le retour des problèmes (victor)

Le retour d’Ezra en ville me perturbe et si je voulais essayer de me convaincre du contraire, mon corps tout entier me ramène à la réalité : je n’arrive pas à dormir et j’ai l’impression de faire les cent pas depuis que Mila a trouvé réconfort dans les bras de Morphée, elle — même si étrangement, l’endormissement a été plus compliqué que les autres jours. Ce retour, je l’ai longtemps espéré, rêvé même, et pourtant, la réalité est presque décevante. Naïvement, j’ai toujours cru que les choses resteraient inchangées entre nous, que nous pourrions reprendre là où nous nous étions arrêtées. Mais force est de constater que finalement, la rancoeur et la douleur de l’avoir vu partir sont toujours là. Et puis, un cœur brisé, c’est toujours compliqué à recoller, même des années plus tard. N’arrivant pas à trouver le sommeil dans mon lit, pour la énième fois de la soirée, je décide de me relever : ça ne sert à rien de me tourner dans un sens, puis dans l’autre, surtout que le temps passe à une lenteur incroyable dans ce cas là. En passant devant la chambre de Mila, je viens délicatement fermer sa porte pour qu’elle ne se réveille pas à cause d’un éventuel bruit au rez-de-chaussée, puis je descends et viens me servir une bière dans le réfrigérateur. Ce n’est sûrement pas l’idée du siècle, mais peut-être que ça m’aidera à trouver le sommeil. Pour faire passer le temps, je m’installe dans le salon et allume la télévision. Seulement quelques minutes après ce geste, la porte d’entrée s’ouvre — Victor avait prévenu qu’il rentrerait tard ce soir. Je dois reconnaître que me trouver comme ça peut être perturbant, alors avant même qu’il ne parle, je décide de prendre les devants. « Ne te méprends pas, ce n’est pas une invitation à remettre cela. » La nuit que nous avons passé ensemble remonte à plusieurs jours maintenant, alors je suppose que nous pouvons en plaisanter maintenant. Je lui tends ma bouteille de bière, au cas où il voudrait en boire un peu. « Ezra, la soeur d’Isaac, est de retour en ville. » Voilà, la bombe est lâchée. Même s’il a toujours été plus proche de son frère que d’elle, je me suis dit qu’il méritait de savoir.

Après la nuit que nous avons passée ensemble, il y a plusieurs semaines maintenant, j'ai rapidement su que je pouvais en plaisanter avec Victor. En réalité, de nous deux, c'est bien moi qui étais la plus réticente à le faire au départ, sûrement par peur que cette bêtise allait affecter notre relation et qu'il était peut-être mieux de ne pas remuer le couteau dans la plaie. Pourtant, aujourd'hui, je choisis délibérément de le faire. Il faut croire que j'ai vraiment besoin de ça pour décompresser. Et puis, par chance, malgré une journée de travail qui semble avoir été éreintante, Victor semble rapidement rentrer dans mon jeu. Celui de l'humour, bien sûr. Pas celui de remettre cela. Il se rapproche de moi et accepte la bière que je lui tends. J'en profite alors pour lui annoncer la grande nouvelle, celle qui me met dans un tel état finalement. Même si ce n'était pas forcément de la jeune femme qu'il était proche à l'époque, il reste surpris par cette nouvelle. « Le mal du pays, sûrement. » C'est vrai qu'après dix ans passés loin d'ici et sans un seul retour avant celui-ci, c'est à se demander ce qui l'a vraiment poussé à revenir. Surtout qu’elle n’a même pas pris la peine de le faire pour venir voir son frère, lors de ses derniers jours. « Elle semble regretter d’avoir manqué l’occasion de lui dire au revoir. » Il y a au moins ça, ou alors, elle m’a simplement dit cela parce que j’ai amené le sujet sur la table – difficile de faire autrement quand on sait que je l’ai supplié de revenir plusieurs fois par lettre. « Tu peux aller te doucher. Elle semble décidée à rester en ville, alors nous ne sommes pas à dix minutes près pour cette conversation. » Dis-je, tout en haussant légèrement les épaules. Ce laps de temps pourra peut-être me permettre de déterminer ce que je peux lui dire ou non, d’ailleurs. Sans savoir ce qui me reliait à Ezra à l’époque, il sera difficile pour mon mari de savoir pourquoi ce retour me met dans un tel état – plus qu’il ne le devrait. Pendant que le jeune homme monte au premier pour prendre sa douche, je finis ma boisson et lorsqu’il revient, je ne peux m’empêcher de lui faire une remarque, telle une épouse parfaite. « Il y a de quoi manger dans le réfrigérateur, si tu veux. »

Je ne peux pas blâmer Victor de dire qu’il est sûrement un peu tard de la part d’Ezra pour revenir en ville, je l’ai moi-même pensé. D’ailleurs, vis-à-vis de son frère, je le pense toujours. Isaac a toujours été super avec elle et il méritait de pouvoir la voir une dernière fois. Avant de poursuivre cette discussion avec le jeune homme – et éventuellement de lui dire tout ce que tout le monde ignore – je le laisse aller prendre sa douche. Après sa journée de travail, ça lui fera le plus grand bien et nous ne sommes pas aux pièces. Il revient après seulement quelques minutes, propre et habillé, et récupère ce que j’ai préparé dans le réfrigérateur. C’est alors qu’il me questionne sur Ezra, sur la façon dont j’ai appris ce retour. « Elle est venue me voir. » Naturellement, cette première phrase entraîne la réponse de sa deuxième question. « Elle ne nous a jamais vu ensemble. » Je ne suis d’ailleurs pas sûre qu’elle aurait aimé le faire. « En réalité, j’ai connu Ezra avant Isaac. C’était ma meilleure amie. Nous nous sommes rencontrées à l’école et nous sommes rapidement devenues inséparables, jusqu’à la fin du lycée. » Jusqu’à ce qu’elle parte pour les États-Unis. Ce n’est qu’à partir de là que j’ai commencé à fréquenter Isaac, comme si finalement, nous cherchions tous les deux à combler ce départ d’une certaine façon. « Est-ce que tu veux que je sois totalement transparente avec toi ? » Nous sommes mariés, pour le meilleur et pour le pire après tout, alors pourquoi pas. Et puis, ça ne peut pas me faire de mal de parler un peu de mes sentiments, surtout à quelqu’un qui n’ira pas le crier sur tous les toits. « J’étais amoureuse d’elle.. elle l’était de moi aussi. Enfin je crois, je ne sais pas trop. Elle ressentait quelque chose et ça lui a fait peur, alors elle est partie. » Les choses sont dites. Sans pincette, mais c’est sûrement mieux comme ça. Tourner autour du pot, ce n’est pas toujours bon et puis, ce n’est pas forcément le genre de choses qui se devine. « La bière, c’est pour ça. Je ne m’attendais pas à la revoir. » Dis-je, alors qu’un rire nerveux s’échappe de mes lèvres et que je viens boire une nouvelle gorgée de ma boisson.

Victor n’est peut-être pas la personne avec qui je devrais parler de tout cela. Mais ce soir, il est bien la seule à qui je peux le faire. Et puis, malgré une petite erreur de parcours, nous nous sommes toujours dit que nous serions là l’un pour l’autre, sans que de quelconques sentiments viennent se mettre en travers de notre chemin. Comme je m’y attendais un peu, la nouvelle semble le surprendre et pour cause, ce qui s’est passé entre Ezra et moi a toujours été un secret : Sienna, ma sœur, a longtemps été la seule au courant. Je rigole un peu, quand après avoir retrouvé ses esprits, il parle d’un remontant un peu plus costaud. « Je ne voulais pas finir ivre morte. Imagine si Mila s’était réveillée. » Et puis, qui sait ce que j’aurais pu faire sous l’emprise de l’alcool. La dernière fois, j’ai couché avec Victor.. et si là, j’avais appelé mon ancienne meilleure amie ? « Bizarre.. » Dis-je, alors qu’il me demande comment je me sens vis-à-vis de ce retour. « J’ai toujours cru qu’elle était partie parce que mes sentiments n’étaient pas partagés, pas de la même manière, et que c’était plus simple comme ça. » Et que peut-être, dans le fond, elle me détestait d’avoir gâché notre amitié avec ce baiser, puis avec cette nuit d’intimité. « Sauf que nous étions meilleures amies et je pensais que c’était quelque chose dont nous pouvions parler. Alors quand elle est partie, sans rien me dire, je me suis sentie blessée. » Qui ne le serait pas ? Surtout que ça ne s’est pas arrêté là, puisqu’elle a laissé de nombreuses lettres sans réponse. « Tout ça, c’était nouveau pour moi aussi et un beau matin, elle n’était plus là. » Et je me suis sentie seule, abandonnée. C’est à partir de là qu’Isaac et moi nous sommes rapprochés : ce n’était pas le meilleur des points communs, mais il était là malgré tout. « C’était mon premier amour et ça le restera toujours, malgré la déception que cela a pu entraîner. Alors peut-être que malgré moi, j’aurais toujours des sentiments pour elle.. » Je ne réponds pas vraiment à sa dernière question, mais pour être honnête, je ne suis pas certaine d’avoir une vraie réponse à lui donner. « Je ne sais pas quoi faire.. » Dis-je tout en haussant légèrement les épaules.

Avec son statut, beaucoup de personnes pourraient croire que Victor n’est pas celle à qui je devrais me confier et pourtant.. il est attentif à tout ce que je dis. Il n’est pas dans le jugement et semble même en capacité de pouvoir me donner de vrais conseils pour être honnête. Mais pour pouvoir donner les bons, ceux qui lui permettront de ne plus me retrouver en train de boire seule à son retour de boulot, il a besoin d’en savoir un peu plus sur la situation. Sans aucun détour, je réfléchis quelques secondes et réponds à chacune de ses questions – même si naturellement, il arrive que parfois, il trouve lui-même les réponses. « Oui.. je crois que j’ai retrouvé en lui une partie d’elle. » Ils étaient de la même famille et il aurait fallu être complètement bête pour ne pas voir certaines similitudes entre eux. « Mais j’ai très vite compris que ça ne serait pas suffisant et surtout que ce serait différent. Alors Isaac et moi avons fait le choix de rester amis. » Il ne connaissait pas toute l’histoire, seulement que mes sentiments à son égard n’étaient pas suffisant pour une vraie histoire d’amour et c’était certainement mieux comme ça. Isaac a toujours été ouvert, notamment concernant mes relations, mais je ne sais pas exactement comment il aurait pu réagir s’il avait su ce qui c’était passé avec sa sœur – c’est parfois plus simple quand on ne connaît pas. « Mila allait arriver, alors malgré la séparation, nous étions liés pour la vie. » Et nous avons fait le choix de rester proche pour elle, pour notre famille. De connaissance, à amis, puis amants, avant de terminer meilleurs amis. Indirectement, ce lien à vie, je l’ai aussi avec Ezra aussi maintenant.. même si les choses restent forcément compliquées et bizarres entre nous. Bizarres dans le sens où j’ai l’impression qu’il me manque encore des éléments pour vraiment comprendre. « Visiblement Island Bay lui manquait et puis, elle a finalement trouvé le courage de revenir. Elle aurait aimé le faire un peu plus tôt, quand Isaac était encore là, mais c’était visiblement trop compliqué pour elle. » Je hausse légèrement les épaules. Ce fut compliqué pour tout le monde, mais ça se comprend, après dix ans d’absence, qu’elle ne voulait peut-être pas débarquer le jour de l’enterrement, la bouche en cœur. Il y a une différence entre le jour J et un an après, mais l’idée est là, non ? C’est déjà bien ? « Tu es très souple comme mari, tu le sais ça ? » Dis-je, un large sourire sur les lèvres, alors qu’il m’invite clairement à aller voir une femme pendant qu’il garde un œil sur ma fille.

La situation peut facilement sembler étrange et pourtant, je ne m’arrête pas pour autant de me confier à lui. Dans l’idéal, pour ceux qui ne nous connaissent pas ou ne connaissent pas notre situation, nous devrions nous blottir l’un contre l’autre et parler de nos journées, plutôt que d’évoquer le retour de mon amour de jeunesse, de mon premier amour. À la place de cela, j’ai le droit de voir le Victor des grands jours. Avec de tels conseils, peut-être qu’il aurait pu trouver quelqu’un d’autre que moi pour l’aider avec ses problèmes, quelqu’un qui l’aurait aimé à sa juste valeur, sans passer par la case "mariage blanc". « Je.. oui, je ne sais pas. » Dis-je, alors qu’il commence à évoquer une possible histoire entre Ezra et moi, si vraiment je le veux. De nous deux, je ne suis pas censée être celle qui plaide la cause de la jeune femme ? Le monde à l’envers, vraiment. « Peut-être que notre mariage est là pour quelque chose. » Je ne dis pas que nous serions encore mariés dans plusieurs années — cela dépendra de l’avancée de son dossier avec l’immigration — mais forcément, ça ne laisse pas beaucoup de place aux autres relations. Du moins, pas sans certaines explications. « Elle sait que je suis mariée. En revanche, elle ne sait pas que c’est pour du vent. » Et pour l’instant, c’est probablement mieux comme ça. Je n’ai pas besoin d’avoir son avis sur la question et puis, qui sait, quand certaines personnes sont intouchables, c’est parfois dans ces moments-là qu’on se rend compte qu’on tient à eux un minimum. « Nous verrons bien. » Je hausse machinalement les épaules. Seule, il sera de toutes façons compliquées de faire des plans pour plus tard. Et puis, si ça me pousse à boire, plus que nécessaire parfois, ce n’est peut-être pas une bonne idée de me poser des questions à ce sujet tout de suite. « Il faudrait déjà que j’arrive à contrôler mes sentiments et l’effet qu’elle peut me faire, après.. » Après, nous verrons bien, comme j’ai pu le dire. Je dépose ma tête sur son épaule et garde le silence quelques secondes, avant de finalement me redresser pour le regarder. « Allez.. je t’ai suffisamment embêté avec mes problèmes. Qu’est-ce que tu veux faire ? Regarder un film ou filer directement au lit ? » Je ne sais même pas comment s’est passée sa journée et voilà que je viens sûrement lui miner le moral avec mes révélations et mes états d’âme.  

Avec Victor, la conversation se fait toujours facilement. Peu importe le sujet, peu importe l’heure. C’est un point important dans un mariage, et même si le nôtre n’en est pas vraiment un, c’est toujours agréable de savoir que j’ai quelqu’un à mes côtés avec qui je peux parler librement. Même pour un sujet comme celui que nous sommes en train d’aborder : Ezra. Après un départ fait sans en parler à sa famille et dix ans passés loin d’Island Bay, on ne peut pas vraiment dire que la jeune femme a marqué des points et pourtant, naïvement, je crois que je ressens toujours des choses pour elle. Elle a été mon premier et unique amour, ce n’est donc peut-être pas si surprenant que cela. Mais elle a aussi été la première personne à me faire du mal et ça, ça devrait compter. Je n’ai pas vraiment le courage, ni l’envie de me demander ce que son retour me fait vraiment, alors dans le fond, j’espère que la nouvelle de mon mariage ralentira naturellement les choses entre nous — même s’il est faux. Malheureusement, le cœur a ses raisons que la raison ignore et ce ne sera peut-être pas suffisant. Je suppose que nous verrons bien avec le temps, si l’occasion de quelque chose se produit. « Il faut croire.. » Dis-je, alors qu’il me demande si la jeune femme me fait autant d’effet. « Si je veux être complètement honnête, je n’ai jamais ressenti cela avec quelqu’un d’autre. » Quand je l’ai revu, je lui en voulais tellement d’être partie sans rien me dire et pourtant, très vite, j’ai commencé à me souvenir de nos moments ensembles, nos bons moments, comme si naturellement, ils prenaient le dessus sur tout le reste. « Est-ce que tu as connu ça, toi aussi ? » Je suppose que je ne suis pas la première femme qu’il fréquente, mais a-t-il déjà été amoureux ? Amoureux comme ça, pas comme de ces relations où en quelques mois, on a tout oublié. Mes problèmes évoqués, je réalise que j’ai sûrement mis à mal ses plans pour la soirée. Pourtant, il décide de rester avec moi, pour regarder un film si l’envie m’en dit. « Non merci, je vais rester sur ma bière. » Peut-être pas la meilleure option, mais maintenant qu’elle est ouverte, autant la finir. « Madame Doubtfire ? » Je ne suis pas une experte en cinématographie, mais j’ai comme l’impression que c’est un film qui pourrait répondre aux critères qu’il a évoqué. « Quoi.. tu t’attendais à autre chose ? »