jouer cartes sur table (ezra #2)

Mes bras pendent le long du canapé et je lâche un profond soupir en entendant mon alarme. Voilà déjà une semaine que je suis de retour en ville, et je ne l’ai pas vu passer. Tout s’est passé trop vite : mes débuts au cabinet, mes retrouvailles – difficiles, avec mes parents, l'ameublement de mon appartement… Et la reprise de contact avec Elliott. Après notre moment de retrouvailles, j’ai laissé passer quelques jours avant de la relancer pour lui donner des explications. Des messages, envoyés via instagram, afin de décider du moment le plus simple pour elle. Ce moment, c’est aujourd’hui, et ça tombe bien, puisque c’est mon jour de repos au cabinet. J’en ai profité pour faire une longue grasse matinée, puis relire l’intégralité des lettres qu’elle m’a envoyées. En effet, ses sentiments étaient clairs depuis sa première lettre. Je lâche à nouveau un soupir en y pensant avant de prendre mon courage à deux mains pour me lever du divan et aller me préparer. J’enfile des vêtements basiques et passe par la salle de bain histoire de m’assurer d’être un minimum présentable. Rien ne sert d’en faire trop, ce n’est pas mon genre de toute façon.

14h05, Elliott devrait arriver dans dix minutes et je suis en avance. Volontairement, je lui ai donné rendez-vous dans notre café préféré, à l’époque. Nous aimions venir ici après les cours pour boire un café ou un soda et refaire le monde avec nos idées. Je souris en y pensant mais très vite, mon stress m’enlève ce sourire. Les minutes passent et mon cœur se met à battre la chamade : mon discours d’excuse et d’explication tourne en boucle dans ma tête. Lui expliquer que j’ai eu peur. Peur de ce que les autres auraient pu penser. Peur d’assumer mon homosexualité. Lui dire que je n’ai pas pris conscience des années qui passaient. Que j’avais honte de revenir. Puis, que la naissance de Mila, m’a déstabilisé. Puis que j’ai eu peur de la maladie d’Isaac. Puis de son décès. Mais que maintenant, je suis prête, et que même si c’est sans doute trop tard pour une quelconque histoire entre nous, que son amitié manque à ma vie. En dix ans, je ne l’ai jamais oublié et je dois bien avouer que je me rends compte désormais qu’une part de moi était restée à Island Bay. J’aimerai vraiment renouer contact avec elle… et apprendre à savoir ce qu’elle est devenue, et rencontrer Mila. Elle est la seule chose qu’il me reste de mon frère, après tout. Je ne rattraperai pas le temps, mais j’aimerai ne pas le laisser me filer entre les doigts, comme ces dix dernières années. Je respire un bon coup et je suis sortie de mes pensées en voyant arriver la jeune femme au loin. Ok, c’est le moment d’affronter et d’assumer. Je m’approche d’elle en souriant légèrement. “Bonjour Elliott. Ça va ?” demandais-je, sincèrement. Ce sont des commodités, mais je m’intéresse réellement à elle. Il serait temps au bout de dix ans… C’est même un peu culottée, mais tant pis. “Merci d’avoir accepté de me revoir.” Je lève les yeux vers elle. Elle n’y était pas obligée mais j’avoue être rassurée à l’idée de pouvoir lui apporter de vraies explications. Après tout, c’est pour cela que je suis de retour en ville.

Ces messages Instagram tournent en boucle dans ma tête, au point même que j’ai du mal à trouver le sommeil certains soirs. Pourquoi est-elle revenue ? Pourquoi est-elle réellement partie si les sentiments que j’éprouvais pour elle, à l’époque, étaient finalement réciproques ? Je sais bien qu’elle est la seule à pouvoir me donner des réponses à ces questions, à ce rendez-vous justement, mais je ne peux m’empêcher de me demander si c’est vraiment bien d’y aller. Si vraiment je lui fais un faux-plan, est-ce qu’elle pourra m’en vouloir ? De nouvelles vingt-quatre heures passent et je balaye cette idée de mon esprit : si je veux mettre tout cela derrière moi, alors autant l’affronter une nouvelle fois. Une dernière fois ? Seul l’avenir nous le dira. Le matin du rendez-vous, je me sens bizarre, stressée sûrement. Et même si j’essaye de me convaincre que c’est une journée comme les autres, rien n’y fait. Il faut dire que je me suis réveillée plus tôt qu’à mon habitude, tout ça pour trouver la tenue que je pourrais porter pour l’occasion. Quelle occasion au juste ? Je ne sais même pas, je crois que je me prends juste trop la tête. C’est d’ailleurs la seule justification que je trouve aux dizaines de vêtements étendus sur mon lit, qui n’attendent qu’une chose : que je les choisisse. Pourtant, après de longues minutes d’hésitation, je finis par ranger tout ce que j’avais sorti. À quoi bon rendre ce moment spécial ? Il s’agit d’un rendez-vous comme un autre et les tenues que je mets habituellement pour aller au boulot seront suffisantes. En parlant de lui.. si nous avons choisi aujourd’hui avec Ezra, c’est notamment parce que je ne travaille que le matin et que j’ai donc plus de facilités à me rendre disponible l’après-midi – surtout que Mila est encore à l’école à ces heures-là. Un dernier message échangé me permet de connaître l’endroit où nous nous retrouvons et forcément, ça fait tilt rapidement. C’est bien pour cela qu’arrivée devant l’établissement, j’hésite encore. Ce lieu est rempli de souvenirs, je le sais et mon ancienne meilleure amie aussi. D’ailleurs, je suspecte que son choix se soit porté dessus pour cette raison. Après plusieurs minutes et une grande inspiration, je me décide enfin à pousser la porte du café. Je salue les employés et leur offre un sourire chaleureux, avant de chercher la brune dans la salle. Cela fait des années que je ne suis pas venue ici, depuis le départ d’Ezra pour être honnête, mais l’endroit n’a pas vraiment changé. Sans trop d’hésitation, je m’avance vers une table où se trouve une femme seule. Même de dos, même dans le noir, j’aurais été capable de la reconnaître. « Salut. Je vais bien, merci. » Dis-je, en risquant un sourire timide. « Et toi ? » Je dépose ma veste sur le dossier de la chaise, avant de prendre place dessus. « De rien. » Ezra me remercie d’être là. Si seulement elle savait le nombre de fois où j’ai voulu envoyer un message pour annuler.. « Tu semblais tenir à ces explications, il aurait été dommage de passer à côté. » Cette fois-ci, je hausse légèrement les épaules. Plus j’aurais l’air détachée et plus je le serais vraiment, non ? Malheureusement, ce n’est pas comme ça que les choses fonctionnent. « Est-ce que tu as déjà commandé quelque chose ? »

Me retrouver ici, dans ce café, me rend nostalgique. Les souvenirs de mon adolescence avec Elliott remontent. C’est étrange d’être ici, avec elle, quand on sait tout ce qu’il s’est passé. Si ce lieu me rassure, il semble figé dans le temps : rien n’a vraiment changé, si ce n’est les serveurs, et encore. Elliott ne tarde pas à me rejoindre à la table et je lui souris. “Oui, ça va, aussi.” dis-je, simplement, sans entrer dans les détails. De toute façon, nous ne sommes pas là pour cela. Je remercie Elliott d’avoir accepté de me revoir et sa réponse me fait sourire un peu. En effet, je tiens à mes explications, j’ai besoin de passer à autre chose et je pense qu’elle mérite des raisons claires à mon départ. J’espère simplement qu’elle comprendra pourquoi je suis partie, pourquoi je ne suis pas revenue mais surtout pourquoi je reviens maintenant… Il ne faut pas se leurrer, j’imagine que ça ne sera pas aussi simple que dans ma tête, mais je garde espoir. “Non je t’attendais avant de commander. Tu as une idée de ce que tu veux ?” Je lève la tête vers elle, puis vers la serveuse qui s’avance vers nous. J’ose un “Comme d’habitude ?” en offrant un regard interrogateur à Elliott. De mon côté, j’opte pour un moccacino. J’adorais déjà ça quand nous venions ici et j’ose espérer qu’ils sont encore doués à les faire. Décidément, un brin de nostalgie m’anime.  “Un moccacino s’il-vous-plaît.” J’offre un sourire à la serveuse qui repart vers le comptoir pour nous préparer notre commande. Je ne tarde pas et me tourne à nouveau vers Elliott. J’ai carrément la trouille, mais je ne veux pas perdre de temps. De toute façon, j’imagine qu’elle non plus ne veut pas tourner autour du pot. “Bon… ça ne sert à rien d’attendre plus longtemps. J’mentais pas la dernière fois. Je ne ressentais pas rien pour toi, et ce qu’on a vécu…” Je marque une pause avant de poursuivre. “Ça a compté pour moi aussi. Seulement j’ai eu la trouille, et je suis partie.” Je lâche un profond soupir. En y repensant, j’ai été carrément idiote de faire ça. C’était lâche de ma part mais après tout, n’était-ce pas explicable ? Nous étions adolescentes, je découvrais des sentiments que je ne connaissais pas, ni ne comprenais et… voilà. La serveuse me coupe dans mon élan en nous apportant nos boissons et je bois une gorgée de mon moccacino. God, c’est bouillant, mais toujours aussi bon. “Ils ont pas changé, c’est fou.” Je regarde Elliott en souriant un peu. Arrête de changer de sujet Ezra, merde. Je soupire avant de poursuivre mon explication. “Bref… On s’est embrassées, on a vécu cette nuit-là et au réveil, j’étais terrorisée Elliott. Ce que je ressentais, je l’avais jamais ressenti avant. Ça m’a fichu la frousse. Je comprenais pas d’où venait ce foutu désir pour celle que je pensais être ma meilleure amie.” Je hausse les épaules. “Et puis devoir l’assumer ? En parler à Isaac ? À mes parents ? Merde Elliott, je t’assure que j’ai eu peur, et je suis partie, c’est tout. Chez ma grand-mère, là-bas, on me connaissait pas, on te connaissait pas, et c’était plus facile comme ça.” Je marque un léger temps de pause. J’espère qu’Elliott est en mesure de comprendre ce que j’ai ressenti. Bien-sûr, à l’époque, on aurait pu en parler, trouver des solutions, se soutenir, et affronter ça. À la place, j’ai préféré prendre la solution de facilité et fuir. Je ne peux en vouloir qu’à moi-même.

Est-ce vraiment une bonne idée d’être ici ? D’avoir accepté d’écouter ce qu’elle avait à me dire, au risque de revenir des années en arrière, lorsque mon cœur était encore brisé en mille morceaux ? Je suppose qu’il est maintenant trop tard pour faire marche-arrière et que je n’ai plus qu’à attendre et voir ce que tout cela va donner – en espérant que l’on n’aura pas à me ramasser à la petite cuillère, encore. Lorsque je pousse la porte du café, j’ai un brin de nostalgie qui s’empare de moi. Je ne sais pas si Ezra a choisi cet en droit pour notre rendez-vous en connaissance de cause, sûrement, mais ça fait son petit effet. Positif ? Négatif ? Je ne saurais dire encore. Je dois reconnaître que ça me fait plaisir de revenir ici, après ces nombreuses années. Néanmoins.. à quel prix ? Après un rapide échange de banalités, j’interroge Ezra sur une éventuelle commande passée. Mais non, la jeune femme m’a attendu pour le faire. Elle me demande ce que je veux et très vite, la serveuse arrive. « Un chocolat viennois, merci. » Dis-je, presque difficilement : la dernière question d’Ezra m’a fait perdre mes moyens et je me retrouve presque bête face aux deux femmes. Par chance, personne ne m’en tient rigueur et l’employée repart aussi vite qu’elle n’est arrivée pour préparer notre commande. On pourrait attendre que nos boissons reviennent pour lancer les hostilités, mais qu’est-ce qu’on pourrait bien se dire pour combler le blanc ? Rien. Pas tant que nous serons encore bloquées sur ce qui s’est passé à l’époque. La brune décide de se lancer et évoque les sentiments qu’elle a pu ressentir à l’époque du lycée, des sentiments qui étaient réciproques – chose que j’ai déjà eu l’occasion d’apprendre la dernière fois. Visiblement, j’étais effrayante : c’est par peur qu’elle est partie. J’exagère un peu, je le sais, car je comprends assez vite qu’elle parle de ce qu’elle a pu ressentir. Avant de pouvoir ajouter quoique ce soit, la serveuse revient vers nous. Les deux boissons déposées, nous pouvons reprendre. Bien trop pendue aux lèvres d’Ezra, je n’accorde que peu d’importante à ce chocolat chaud, mais ce n’est pas son cas à elle, qui prend le temps de déguster son moccacino. Elle lance un compliment à l’établissement, puis reprend son récit. Comme je m’y attendais un peu, ce n’est pas moi à proprement parlé qui lui ai fait peur, mais bien les sentiments qu’elle pouvait ressentir à mon égard, et tout ce que cela impliquait. Je la laisse finir, écouter qu’elle a pris le chemin le plus simple, en partant, avant d’enfin décider à parler. « Est-ce que tu as pensé à moi ? Rien qu’une seconde.. Tout ce qui t’effrayait, j’ai dû y faire face, seule. » Alors que si elle était restée, nous aurions pu y faire face ensemble. Nous aurions pu découvrir ce qui se cachait vraiment derrière ce baiser et cette nuit, avant d’aborder les solutions qui s’offraient à nous. Mais non.. Après, pour être honnête, je ne peux pas vraiment lui en vouloir pour ça. Nous sommes tous différents et Ezra n’est pas la première à prendre peur sous prétexte qu’elle ne rentre pas dans les cases que la société a défini il y a des centaines d’années maintenant. « Isaac n’a jamais eu de mal avec ça, pas avec moi en tout cas. » Mais je n’étais qu’une ancienne petite amie pour lui, devenue amie. Peut-être que les choses auraient été différentes avec Ezra, nous ne le saurons jamais vraiment. « Et le silence radio, c’était pourquoi ? Tu ne voulais plus affaire à moi ? »

Revenir dans ce café me plonge dans la nostalgie des belles années. L’adolescence, quand j’étais encore ici, quand je n’avais pas encore fui et quand Elliott ne me détestait pas encore. Les explications ne sont pas faciles à donner et je remercierai presque la serveuse de me couper à deux fois, l’une pour prendre la commande, et l’autre pour nous la redéposer. Malgré-tout, je termine par raconter mes sentiments à la jeune femme. J’ai eu peur, terriblement peur d’assumer ce que je ressentais pour elle à l’époque, et je suis partie. À l’entendre, cela paraît presque simple, mais il n’en est rien. “Oui j’ai pensé à toi…” Et j’ai été stupide, pensais-je. À aucun moment je n’ai pensé revenir – ou même rester, pour assumer cela avec elle. Elliott aussi devait se poser tout un tas de questions, mais je ne l’ai même pas pris en compte. Je ne peux m’empêcher de soupirer lorsqu’elle évoque mon frère. Cela ne lui posait peut-être pas de problème avec elle, mais je suis certaine que cela aurait été différent avec moi. “Avec toi peut-être. Avec moi, j’en suis pas si sûre. On ne le saura jamais de toute façon.” Je pousse un nouveau soupir en l’entendant demander des explications pour le silence radio. Il est trop tôt pour lui avouer que j’ai répondu à ses lettres, sans jamais les envoyer. Alors finalement, le temps est une bonne excuse. “Non, ce n’est pas ça. Simplement, le temps est passé… J’ai fait ma vie à San Francisco. J’ai rencontré des femmes, qui m’ont aidé à assumer qui j’étais et à mieux comprendre. Puis les années sont passées, et tu es tombée enceinte d’Isaac.” Cette expression me fait toujours rire. Tomber enceinte. Une chute n’est jamais volontaire, mais être enceinte… ça l’est un peu, quand même. “Je ne m’y attendais pas vraiment, ça a été un choc pour moi… Je…” Je marque une pause. “J’ai eu l’impression qu’il me volait ma place. Ça m’a foutu vénère, et je m’en suis encore plus voulu d’être partie.” Je baisse un peu les yeux pour ne pas affronter son regard. J’aime pas tellement repenser à tout ça, ni paraître faible, j’ai même horreur de ça. “Puis il y a eu son… sa maladie. Il m’a supplié de venir, mais j’ai eu la trouille. Et il est décédé… et là, j’ai été morte de honte. Comment j'aurais pu revenir après ça ? Mes parents m’en veulent encore. Ils m’en voudront toute ma vie, tu les connais.” Je soupire un peu et ravale mes larmes qui essaient de se frayer un chemin vers la sortie. Hors de question d’afficher davantage ma faiblesse, ça suffit. Je marque une nouvelle pause pour boire quelques gorgées de ma boisson en regardant par la fenêtre, au loin. Les explications ne sont pas faciles à donner, vraiment pas. Je ne veux ni le pardon d’Elliott, ni de la compréhension… Je veux simplement passer à autre chose, même si là, j’avoue que j’ai peur de sa réaction. J’ai peur qu’elle m’en mette plein la gueule – et elle aurait raison. “J’ai jamais cessé de penser à toi pendant ces années. Si tu veux tout savoir, je me suis même trompée de prénom plusieurs fois avec mon ex…” Je ricane un peu. Ce détail n’a pas lieu d’être, Ezra, tais-toi. “Je m’excuse Elliott. Sincèrement, je suis désolée. J’ai eu une réaction d’enfant. Mais après tout, on était encore des gamines.” Je lève les yeux vers elle pour scruter sa réaction. Elliott me manque. C’est pour elle que je suis revenue, et l’avoir face à moi semble encore être une illusion. C’est fou, la vie.

Au fond, je sais que je suis en colère de toute cette situation et qu'une partie de moi aura sûrement toujours du mal à mettre toute cette histoire de côté, mais le temps est passé, il a fait son travail et elle mérite au moins que je prenne le temps de l'écouter un peu. On verra un peu plus tard si je ne le regretterais pas. Après tout, on ne sait pas vraiment si je vais apprécier ce qu'elle va dire.. il serait quand même dommage que je me retrouve dans un état pire que celui dans lequel j'ai été à l'époque. Nos boissons servies – et un peu avant même, Ezra m'explique ce qui l'a poussé à fuir comme ça, cette peur d'être différente des autres. Et même si j'arrive parfaitement à comprendre ce qu'elle a pu ressentir ce jour-là, je ne peux m'empêcher de me dire qu'elle est quand même partie, me laissant affronter cet aspect-là de moi, seule. À la question que je lui pose, concernant l'absence totale de nouvelles de sa part, Ezra se justifie. Du moins, elle essaye.. je ne sais pas si quelque chose arrivera vraiment à me faire accepter qu'elle est partie, sans un mot et qu'après, pendant dix ans, elle n'a jamais eu l'occasion de me contacter, même via un simple message. C'est comme si tout d'un coup, j'étais sortie de sa vie et que ça lui allait comme ça. C'est comme ça que j'ai vu les choses, mais de son côté, ça ne semblait pas si évident. Le temps est passé, elle a rencontré des personnes, des femmes pour être plus précise, et l'idée de revenir s'est éloignée. Lorsque je l'entends parler de ces femmes, je ne peux m'empêcher d'être jalouse. Ce n'est sûrement pas raisonnable de ressentir cela mais contrairement à moi, elles ont réussi à faire en sorte qu'Ezra s'accepte comme elle est. Peut-être que je n'étais pas suffisamment spéciale à ses yeux pour réussir à passer ce cap, pas comme elle l'était pour moi en tout cas. Elle parle ensuite d’Isaac et de notre rapide histoire. Une histoire qui a amené Mila dans nos vies, un mal pour un bien comme on dit. De ses parents et de l’impact que j’ai pu avoir dans sa vie, malgré les années. « Tu as eu beaucoup d’histoires ? Avec des femmes ? » Aller sur ce terrain glissant n’est sûrement pas une bonne idée, mais il est maintenant trop tard pour faire marche-arrière. Si elle s’est confiée sur ses derniers, je pense nécessaire de le faire aussi, au sujet de ma relation avec son frère. Il y a des choses que j’ai déjà écrites dans mes lettres, mais il est toujours bon de les rappeler, surtout si elle ne les a pas lues. « Si ça n’a pas fonctionné entre Isaac et moi, c’est parce que.. je n’étais pas amoureuse de lui. Quand j’étais avec lui, c’est à toi que je pensais. » Et cela a duré un certain temps. Longtemps, trop longtemps peut-être même. « Il n’était pas l’enfant Stewart que je voulais vraiment. » Pourtant, c’était le seul des deux qui était vraiment là pour moi. Et ça, pendant de nombreuses années, jusqu’à récemment. « Mais il a toujours été là. Pour moi, pour Mila, et je ne pourrais jamais assez le remercier pour ça. » Plus qu’un amant, c’est finalement devenu un ami. Mon meilleur ami, à la place de sa sœur. À croire qu’ils étaient tous les deux destinés à avoir une part importante dans ma vie. « C’est.. c’était un super papa. Il lui a beaucoup parlé de toi, aussi. » Ce n’est pas parce qu’elle n’était plus là que nous avons tracé un trait sur elle et je crois qu’il est important qu’elle le sache. « Je suis d’ailleurs étonnée qu’elle n’ait pas fait le rapprochement l’autre jour, je trouve que tu n’as pas changée depuis le lycée. » Depuis les dernières photographies qu’Isaac avait d’elle. « Est-ce que tu prévoies de rester dans le coin maintenant ? »

Les explications sont enfin dîtes, et même si j’avoue avoir été maladroite, je me sens déjà mieux. J’avais imaginé des explications un peu différentes, mais finalement, c’est comme ça. J’essaie d’expliquer à Elliott mes peurs d’être différente, puis j’évoque mes relations avec des femmes qui m’ont aidé à accepter. J’ajoute un détail duquel elle aurait pu se passer… mais qui attire visiblement son attention. Ai-je eu beaucoup de relations ? Je n’ai pas tellement envie de répondre. À vrai dire, je n’en sais rien. Des relations sérieuses, je n’en ai eu aucune réelle. Pénélope pourrait compter pour l’une d’elle, mais ça n’a duré que quelques mois. Les autres n’étaient pas vraiment engagées et étaient destinées à la séparation dès le départ. La seule femme ayant réellement élu domicile dans mon cœur se trouve en face de moi, je dois bien l’admettre, même si c’est difficile. Après mes explications, j’ai espoir que mon cœur décide de me lâcher avec cette histoire, pour enfin pouvoir en écrire de nouvelles. Avec elle, ou d’autres. “Quelques-une, mais aucune de vraiment sérieuses. Et toi ? Tu as quelqu’un dans ta vie ?” dis-je, regrettant aussitôt la question que je viens de lui poser. En quoi ça pourrait m’intéresser ? Pourquoi elle voudrait m’en parler ? Le décès d’Isaac est encore récent, c’est presque indécent de lui demander une chose pareille. Même si elle n’a jamais vraiment été amoureuse de lui, d’après ses dires. Je rougis un peu lorsqu’elle évoque l’enfant Stewart qu’elle désirait vraiment. J’ai honte, encore plus, maintenant. Je suis heureuse qu’Isaac ait été là pour Elliott, puis pour Mila. Il m’a remplacé dans sa vie, à sa juste mesure, et je suis rassurée qu’elle ait eu quelqu’un qui prenait soin d’elle. Elle le méritait après tout. Mais maintenant qu’il n’est plus là, qui prend soin d’Elliott et de Mila ? Je ne pourrais pas être cette personne, elle me déteste trop, mais l’idée effleure malgré tout mon esprit. Elliott m’affirme que ma nièce est au courant de mon existence par mon frère et je reste surprise. Il lui a parlé de moi ? Était-ce vrai, ou bien elle me disait ça pour me faire plaisir ? Elliott ne pouvait pas mentir, ce n’était pas son genre. “Ah oui ? J’ai quand même un peu changé. Je suis contente qu’elle soit au courant de mon existence.” Même si j’ai encore plus la trouille d’établir un lien avec la petite maintenant. Qu’est-ce qu’elle s’imagine à mon propos ? Que pense-t-elle de moi ? Une tonne de questions sans réponses se chevauchent dans mon esprit, mais très vite, je suis obligée de penser à autre chose quand mon amie m’interroge sur mes intentions ici. “Oui, je n’ai pas prévu de repartir. Je suis partie trop longtemps et je suis bien décidée à rester. Je suis revenue pour t…” Je m’arrête dans mon élan. Ça suffit les aveux. “J’aimerai rester ici. Mais, si tu préfères que je reparte… je peux aussi. Mais j’aimerai vraiment tenter de rattraper le temps perdu. Avec toi, avec Mila, aussi, si tu l'acceptes.” Je lève les yeux vers Elliott pour lui offrir un léger sourire sincère. Au fond de moi, j’espère réussir à rattraper le temps avec Elliott. Me pardonner, et qu’elle me pardonne. Dans un monde idéal, retrouver notre complicité perdue. Malgré tout, je sais que mes envies ne sont pas les siennes, et ne sont sans doute pas les mêmes. L’espoir fait vivre, comme on dit.

La curiosité est un vilain défaut, tout le monde le sait. Et pourtant, naturellement, dans certaines situations, on fonce droit dedans. C’est mon cas aujourd’hui, avec Ezra. Parce que si ça n’a pas fonctionné avec moi, cela semble avoir fonctionné avec d’autres et j’ai envie de savoir. Pourquoi ? Je ne sais pas exactement, surtout que sa réponse risque de faire plus de mal que de bien. Mais soit.. Sans réelle surprise après ce qu’elle a dit un peu plus tôt, elle m’apprend qu’elle a eu plusieurs histoires, mais rien de sérieux. Un mal pour un bien, dirons-nous, même si cela est censé me faire ni chaud ni froid. Quand elle me retourne la question, je bloque un peu. « Je.. » Je me racle la gorge et viens boire un peu de ma boisson. Prendre un peu de temps pour savoir ce que je dois dire, si je dois le dire. Et puis finalement, je me lance. On n’en est plus là, nous n’en sommes plus aux mensonges maintenant. « Je suis mariée. » Si elle peut savoir beaucoup de choses de ma vie grâce aux lettres que je lui ai envoyées, je sais qu’elle n’est pas au courant de ce détail, car c’est quelque chose que je n’ai jamais mentionné — sûrement parce que ça faisait moins vendeur. « Avec Victor. Je ne sais pas si tu te souviens de lui. » À elle, je pourrais facilement lui expliquer l’envers du décor, le fait qu’il s’agit d’un mariage blanc, je suis sûre qu’elle ne le répéterait pas. Néanmoins, pour l’instant, je décide de garder ça pour moi. Sûrement pour voir sa réaction. Viennent ensuite les sujets d’Isaac et de Mila, un frère disparu et une petite fille qui a bien connaissance de son existence, même si elle ne l’a pas reconnue l’autre jour. C’est assez étonnant selon moi, car plus je regarde la jeune femme, plus je me dis qu’elle est à la même qu’au lycée. Avec quelques années en plus, c’est certain, mais ses traits restent les mêmes, ceux dont je suis tombée amoureuse. Stop Elliott, supprime toi cette idée de la tête et vite. Maintenant que ses explications sont données — au moins en grande partie — je m’intéresse sur la suite. Est-elle simplement de passage ou envisage-t-elle de rester ici désormais ? La deuxième option semble celle choisie, si je l’accepte. Pourtant, ça ne devrait pas dépendre de moi. « Tu es libre de faire ce que tu veux Ezra. Je ne vais pas te dire où tu peux vivre et où tu ne peux pas. Island Bay, c’est chez toi, après tout. » Même s’il manque une partie importante à sa maison : son frère. Nous sommes plusieurs ici à l’avoir fréquenté dans ses derniers moments, Mila, Victor et moi, alors peut-être qu’on pourrait l’aider à se faire à cette absence, comme nous avons nous-mêmes dû le faire. « Qu’est-ce que tu voudrais faire ? Est-ce que tu veux la rencontrer ? » Dis-je, alors qu’elle évoque l’envie de rattraper le temps perdu. Je ne sais pas vraiment si c’est envisageable comme ça, mais je suppose qu’il reste possible de faire quelque chose malgré tout, de lui montrer notre vie actuelle et de l’inclure dedans, au statut et au rythme qu’elle voudra — surtout si elle reste dans les parages : Island Bay n’est pas une si grande ville, on finirait forcément par se recroiser.

Ce n’est pas toujours une bonne chose d’être curieuse. Pourtant, ni moi, ni Elliott, ne pouvons nous en empêcher. Alors que la jeune femme m’interroge sur mes relations avec des femmes, je décide de rester discrète, sans donner trop de détails. Après tout, elle n’a rien à savoir, et je ne préfère pas remuer tout ça. Ça ne donnerait rien de bon. Par réflexe, je finis par lui retourner la question. Est-ce qu’elle a quelqu’un dans sa vie ? Au fond de moi, j’espère que sa réponse tournera à la négative, mais je ne suis pas prête à entendre ce qu’elle s’apprête à m’avouer. Elliott met un peu de temps à répondre et je fronce les sourcils. Cela ne présage rien de bon, et j’ai raison. Sa nouvelle prend l’allure d’une bombe et je déglutis discrètement. Pourquoi est-ce que je réagis ainsi ? Ce n’est pas net. Elliott est mariée. Et en plus, je connais très bien son mari, puisqu’il s’agit de Victor, le meilleur ami d’Isaac. Cette histoire est carrément étrange. Je ne savais pas qu’elle était son genre… ni même qu’il était du style à se marier, en fait. Visiblement, je ne suis plus au courant de ce qu’il se passe dans cette ville et les choses ont changé. J’aurai dû m’en douter, après tout, je suis partie pendant près de dix ans. Je reste quelques minutes silencieuse, avant de laisser échapper quelques mots. “Ah, heu, bah félicitations à vous. Je ne savais pas que vous étiez ensemble. C’est récent, non ?” demandais-je, sous je ne sais quel droit. La vérité, c'est qu'au fond, je suis jalouse de cette nouvelle. Comment ça, mariée ? Avec Victor en plus. Ma curiosité finira bien par me faire du mal, mais tant pis, je dois tirer cette histoire au clair. C’est vraiment louche… ou alors j’ai besoin de le voir comme ça pour éviter d’accepter qu’Elliott est mariée, amoureuse, et heureuse. Je soupire un peu alors que la conversation se poursuit pour parler de mon avenir en ville. Je pourrais repartir, elle n’aurait qu’à me le demander, d’autant plus maintenant que je sais qu’elle est mariée. Mais je suis bien décidée à rester cette fois-ci et à ne plus fuir. Maintenant, il ne s’agit plus seulement de moi, mais je dois assumer mes positions. Celle de fille pour mes parents, les pauvres, qui ne survivraient sans doute pas à une nouvelle fuite de ma part. Puis, à celle de tante, pour Mila. Parce que, que je le veuille ou non, je reste liée à cette petite fille. J’ai réellement envie de la connaître et d’établir une relation avec elle, même si j’ai carrément la trouille. Je n’ai jamais été très doué avec les enfants, et je doute que Mila soit l’exception qui confirme la règle. Du moins, si sa mère me laisse l’approcher, mais je n’en doute pas tellement. “Tu penses que c’est une bonne idée que je sois présente dans sa vie ?” Je lève les yeux vers elle. “Je veux dire, ça ne va pas trop ressasser son passé ?” Je soupire un peu. Je ne voudrais pas débarquer et bouleverser le deuil de Mila ou de qui que ce soit, enfin, si ce n’est déjà pas trop tard. “Mais oui, j’aimerai bien la rencontrer. Officiellement… J’aurai dû la rencontrer bien avant.” Quand il était encore là, pensais-je. Elliott pourrait presque entendre le fond de ma pensée tellement je pense fort. Revenir à Island Bay n’est décidément pas facile et je n’étais pas totalement préparée à tout ça. L’absence d’Isaac. Sa ressemblance avec Mila. Et surtout, ce foutu mariage étrange.

ne me déteste pas de te répondre aussi vite

Mentir à celle à qui je n'aurais pas pu le faire il y a plusieurs années, c'est un peu ironique. Un peu fou. Et pourtant, ça passe. Peut-être parce qu'il y a une part de vérité dans mon mensonge : la bague au doigt, je l'ai bien. C'est juste que derrière, il n'y a pas de sentiment amoureux et il n'y en aura sûrement jamais – malgré l'écart de conduite de l'autre fois. Peut-être que je devrais simplement lui dire la vérité ? Non. Je trouverais ça trop simple. Comme si finalement, j'essayais de la punir en apprenant que je suis mariée. Est-ce que ça pourrait arriver ? Une partie de moi l'espère – pourquoi ? – mais c'est un peu naïf de ma part de compter là-dessus : comme elle l'a déjà souligné, en Amérique, elle a continué sa vie, elle a rencontré des gens, elle s'est acceptée, épanouie. Alors je décide de continuer, de m'enfoncer un peu plus dans mon mensonge. On verra bien où ça nous mène. « Un an, à peu près. » Niveau temporalité, c'est un peu compliqué à définir quand il s'agit d'un faux mariage. Est-ce que je dois parler du mariage en lui-même ou est-ce que je dois parler du début de la relation bidon ? « Les choses ont commencé quand Isaac était encore là. C'est grâce à lui que nous nous sommes rapprochés. » Finalement, le mieux c'est peut-être de rester flou. Ou alors de donner trop de détails, justement. Plus c'est gros, plus ça passe, non ? « Il était ravi de pouvoir nous aider avec les préparatifs, tant qu'il le pouvait. » En faire trop. Peut-être un peu trop même. Mais c'est peut-être un bon moyen pour donner l'impression que tout cela est plus vrai. Est-ce qu'elle irait remettre ma parole en doute, surtout si son frère est mêlé à tout cela ? Et puis, il y a une part de vérité là-dedans. Ça faisait plusieurs années qu'il n'y avait plus de sentiments amoureux et quand cette idée de mariage blanc a germé dans son esprit, il a commencé à mettre tout en œuvre pour que les choses se fassent facilement. Malheureusement, il est parti trop tôt pour voir la finalité de tout cela. Il a raté cet événement et il en ratera de nombreux autres.. notamment avec sa fille. Alors peut-être que je devrais accepter la présence d’Ezra sans broncher : de toutes les personnes présentent sur Terre, elle est sûrement celle qui se rapproche le plus de lui. « Cela lui fera sûrement bizarre au début. » Dix ans, ça reste beaucoup. Elle se demandera sûrement pourquoi elle n’a pas voulu la rencontrer avant, mais il reste encore tant d’années à vivre, il serait dommage de l’en priver d’avantage. « Il lui a fallu du temps après le décès d’Isaac et par rapport aux autres enfants, les choses seront toujours différentes pour elle. Mais malgré les années, tu as toujours ton frère dans la peau. Vous étiez si proches à l’époque, que ce n’est peut-être pas une si mauvaise idée pour elle que tu sois là. » Et puis, ce qui s’est passé entre nous ne devrait pas se mettre entre elles aujourd’hui. Des erreurs de jeunesse, tout le monde en fait, non ? Je n’aurais pas dû l’embrasser, je n’aurais pas dû aller plus loin cette nuit-là. Je n’aurais peut-être pas dû envoyer ces lettres non plus. Mais maintenant il est trop tard pour refaire les choses, alors autant essayer d’avancer comme on peut. « Il a voulu venir un jour, avec elle, aux États-Unis. Il a fini par changer d’avis quand je lui ai dit que tu ne nous voulais sûrement pas là-bas. » Et finalement, à bien y réfléchir, les choses auraient sûrement été gênantes si nous étions tombés sur elle, avec l’une de ses aventures. Bizarre pour Isaac, mais surtout pour moi et je ne sais pas si j’aurais réussi à cacher les émotions qui m’auraient submergée.

La bombe est lancée. Elliott est mariée. Cette nouvelle me bouscule et j’essaie de chercher à comprendre. Je ne m’y attendais pas du tout, je ne l’avais pas envisagé et je me retrouve bredouille face à elle. Une tonne de questions s’accumulent dans ma tête, et la première, c’est depuis combien de temps ? La jeune femme m’explique les débuts et l’engagement d’Isaac, quand il était encore présent. Cette nouvelle ne m’étonne pas vraiment, je connaissais mon frère, et il devait être fou de joie de savoir Elliott amoureuse de son meilleur ami. Même si j’ai du mal à y croire, mon amie a l’air heureuse d’en parler. Je jette un œil à son annulaire gauche et constate sans surprise la bague de mariage. Un objet bien symbolique que je n’avais même pas remarqué… Quelle idiote. “Il devait être content. Il a toujours aimé organiser les événements… Il était bon là-dedans en plus.” Je souris un peu. Isaac a toujours eu l’organisation dans la peau. Quand nous étions enfants, il aimait organiser toutes sortes de choses. Nos anniversaires, des retrouvailles avec nos amis les week-ends, jusqu’à la célèbre fête d’Hanouka. Soudainement, Isaac me manque et je baisse un peu les yeux. La réalité est difficile à encaisser, j’ai du mal à me dire que je ne le reverrai plus. Qu’il est parti, pour toujours. Je soupire et me ressaisit pour relever la tête vers Elliott. “Je suis contente pour toi. Un mariage, c’est toujours cool, et Victor est super, enfin il l’était à l’époque.” Je lui offre un léger sourire et nous changeons un peu de sujet – enfin pas totalement, pour évoquer Mila. J’ai besoin de son avis avant de décider de la rencontrer ou non. Je ne souhaite pas remuer le passé et faire les choses de travers. Elliott m’explique les ressentis de la petite fille, en précisant que ma présence ne peut pas lui faire de mal. Nous étions proches avec Isaac, et j’ai mille souvenirs à lui raconter. Des souvenirs que je suis la seule à lui raconter, à moins qu’Isaac les lui ai dit. “C’est vrai. Je ne suis pas très douée avec les enfants… tu pourras me faire un mode d’emploi. Enfin, ça ne doit pas être trop compliqué quand même, elle est grande.” Je lève un peu les épaules avant de boire une gorgée de ma boisson. Elliott ajoute que mon frère souhaitait me rendre visite aux États-Unis et je fronce les sourcils. Au fond, je comprends pourquoi elle a essayé de le dissuader. Pourtant, il n’aurait pas été mal accueilli. En fuyant aux États-Unis, je me doutais bien que la possibilité de recevoir de la visite était réelle. Ma famille là-bas est aussi la sienne et nous étions proches après tout. J’ai longtemps été surprise de ne pas le voir débarquer. “Ce n’est pas vrai. Vous auriez pu venir, je ne vous aurais pas rejeté, enfin je ne crois pas.” Au fond, je ne peux pas savoir quelle aurait été ma réaction. J’aurai ronchonner, ça c’est certain, mais aurais-je eu le cran de refuser de les voir ? Certainement pas. “Ce sont mes sentiments que j’ai fuis Elliott. Pas Isaac, pas toi, ni Mila. La seule à qui j'ai essayé d'échapper, c'est moi-même.” Mes paroles sont froides. Un peu trop à mon goût, alors je bois à nouveau ma boisson avant de tenter de changer de sujet. “Pour Mila, comment est-ce que tu souhaites procéder ?” Je lève les yeux vers elle.

Je ne pensais pas revoir Ezra, du moins pas de mon vivant. Alors forcément, cette discussion et ses différents sujets sont difficiles à aborder, mais nécessaires. Surtout si elle reste dans le coin et qu’une cohabitation est inévitable. Avec l’arrivée de Mila, nos deux familles se sont liées et je ne peux pas décider de l’ignorer juste avec elle. D’ailleurs, pourquoi est-ce que je voudrais l’ignorer ? Parce qu’avec elle, j’ai des prédispositions pour céder à la tentation et que je pourrais facilement lui offrir le monde rien qu’en plongeant mes yeux dans les siens ? Peut-être. C’est bien pour cela que quand elle me demande où j’en suis dans ma vie sentimentale, je n’hésite pas longtemps avant de parler de Victor. Il ne s’agit pas d’un vrai mariage, mais tout le monde n’est pas au courant de cela et c’est certainement mieux que ce ne soit pas le cas d’Ezra. Pas pour l’instant. Elle finira sûrement par l’apprendre plus tard, quand la situation s’y prêtera un peu plus. Mais en attendant, avec les dix années laissées derrière nous, c’est un peu comme si nous étions des étrangères l’une pour l’autre et parler d’un mariage blanc n’est pas le premier sujet évoqué entre deux "inconnues". Pourtant, si elle me connaît un minimum, elle devrait rapidement comprendre ce qui se passe – en partie au moins – car pour être honnête, je ne me suis jamais vraiment imaginée mariée. La relation catastrophique de mes parents n’aide sûrement pas, même si ma mère est maintenant heureuse avec l’homme qui partage sa vie. Quoiqu’il en soit, avec les années qui sont passées et nos histoires respectives, la relation entre Ezra et moi n’est pas à l’ordre du jour. Alors que celle entre sa nièce et elle peut facilement l’être. « Tu n’auras pas à changer de couches, c’est déjà ça. » Dis-je, amusée, alors qu’elle évoque le besoin d’avoir un mode d’emploi. Pour beaucoup, le temps des couches culottes est le pire, mais comme Mila est déjà en âge d’aller à l’école primaire, c’est un peu comme si Ezra arrivait pour les bons moments. Elle aurait pourtant pu la rencontrer avant, si je n’avais pas eu peur de sa réaction en nous voyant débarquer aux États-Unis. Selon elle, elle ne nous aurait pas fermé la porte au nez. Une supposition puisque la situation ne s’est jamais présentée, alors peut-être que finalement, elle l’aurait fait – surtout si elle pensait qu’Isaac et moi formions une belle et heureuse famille. Nous ne devrions peut-être pas parler de ça, penser comme cela, puisque la seule chose qu’elle semblait vouloir fuir n’est visiblement plus d’actualité aujourd’hui, sinon je suppose qu’elle ne serait pas de retour à Island Bay. « Le mieux, c’est peut-être de voir directement avec elle. » Dis-je, alors qu’elle me demande comment procéder avec sa nièce. « De faire les présentations, déjà. Et de voir ce qu’elle pense de tout cela et comment elle veut faire, si elle veut faire quelque chose. » Comme elle n’est plus si petite, Mila a son mot à dire aussi et je pense qu’elle n’aura aucun mal à le faire si jamais tout cela ne lui convient pas. « Le mieux serait peut-être de se retrouver quelque part, avec elle et de voir. » Si j’invite Ezra chez nous, j’ai bien peur que ça ressemble plus à un piège qu’à autre chose : hormis sa chambre, la petite fille n’aura aucun endroit où se cacher. Dans tous les cas, les présentations devront au moins se faire, et dans l’idéal avant Noël, puisqu’il y a de fortes chances pour qu’elles se croisent chez les parents Stewart, sauf si mon ancienne meilleure amie ne compte pas y aller.

Je n’étais pas préparée à une telle annonce. Elliott, mariée ? Et en plus, avec le meilleur ami de mon frère. Cette nouvelle me surprend et j’ai du mal à y croire. Je demande des détails, et même si Elliott a l’air sincère et heureuse, un doute persiste. Je décide de ne pas insister – pour ne pas trop montrer que je suis dégoutée, et nous changeons de sujet pour évoquer ma relation avec Mila. Je n’ai jamais été très douée avec les enfants, surtout les petits. C’est une des raisons pour lesquelles je n’ai jamais cherché à créer un lien avec elle. J’étais terrorisée, à l’idée de mal faire, de la casser… D’ailleurs, Elliott me rassure : les couches font partie du passé. Je n’aurai pas besoin d’en changer, c’est plutôt rassurant. Malgré tout, je me rends compte que je ne sais rien de Mila, à part son âge, et son visage. Je le regrette maintenant, mais j’ai espoir de tenter de rattraper le temps perdu. Après tout, elle reste ma nièce. Elle n’est plus petite à présent, et je suis sûre qu’elle doit avoir un fort caractère. C’est une Stewart à 50% après tout. Quand j’interroge mon amie sur la manière de faire, elle m’indique que Mila doit faire partie de la décision également. 10 ans, elle est en âge de décider elle-aussi si elle veut rencontrer et connaître sa tante… ou pas. Secrètement, j’espère qu’elle acceptera, mais surtout qu’elle n’est pas aussi bornée que moi. On ne sait jamais, on est à l’abri de rien. Je souris un peu en y pensant. “Oui, bien-sûr, la décision doit venir d’elle aussi.” J’acquiesce aux paroles d’Elliott. Après tout, elle est sa mère et la connaît mieux que moi. Enfin, elle la connaît tout court. Elliott évoque le fait de se retrouver dans un endroit neutre, et non chez elle, et je suis plutôt d’accord avec elle. Ça m’évitera de me sentir à l’étroit dans un appartement que je ne connais pas ou à risquer de croiser Victor et de l’imaginer avec Elliott… Rien que d’y penser, ça me fout les frissons. “Oui, on peut se retrouver à l’extérieur. À la patinoire, ou dans un parc… Enfin, ce qui vous conviendra le mieux.” Je souris à Elliott. La patinoire reste une bonne idée, car nous adorions y aller avec Isaac lorsque nous étions gamins, mais Mila ne sait peut-être pas patiner. Et puis, peut-être qu’elle n’aura pas toute mon attention… C’est peut-être mieux qu’elle choisisse elle-même, finalement. “Sinon, elle peut choisir. Qu’est-ce qui lui ferait plaisir, tu penses ? Enfin, si elle veut bien me rencontrer.” Je hausse un peu les épaules. Il y a toujours une possibilité qu’elle refuse, et là, je ne pourrai rien y faire. Mais j’essaie de ne pas y penser pour l’instant. Je préfère rester positive.

Sans le moindre doute, tout ce qui est en train de se passer aujourd'hui, de se dire, est bien loin de ce que je m'étais imaginé à la base. Comme cela remonte à plusieurs années maintenant, ce n'est pas vraiment étonnant. Pourtant, le nombre de scénarios que mon esprit a pu imaginer aurait pu couvrir toutes les issues possibles. Toutes, à l'exception d'une. Celle où nous ne nous entendrions plus. Mais est-ce vraiment surprenant finalement ? De l'eau a coulé sous les ponts et nous avons toutes les deux continuées nos vies, rien ne peut être comme avant désormais. Mila, voire même Victor, en sont la preuve. Même si je voulais mettre tout cela derrière nous pour reprendre là où nous nous étions arrêtées, ce serait impossible. En revanche, il est toujours possible de faire en sorte de commencer quelque chose de nouveau, à partir d'aujourd'hui, surtout pour la petite fille qui mérite de connaître sa tante, cette femme que son père a longtemps vanté les mérites. « Elle pourrait vouloir aller au musée, même si elle commence sûrement à le connaître par cœur maintenant. » Dis-je, alors que la brune me questionne sur les endroits où Mila pourrait bien vouloir aller. Pour une rencontre, ce n'est sûrement pas l'idéal, mais cela lui permettrait d'être dans un lieu qu'elle connaît, qu'elle apprécie et où elle est complètement en confiance. « Les festivités pour Noël vont rapidement arriver en ville, nous pourrons éventuellement voir à ce moment-là. » La petite fille ne croit plus vraiment au Père-Noël, mais ça ne retire en rien la magie des fêtes et des animations qui sont proposées par la ville. Si je lui propose d'aller y faire un tour, je suis presque sûre qu'elle acceptera avec plaisir. Et puis.. avec un peu de nourriture, prise à l'un des chalets du marché de Noël, on achète n'importe quel enfant. « Je lui en parlerais en rentrant. Si tu es certaine de rester en ville, alors ça ne sert à rien de tourner autour du pot trop longtemps. » Par accident, elles pourraient se croiser et si Mila n'a pas fait le rapprochement chez nous, il n'est pas dit qu'elle ne le fera pas la prochaine fois. « Est-ce que tu veux autre chose ? » Dis-je, alors que je me rends compte que la tasse qui se trouve face à moi s'est considérablement vidée au fil de la conversation. « Je pense que nous avons fait le tour de ce que nous avions à nous dire, non ? » À moins qu'elle ne garde une dernière révélation sous son chapeau – si elle n'est pas douée avec les enfants, je peux au moins me rassurer avec le fait qu'elle n'a pas une grossesse cachée à annoncer. « Nous nous reverrons sûrement très vite. » Il y a ça aussi. Si son retour est bien définitif, alors il n'est peut-être pas utile de tout se dire aujourd'hui. L'important est là : elle n'est pas partie à cause de moi – pas complètement – et je suis mariée.