantage de facturer moins cher qu’un vrai artisan et c’est le gros plus qui a motivé Frank à l’appeler. Il se trouve que la maison doit être finalisée d’ici le début de l’année prochaine, parce qu’il est bien conscient que ça devient insupportable pour Sarah, chaque fois qu’elle vient à la maison. C’était plus simple au début, parce qu’elle portait un peu d’intérêt à tout ce qu’elle voyait son père faire, mais maintenant, c’est simplement du bruit qui lui agresse les oreilles toute la journée. Ça, c’est la raison pour laquelle Frank ne manque pas de secouer Derek chaque fois qu’il traîne à arriver, et d’ailleurs, il a bien senti que ça commençait à mettre le menuisier de mauvais poil. Mais qu’importe, il est là parce qu’il a un travail à faire, et il a intérêt à s’y coller s’il veut continuer d’être payé.

En rentrant du travail ce jour-là, Frank eut l’agréable surprise de voir que Derek était déjà là - et bien oui, il lui avait laissé un double des clés pour qu’il puisse commencer à travailler plus vite. Il salua chacun des hommes présents sur le chantier l’un après l’autre, jusqu’à finalement arriver près de l’établi du menuisier. Il tendit la main pour saluer celui-là aussi, avant de la glisser dans sa poche et de visualiser ce que ça allait bien pouvoir donner une fois le dressing en place. Frank, en bon bricoleur, avait ce talent. « Ça s’annonce bien, dites-moi. C’est du super boulot, j’ai bien fait de vous faire confiance sur ce coup là. » Et ce n’était pas du sarcasme, il était vraiment satisfait du travail accompli et de voir la maison commencer à exprimer tout son potentiel. Ça allait être l’endroit parfait pour accueillir Sarah, occasionnellement Noomi, tant qu’elle ne passe pas la porte, et ses amis. La plupart des ouvriers étaient sur le point de ranger leurs affaires, le jour commençant à se coucher et leur vie familiale les appelant à vite retourner chez eux. Comme Derek n’avait pas l’air plus pressé que ça de partir, Frank jugea qu’il pourrait être cool de se montrer un peu plus aimable qu’il ne l’est parfois. « Il doit me rester quelques bières au frigo, ça vous dit ? » Ce qu’il ne précise pas, c’est qu’il a de nouveaux projets en tête pour monsieur Haynes.

Encore une fois, Derek fait preuve de qualités rares et appréciables : en plus d’être professionnel et minutieux, Frank apprend cette fois qu’il sait se montrer humble. Il est peut-être un peu vieux jeu vis-à-vis des gens qui travaillent pour lui, peut-être aussi qu’il leur en demande trop. Qu’importe, tout ce qui compte c’est que la maison soit fonctionnelle, propre et sûre, et qu’elle puisse permettre à Frank d’accueillir Sarah comme il se doit. Pour marquer le coup, il décide d’inviter Derek à prendre une bière, après avoir terminé ses heures bien sûr - notre vétéran n’allait tout de même pas lui proposer une bière tout en le payant pour la boire. Il se dirige vers son frigo, attrape deux canettes qu’il décapsule avec le briquet dans sa poche et qu’il apporte ensuite dans le salon. Il s’enfonce dans son fauteuil, lève la bière au-dessus de sa tête pour annoncer la dégustation ouverte. Du même œil de bricoleur que Frank, Derek observe la pièce et visualise le chantier terminé. Frank tire la bière de ses lèvres en hochant vivement la tête, avec l’air fier d’un homme qui a fait une affaire en or. « C’est vrai. La perle rare, comme on dit. L’ancien proprio était un ami de mes vieux, et comme j’ai dû revenir un peu en urgence, il m’a fait une offre. Le genre qu'on ne peut pas refuser, tout ça tout ça. » Avec un peu de chance, Derek connaissait déjà la réplique. Contrairement à ce que le menuisier pouvait penser, Frank ne s’apprêtait pas du tout à héberger une tripotée de marmots. Ce serait le comble tiens, puisqu’il déteste ça. Il ne le prend pas mal cependant, parce qu’il est bien conscient que la maison, même si elle n’est pas fort grande, ne laisse pas penser qu’ils comptent y vivre à deux, et seulement de temps en temps. « C’est là que vous vous trompez ! En fait, il n’y a que ma petite fille et moi. Elle s’appelle Sarah, un vrai cadeau du Ciel. » Si leurs débuts avaient été difficiles, il le pensait désormais.

Tiens, ça lui fait penser qu’il n’a pas trop eu l’occasion de discuter avec Derek en dehors des travaux. Un menuisier sous la main, c’est toujours utile. Et puis, c’est toujours plus agréable que d’avoir une relation de patron à employé. Si c’est comme ça que ça se dit dans le milieu. « J’ai beaucoup de respect pour les gars comme vous. J’ai vécu à Miami ces dernières années, et moi aussi j’ai essayé de monter ma boîte. J’ai travaillé au black pendant deux ans, avant de me décider, mais ça n'a jamais vraiment décollé parce que les banques étaient pas prêtes à donner de l’argent pour un vétéran. » Il hausse les épaules, puis boit une nouvelle gorgée de sa bière. « En tout cas, si vous êtes toujours partant, j’aurai encore quelques petits trucs à vous faire faire, avant que tout ne soit à ma convenance. » Autant demander tout de suite, parce que si Derek n’est pas décidé à travailler un peu plus longtemps ici, autant reprendre la bière et lui mettre un bon coup de pied au cul pour qu’il déblaie le plancher.

En effet, pour le coup c’est une belle affaire qu’à fait Frank. Comme il n’a pas la négoce dans le sang, c’est une bonne chose qu’il puisse compter sur sa famille alors qu’il s’est mis dans cette galère tout seul. Il faut dire que malgré tout, sa mère était curieuse de faire la connaissance de Sarah. Il se gardera bien de le dire à sa fille, mais cette année, il ne pourra pas la couvrir de cadeaux comme l’année précédente - enfin ça c’est ce qu’il croit, parce qu’au fond, il finira par craquer. En parlant d’argent, Frank explique au menuisier qu’il voulait monter sa boîte aussi, fut un temps. Il n’avait pas réussi à réunir les fonds nécessaires, et les banques avec lesquelles il avait pris rendez-vous ne voulaient pas le suivre sur ce projet à cause de sa situation de vétéran de l’armée. Ça l’avait bien ennuyé, mais il comprenait. Et puis, il est bien content de ne pas être allé au bout de ses idées en fin de compte, parce qu’il n’aurait jamais pu se permettre de revenir ici avec Sarah. Il aurait dû la voir grandir de loin, alors même qu’il ne l’a pas vue naître, faire ses premiers pas et dire ses premiers mots. Tout en buvant une gorgée de sa bière, il pointe son doigt en direction de Derek alors que celui-ci casse du sucre sur le dos des banques et de leur talent pour lâcher les gens dans le besoin. « Ça va dans les deux sens. Je déteste les bureaucrates, ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez parce qu’ils veulent toujours tout, tout de suite. Et puis, ça m’est passé depuis. J’aime autant filer un coup de main à un voisin ou à un ami de temps en temps. » Il apprend au passage qu’à côté de ses extras en tant que menuisier, Derek est ostéopathe. Intéressant, et inattendu. « La menuiserie c’est de famille, alors ? C’est une bonne chose, c’est toujours un plus d’avoir des bricoleurs pour nous apprendre des trucs. » Et il pèse ses mots, le policier. Il était bien content de savoir monter des étagères, des armoires et tout un tas d’autres casse-têtes Ikea, quand il a pris son premier appartement.

En tout cas, maintenant qu’il avait un atout tel que Derek sous la main, Frank n’allait tout de même pas le lâcher de sitôt. Il avait remarqué quelques défauts sur les décorations du plafond du salon, un petit quelque chose qui n’était vraisemblablement pas là la dernière fois qu’il avait regardé. C’était peut-être une faute d’inattention de la part des autres ouvriers, peut-être l’électricien, et il priait fort pour que ce soit le cas plutôt qu’un travail baclé de la part du menuisier et de ses apprentis. Mais il se devait tout de même de le dire, alors quand Derek l’interrogea sur ce fameux travail en supplément, le dernier d’une longue série, Frank posa sa bière sur la table puis se leva. « Venez, je vais vous montrer. » Il fait signe au barbu de le suivre, puis se dirige vers le salon. Il indique la griffe sur le bois, comme si quelqu’un avait commencé à scier l’ouvrage, puis croise les bras. « Je n’accuse personne, hein. Mais ça, c’était pas là la dernière fois. » Il s’assied sur le bord de la table, contemplant avec un air aigri la vilaine marque sur le bois. « Peut-être que c’est l’un de vos petits jeunes, peut-être aussi que c’est un autre ouvrier qui est passé. En tout cas, je vous le redis, c’était pas là la dernière fois. » Et il faut comprendre : ça vous dérangerait de le refaire ? Sinon quoi, Frank bottera toute la petite équipe dehors à grands coups de pied. Il signera un nouveau chèque s’il le faut, mais pour cette fois, il ne va pas se gêner d’essayer de négocier un prix.

Maintenant que Derek en avait parlé, Frank commençait à peu près à situer l’affaire familiale du menuisier. Il faut dire qu’il avait parcouru Island Bay de long en large pendant des années et des années, si bien que la simple évocation d’un nom de rue lui suffisait pour s’en faire une représentation mentale. Monsieur Cortès aurait lui aussi aimé avoir une figure paternelle pour lui apprendre un métier, pour partager une passion quelconque avec lui et lui transmettre tout son savoir sur le sujet, toute sa soif d’en apprendre toujours plus. À la place, il a eu un beau-père insupportable qui n’a jamais été intéressé par les formes de sa mère et par le fait qu’elle soit peu regardante quand il s’agit de lui apporter des bières pendant qu’il regarde le rugby à la télévision. Frank l’a longtemps détesté, jusqu’au beau jour où, en rentrant à la maison, il apprit qu’il allait être envoyé à l’armée - et non, surprise mon bon Frankie, ça n’arrive pas que dans les films. Il aurait pu le tuer ce jour-là, parce que ça allait aussi lui bouffer tout le temps libre qu’il pouvait passer avec ses amis, mais aussi et surtout avec Noomi. Il a toujours évité de se pointer à la maison quand Daniel était là, par la suite. Il a continué de le haïr de toutes ses forces, de lui en faire voir de toutes les couleurs chaque fois qu’ils étaient amenés à se voir, puis ce n’est qu’après avoir abandonné une Noomi à quelques mois de devenir mère qu’il s’est rendu compte qu’il ne valait guère mieux. Ça, c’était pour le point histoire. Frank tenait sa canette de bière par le goulot et dessinait des cercles en clôturant ce sujet de conversation. « Bien sûr, je vois où c’est. Je n’avais pas fait le rapprochement, mais maintenant que vous le dites... » Il visualisait même très clairement l’atelier des Haynes puisqu’il avait l’habitude de passer par-là lors de la dernière affaire sur laquelle il a travaillé.

En tout cas, s’il n’avait rien à reprocher à ces fameux artisans pour l’instant - en dehors de leurs honoraires exorbitants -, les choses venaient de changer. Il y a eu de la casse dans le salon, une griffure sur les décorations en bois du plafond qui avait pourtant été retravaillé dernièrement. Il n’est pas sûr que ce soit de la faute des apprentis de Derek, ça ressemble plutôt une inattention de l’électricien, mais ça n’empêche qu’il doit lui demander de retravailler ça. Frank est du genre pointilleux, oui. En revanche, s’il tient à ce que ce soit fait, ce n’est pas non plus d’une urgence capitale contrairement à ce que semble penser Derek. Il tend une main et la bière devant lui histoire d’effacer tout doute dans l’esprit du menuisier. « Oh non non, vous emballez pas comme ça. Ça peut attendre. » Heureusement, Frank n’a rien remarqué d’autre. Et tant mieux d’ailleurs, il n’aurait certainement pas offert une bière fraîche à Derek s’il avait trouvé une éraflure sur son parquet. « Non, pas la peine. J’ai pas tout inspecté non plus, je vous avoue que j’ai vraiment autre chose à faire quand je rentre du travail. Vous bossez vraiment bien, je vous fais confiance. Et puis si vraiment j’ai un problème… j’aurai pas de mal à vous retrouver, vous êtes sur les hauteurs de South Bay. » Comme quoi, il était aussi capable de faire preuve d’humour. Sauf que ça ne suffit pas, Derek mentionne ses apprentis et leurs compétences encore bancales. Ça y est, Frank est certain de l’avoir contrarié. « Oh mais vous savez, faut pas le prendre comme ça. Je fais un peu brut de décoffrage parfois, je sais, et je tiens vraiment à ce que ma fille soit bien ici, c’est tout. Laissons les jeunes travailler. Ils en veulent, ça se voit. » Et puis, tout le monde commençait à voir le bout du chantier. C’était presque devenu une habitude de voir Derek et ses apprentis pendant les jours de semaine, et ça allait faire tout drôle à Frank de se retrouver seul chez lui en rentrant du boulot, les jours où il ne garde pas Sarah.