Gazing up at the stars (Thyméo)

Le premier pas que je fis dehors m'arracha un grognement d'insatisfaction : l'air était glacial, et je n'étais décidément pas habituée à l'idée que l'hiver pointait le bout de son nez. Je remontais la fermeture éclair de mon sweat et réajustai ma veste en jean par dessus. J'avais bien fait de prendre un pantalon et des baskets pour rentrer. Il était 3h du matin, pas si tard que cela pourtant en ce qui concernait mon « travail », mais la soirée s'était écourtée faute de monde, pour une fois, et nous avions assez vite été libérées. Tant mieux. Sans aucun regret, j'avais délibérément évité l'un de mes clients réguliers qui avait mollement insisté lors de la fermeture, je l'avais deviné trop soûl et trop lourd, j'avais dit non mon chéri une autre fois peut-être, il faut savoir se faire désirer tu sais, et je l'avais planté sur le trottoir, les yeux vitreux et la démarche incertaine. Oh, il allait parfaitement s'en sortir et retrouver son chemin : les gens comme lui, il ne leur arrivait jamais rien, même lorsqu'ils rentraient tard dans la nuit. C'était l'ordre des choses. J'étais ensuite restée un peu avec les filles, comme on le faisait parfois : certains soirs on passait des heures ensemble dans nos loges après la fermeture, juste entre nous, on buvait on fumait et on riait, on parlait de tout et de rien, de nous, des clients, c'était toujours des moments hors du temps où on oubliait notre situation de merde et on devenait un groupe d'amies, ni plus ni moins, on en oubliait même jusqu'aux tensions entre les unes et les autres. Il y avait une hiérarchie entre nous, héritée des préférences de notre manager : j'étais la reine du clan, la favorite qui ne le rendait à personne, toujours glaciale et distante, mais lors de ces moments-là cette barrière n'existait plus et je glissais de quelques centimètres vers la véritable moi-même. Mais cette fois, je n'étais pas restée beaucoup : au bout d'une vingtaine de minutes j'avais senti mon corps capituler, alors je m'étais emmitouflée dans mes affaires et j'étais sortie.

Au radar, je marchai vers le bus de nuit qui me dirigea rapidement au bord de la plage. Je voulais marcher, sous la nuit merveilleusement étoilée — il faisait froid mais pas un seul nuage au tableau. C'était le meilleur des remèdes pour éviter une gueule de bois le lendemain matin, et pour atténuer un peu les effets des quelques rails de coke que j'avais pris en début de soirée. En marchant je me fis la réflexion que je ne ressentais rien, ce soir : pas de tristesse ni de désespoir, pas de rage, aucune idées noires, pas de surexcitation, pas de bonheur, rien. Mon corps entier était las, et mes jambes me portaient de manière mécanique, tandis que je marchais le long du petit sentier qui bordait la côte. J'aimais le bruit de l'océan, qui était si représentatif d'ici, et que je n'avais jamais eu avant : le souffle des vagues, le rythme du ressac, le sable qui roulait. Inlassablement en l'écoutant je pensais à Nilo, encore plus qu'à l'habitude si c'était possible, Nilo que j'aimais et dont la force à la fois fuyante et inébranlable m'inspirait toujours cet élément. Je sortis mon téléphone pour l'appeler, une fois, deux fois, mais il ne répondit pas. J'avais envie de le voir et de débarquer chez sa petite pute — mais je ne savais même pas où elle habitait... Du reste j'étais trop lasse, et je ne changeai pas de trajectoire. J'étais hors de mon corps et je préférais me laisser flotter et porter par le vent que de faire le douloureux effort de revenir à moi ; il y avait bien longtemps que j'avais compris que mon esprit ne fonctionnait plus de la sorte, il se scindait et je le laissais faire, c'était ainsi et je n'y pouvais rien.

Soudain, un bruit inattendu me fit sursauter : il y avait quelqu'un... Plus loin devant moi... Une ombre, une silhouette ; instinctivement ma main droite serra le couteau à cran d'arrêt que je gardais toujours dans ma poche. Je m'arrêtai net. La silhouette continuait à bouger et la forme qui l'accompagnait m'était inconnue. J'avançais prudemment et compris peu à peu : c'était un téléscope, et la personne semblait absorbée par ce qu'elle faisait. J'hésitai : m'arrêter, dépasser sans un mot ? Mais j'avais si peu de contacts normaux avec les gens que je ne pouvais pas résister, parfois, à côtoyer quelqu'un, même pour quelques minutes. « Bonsoir » murmurai-je, toujours mal à l'aise quand il s'agissait d'interagir. « Ça doit être magnifique les étoiles, ce soir ? Enfin, je n'y connais rien... Mais le ciel est bien dégagé. » Mon coeur battait plus fort et je me tus, interdite, en ayant comme toujours l'impression de parler pour dire les choses les plus incolores du monde.

La nuit était parfaite malgré la fraîcheur de l'hiver. Thyméo appréciait particulièrement ce genre de nuit qui représentait toujours une nouvelle occasion d'admirer le ciel. Celui-ci était assez dégagé et bien qu'il ne pourrait jamais avoir une aussi belle vue que pendant la période estivale, l'astrophysicien ne perdit de temps pour se décider à préparer son matériel afin d'aller observer les étoiles. Alors qu'il venait de rentrer chez lui après une soirée au restaurant avec deux collègues, il s'apprêtait à sortir de nouveau malgré l'heure tardive. Cette fois-ci, il serait seul. Il aimait s'accorder ce genre de moments où seul le silence de la nature régnait. Afin de s'adonner à une de ses activités favorites, il prit donc soin dans un premier temps de se vêtir d'une veste un peu plus épaisse et de ranger ses dossiers importants, que ce soit pour le travail ou pour ses projets personnels. Une fois son télescope soigneusement disposé à l'arrière de sa voiture, il prit alors place au niveau du siège conducteur et démarra son véhicule en direction de la plage.

Tout au long de la route le menant à son lieu de destination, Thyméo ne pouvait cesser de s'interroger sur ces astres qui peuplaient l'univers. Et bien que la recherche permettait de définir un certain nombre de caractéristiques sur les étoiles, celles-ci demeuraient encore un très grand mystères. Étaient-ce de simples bulles gazeuses pour la plupart comme les dernières théories scientifiques le suggéraient ? D'un point de vue chimique, cela était probablement vrai mais de nombreuses questions demeuraient quant à leur rôle dans l'univers. Mais il chassait rapidement ces pensées pour se concentrer sur leur beauté et toutes les significations qu'elles pouvaient avoir. Effet, ce soir, il ne comptait pas effectuer une étude scientifique mais simplement profiter de la beauté des étoiles et de leurs histoires, comme tout le monde pouvait le faire de temps à autre.

Arrivé à destination, Thyméo se gara dans un coin de rue, à proximité de la plage. Il récupérait donc son matériel puis se rendit tout directement sur la plage, se rapprochant peu à peu de la mer, vêtu d'un simple jean et d'une veste. Le vent soufflait mais pas tant que ça. En tout cas, cela était suffisamment supportable pour Thyméo qui installait donc son télescope avant de démarrer sa séance d'observation stellaire. Après quelques réglages, il profitait alors de cette vue, changeant d'angle de vue de temps à autre. Il ignorait l'heure qu'il était mais il était tard, pour sûr. Et alors qu'il poursuivait son observation, il entendit la soudainement la voix d'une jeune femme. Tout d'abord quelque peu surpris, il eut un léger sursaut. L'endroit était censé être désert, surtout en plein hiver à une heure aussi tardive. Il se retourna alors sur la jeune femme, lui offrant un léger sourire. Il se demandait tout de même ce qu'elle faisait ici. Island Bay n'était pas réputé comme dangereux mais seule au beau milieu de la nuit en étant une femme, il fallait malgré tout faire attention.

"Euh.. Bonsoir." lui dit-il simplement avant de lever la tête et d'ouvrir grand les yeux pour regarder qui était la personne qui était venu interrompre sa séance d'astronomie et le courant de ses pensées. Cela dit, il ne se sentait pas dérangé, bien au contraire. Il était toujours seul pendant ces moments. Un peu de compagnie, aussi longtemps comptait-elle rester, ne pouvait qu'être des plus agréable. Ceci étant, que voulait-elle lui demander ? Avait-elle seulement envie de parler ou avait-elle un service à lui demander ? Pour le moment, elle lui demandait simplement si les étoiles étaient magnifique en cette nuit. "Ce n'est pas la meilleure saison pour les observer mais ça reste un joli spectacle." Il lui répondait tout en levant les  yeux au ciel, en profitant dans le même temps pour passer une main dans ses cheveux comme pour les recoiffer, brièvement. Rebaissant l'instant d'après la tête, il dirigea à nouveau son regard vers l'inconnue, fronçant légèrement les sourcils. "Qu'est-ce qui amène une jeune femme seule sur la plage au beau milieu de la nuit ?" D'un naturel très curieux, il ne comprenait pas d'où sortait cette fille. Il n'était pas méfiant pour autant et comptait même lui proposer d'essayer son appareil, peut-être avait-elle juste envie de regarder les étoiles elle aussi ? "Si vous voulez regarder, allez-y. Je vous en prie." Bien que très attaché à son matériel de haute qualité, Thyméo était surtout un homme qui aimait partager les belles choses et les étoiles étaient l'une d'entre elles, assurément.

Malgré la nuit, je distinguai peu à peu les traits de l'homme : la lumière qui tombait de la lune et des étoiles nous baignaient d'une clarté argentée, suffisante pour distinguer les détails du visage. Il avait l'air assez jeune, il était plutôt grand, brun — c'était tout ce que mes facultés d’analyse pouvaient en tirer. En matière d’hommes, mon cerveau faisait dorénavant un tel bocage que plus rien ne passait à mes yeux, plus rien ne comptait hormis ces visages et des corps qui défilaient jour après jour au club, et hormis la seule et unique personne qui ressortait du lot et m’importait réellement : Nilo. Je sentis que j’avais surpris celui qui avait probablement eu pour idée d’être seul et bien tranquille pour regarder les étoiles et m’apprêtait à battre en retraite, mais il se montra enclin à me répondre et même à discuter, et je m’arrêtai prudemment à ses côtés. Mes doigts se desserrèrent sur le cran d’arrêt. Après tout, rien n’était prémédité dans sa présence ici, et je tentai de me convaincre que j’étais en sécurité. Mais ce genre de peur était irrationnel, et je n’avais jamais réussi à m’en débarrasser, depuis tout ce temps — plus de 10 ans maintenant s’étaient écoulés depuis que cet homme horrible m’avait ôté jusqu’au moindre éclat de confiance en moi et de considération pour ma personne, parfois j’avais l’impression que c’était hier, et parfois le poids des années me semblaient si pesant que je me demandais comment j’avais pu leur résister, leur survivre.

Je tentai de sourire pour paraître à l’aise, avant de me souvenir qu’il ne me voyait probablement pas très bien. C’était idiot : il y avait tant de gens qui travaillaient la nuit, pourquoi avais-je toujours l’impression que dès que je mentionnais ce détail les gens perçaient toute l’étendue de mon secret… « J’aime beaucoup me promener ici la nuit, il n’y a personne, et le bruit de l’eau a quelque chose d’apaisant. C’est que je rentre de mon travail, je suis serveuse dans un bar et je finis tard… Voilà. » J’haussai les épaules, comme pour me donner une contenance. « Et vous, c’est pour votre travail que vous êtes là, ou juste par plaisir ? » C’était drôle de s’imaginer venir là en pleine nuit, avoir une vie qui le permettait — peut-être que si j’avais mené une vie normale mes loisirs auraient été du genre, et l’idée me fit sourire. Après tout, j’aurais pu me lever à n’importe quelle heure pour jouer dans une pièce de théâtre et sentir les planches sous mes pieds et la magie de la fiction s’emparer de moi. Je comprenais très bien qu’on puisse faire des choses improbables pour une passion qui nous tenait à cœur.

Je faillis refuser, puis me décidai à accepter son offre. Il y avait quelque chose de fluide dans son attitude, rien de forcé ni de trop poli ; un quelque chose d’engageant et qui mettait en confiance qui me poussa à regarder dans l’œil du téléscope. Je me lançai timidement et laissai échapper un soupir étouffé d’ébahissement ; c’était évidemment la première fois de ma vie que je goûtais cette expérience. Les étoiles n’étaient plus de simple points lumineux mais paraissaient avoir une forme beaucoup plus définie, tandis que leur halo prenait une toute autre dimension ; le plus impressionnant était le morceau de lune que je pouvais apercevoir et qui capta toute mon attention : « Mais c’est fou, qu’est-ce que c’est les détails qu’on voit sur la Lune ?... » Au bout de quelques secondes je me reculai un peu, m’arrachant à contrecœur de ce spectacle enchanté. Je sentis que mes joues avaient légèrement rosi d’excitation, ce qui n’avait pas dû m’arriver depuis des années, toutes les choses concernant Nilo mises à part. « C’est vraiment incroyable, je n’avais jamais vu le ciel comme ça ! Merci de m’avoir laissé regarder. »