The greatest gift our parents gave us was each other (Tremblay)

Pour la énième fois de la journée, Teddy ouvre la porte du réfrigérateur pour y jeter un coup d’oeil. Même si son dernier repas ne remonte pas à bien loin, il sent qu’il a une petite fringale et se met à espérer que Hannah a laissé des choses intéressantes à manger au frais. Et il a raison, ce qui amène un large sourire sur ses lèvres. Il a repéré une petite assiette de choux à la crème, de pures merveilles. Il en engloutit deux avec approbation, songeant qu’il se sent vraiment béni depuis qu’ils vivent sous le même toit. Quelque part, il espère que ça ne changera jamais, même si ce n’est pas très réaliste. On ne peut pas cohabiter éternellement avec ses meilleurs amis, quand bien même c’est de la famille à nos yeux. Un jour ou l’autre, tout le monde finit par se poser. Et à la trentaine bien entamée pour certains d’entre eux, la quarantaine approchant pour d’autres, ça ne tarderait peut-être pas. Mais Teddy n’a pas du tout envie que ça change. Il aimerait bien mener cette vie amusante et agréable jusqu’à la fin de ses jours. Alors il profite de chaque jour qui passe, en tout cas il essaye. Il apprécie pleinement leur compagnie, comme il le fait depuis des années déjà. Et s’il y en a une autre dont il essaye bien de profiter, c’est bien sa petite soeur. C’est ce qu’il s’apprête à faire, d’ailleurs. Une fois les deux choux à la crème avalés, il se redresse pour attraper son sac de sport et quitter l’appartement. Il a prévu de la retrouver dans l’un de leurs endroits de prédilection, la salle de boxe. Ils aiment s’entraîner là-bas ensemble, même si ça fait un moment qu’ils n’ont plus fait ça.

Décidant de profiter des rayons de soleil estivaux qui ne dureront peut-être plus très longtemps, Teddy se met à marcher. Et pendant ce temps, il a tout le loisir de réfléchir un peu. C’est lui qui a proposé à Dylan cette sortie et, même s’il a envie de la voir, ce n’est pas la seule raison qui l’a poussé à le faire. Il a compris que quelque chose ne va pas et il ignore quoi. Ce qu’il sait, c’est qu’elle n’a pas l’air dans son assiette, il l’a bien vu au traditionnel repas de famille dominical. Alors même si elle ne se confie pas vraiment à lui, il espère au moins pouvoir l’aider, ne serait-ce qu’un peu. Et une séance de boxe, ça aide toujours, au moins à se défouler. Il veut donc faire d’une pierre deux coups, parce qu’il sait très bien que Dylan peut être très secrète quand elle le veut. Mais peu importe, il sera toujours là pour prendre soin d’elle - même si, pour ne pas changer de ses habitudes, il n’est pas à l’heure. Elle est déjà là, en tenue de combat comme lui. « Désolé, je suis venu à pieds et il faut croire que je m’encroûte. » Lui adressant un sourire, il s’approche pour la serrer brièvement dans ses bras. Il a toujours été tactile avec elle. « Alors, on commence à s’échauffer ? Ou tu es déjà prête à ouvrir les hostilités ? » Il laisse son sac aux vestiaires avant de la rejoindre. « Maman serait désespérée de nous savoir ici. »

Visiblement, Dylan est déjà d’humeur taquine. C’est aussi le cas de Teddy, comme bien souvent. « Maman a aussi désespéré parce qu’elle voulait avoir une fille qui aurait tout de la parfaite petite princesse. Au lieu de ça, elle s’est retrouvée avec une fille qui est entrée dans l’armée et qui est passionnée par les sports de combat, ce qui est sûrement lié. » D’ailleurs, elle n’est pas la seule à ne pas correspondre tout à fait aux attentes parentales. Des deux, il est difficile de dire lequel s’est le plus éloigné de ce qu’on attendait de lui. « Et papa a désespéré parce que justement, il rêvait d’un garçon qui reprendrait le flambeau militaire et défendrait l’honneur de sa patrie. Au lieu de ça, il doit se contenter d’un fils qui, au lieu d’avoir au moins le bon goût de se dégoter un travail de bureau respectable et bien payé, ne jure que par le surf. » Pendant quelques mois, ça l’avait un peu préoccupé. Mais aujourd’hui, ça le fait plus rire qu’autre chose - pas d’avoir peut-être déçu les ambitions de son paternel, mais de voir à quel point il se satisfait d’une vie simple et sans chichis. « Tout ça pour dire que si on se prend en selfie, pas sûr qu’on doive le leur envoyer. » Une fois débarrassé de ses affaires, l’aîné des Tremblay suit sa cadette vers les tapis de course. Bien entendu, elle n’en manque pas une pour tenter de l’enfoncer. Leur relation est restée bon enfant, sauf pendant la période noire de la brune. « Pour l’échauffement, oui. Pour la suite, on verra. » Il s’étire un peu, ne serait-ce que pour réveiller ses articulations, tout en échangeant avec sa soeur. « C’est vrai que ça fait longtemps. Et même si je suis rouillé, très chère, n’en espère pas trop… »

Pendant qu’ils s’échauffent, ils ne parlent plus ou presque plus. Par la suite, ils commencent à se concentrer. Teddy vérifie qu’il n’a rien oublié, sentant monter en lui la traditionnelle excitation précédant un match de boxe. Il aurait voulu pouvoir dire que l’issue était courue d’avance, mais ce n’était malheureusement pas le cas. Une fois Dylan entraînée dans le cadre de l’armée, c’était presque toujours cinquante-cinquante. Et bien entendu, pour tout homme normalement constitué, il était quelque peu humiliant de perdre face à sa petite soeur. Mais maintenant, le surfeur a l’habitude et il est content de voir que sa benjamine est forte dans tous les sens du terme. Il est aussi rassuré de se dire qu’elle sait se défendre. Aujourd’hui, elle est capable de se débrouiller toute seule et ça fait naître en lui un sentiment de fierté. Bien entendu, ça ne l’empêche pas de continuer à la taquiner, c’est bien un des rôles d’un grand frère, non ? « Tout le plaisir de l’invitation est pour moi. C’est vrai qu’on devrait se faire ça plus souvent. Mais maintenant, quoi qu’il en soit, j’espère que tu es prête à ramasser ta pâtée, Tremblay numéro 2. »


« Tant qu’on s’aime et qu’on reste relativement unis, moi ça me va » assure Teddy en riant. Il n’est pas toujours facile de se dire qu’on a déçu ses parents quelque part, mais c’est de l’histoire ancienne. Le trentenaire sait qu’il a beaucoup de chance d’avoir des parents aimants et c’est l’essentiel. « N’empêche, tu penses pas qu’ils seraient encore plus fiers si on se décidait enfin à se poser ? Enfin, peut-être moi encore plus vu l’âge, maman n’arrête pas de me dire que je serais très malheureux à quarante ans si je ne suis ni marié ni papa. » Lui, ça le fait plus rire qu’autre chose. Il sait que le bonheur ne dépend pas forcément d’une situation, mais plutôt de soi-même. D’ailleurs, pour l’instant, il se sent parfaitement bien dans ses pompes sans toutes ces responsabilités. Ça changera peut-être un jour, oui, mais il sera bien temps de se préoccuper à ce moment-là. Ce genre de pression ne l’atteint pas, mais il se met à place de ceux qui ont plus de mal à gérer les attentes familiales ou celles de la société en général.

« Va pour le selfie ! » Comme ils prennent différents clichés, il change de pose à chaque fois : d’abord il tire la langue, puis il sourit, puis il fait une autre grimace. Elle lui montre le résultat. « Pas trop mal. Tu me les enverras plus tard ? » Tout en échangeant, ils commencent à se préparer. « Par contre, ce serait sympa que tu m’amoches pas trop, justement. Sinon, j’aurais bien du mal à te ramener une belle-soeur, justement. » Il s’étire la nuque lentement, avant de faire les gros yeux à sa soeur. « Toi aussi, tu passes en mode interrogatoire ? Je suis pas sûr que les anecdotes dont tu parles intéresseraient beaucoup ma petite soeur… » Il lui lance un clin d’oeil malicieux, plus pour la taquiner qu’autre chose. « Plus sérieusement, t’en fais pas, si je devais présenter une fille à d’autres personnes, tu serais la première sur la liste. » Il attrape sa serviette. « Et toi ? Tu as quelque chose à me raconter à propos d’un mec en particulier ? »


En entendant ce qui ressemble à une promesse, Teddy adresse un sourire qui se veut rassurant à Dylan. C’est sûr que pendant cette période, tu t’es beaucoup inquiété pour elle. Ce sera probablement toujours le cas, d’ailleurs. Elle peut avoir plus de trente ans et être indépendante depuis des années, la brune restera toujours sa petite soeur. Ce sera donc toujours son rôle de la protéger, même si un jour elle se marie. Mais il est touché par ses propos réconfortants et, à son tour, il pose une main sur celle de Dylan et y exerce une pression pour montrer qu’il comprend. De toute façon, ils n’ont pas besoin de beaucoup de mots entre eux. Il faut dire que dans bien des domaines, ils sont sur la même longueur d’ondes. Amusé, il lève les yeux au ciel. « Parce que moi, je suis à la recherche d’une femme désespérée de mariage et d’enfants, c’est bien connu… » Il est encore un grand adolescent, alors ce n’est probablement pas une bonne idée. Il trouve Dylan plus mature, d’ailleurs elle a déjà failli être maman. « Peut-être qu’en fait, c’est toi qui aimes les bad boys. » Il n’en sait rien, il ne s’est jamais posé la question. Mais il a déjà entendu dire à plusieurs reprises que, d’une manière générale, les femmes aiment les bad boys. C’est un concept un peu étrange pour lui, même s’il ne se rangerait pas dans la catégorie des gentils garçons.

D’ailleurs, comme à l’accoutumée, Dylan ne manque pas de l’interroger sur une éventuelle relation. Ça le fait sourire à chaque fois. « Pourquoi tu crois que je passerais d’abord par toi ? Bien sûr que c’est plus safe… T’es forcément la plus cool. » Et puis c’est moins de pression de rencontrer d’abord la soeur que les parents, chez les Tremblay en tout cas. « Bon, j’avoue, j’ai commencé à voir une fille… Mais avant que tu t’emballes, c’est tout récent. On verra bien ce que ça va donner, mais elle a l’air chouette comme tout. » Avec la soudaine impression de parler comme un vieux, Teddy préfère orienter le sujet de conversation vers sa cadette. Il a posé une question d’une manière tout à fait innocente, mais la réponse le surprend tellement qu’il manque de s’étouffer. « Quoi ?! » Bien sûr qu’il se souvient d’Abel. Comment l’oublier ? Et surtout, comment oublier la mauvaise influence qu’il avait sur elle ? Il n’est peut-être pas objectif, mais de son point de vue, ce sont les faits. « Mis les choses au clair, genre… Tu lui as dit que tu voulais plus le revoir ? » Il a soudain retrouvé son sérieux. Parce que justement, il sait quel mal ça peut faire à Dylan. « Si jamais tu as des soucis avec lui, ou quelqu’un d’autre, je voudrais que viennes m’en parler, d’accord ? S’il te plaît. »

Si Teddy ne parle pas beaucoup de sa vie privée en famille, c’est principalement pour éviter les questions ou, pire encore, le harcèlement maternel. Mais avec Dylan, c’est un peu plus facile de s’ouvrir. Et comme elle non plus ne semble pas prête à lâcher le morceau, le trentenaire cède finalement à sa curiosité. « Heureuse, c’est vite dit » plaisante-t-il. « Elle s’appelle Livia et on a fait connaissance sur une appli de rencontres. Et avant que tu poses la question, non, c’était pas un truc style Tinder. » Rien que ça, il se doute que ça paraîtra bizarre à ses parents, qui se sont rencontrés de manière traditionnelle, dans le bon vieux temps comme ils disent. Mais lui-même a été surpris de voir à quel point ça s’est bien passé, les premiers rencards qui se sont enchaînés. Et même s’ils en sont encore à leurs débuts, les choses lui semblent être bien parties, ça lui paraît même trop beau pour être vrai. « Mais ça fait pas longtemps, alors on verra bien ce que ça donne. Et je te la présenterai en temps voulu, quand j’estimerai que ce ne sera pas trop effrayant » ajoute-t-il pour la taquiner.

Ce que Dylan évoque, elle, est beaucoup moins léger. Il s’inquiète toujours quand elle parle de personnes ou d’événements qui renvoient à son passé douloureux, de toute façon. Mais il l’écoute parler sans l’interrompre, rassuré au final. « Non, je sais bien que tu te débrouilles parfaitement toute seule... Et je suis content que tu saches aussi bien te défendre, d’ailleurs. Mais m’en veux pas, je pense que c’est le genre de choses qui pourra jamais changer. Un truc naturel, tu vois, qu’on contrôle pas vraiment. » Elle a beau être indépendante depuis longtemps, elle reste sa petite sœur. Et elle a tellement souffert dans le passé qu’il a forcément encore envie de la protéger. « Même plus que quand tu avais cinq ans, imagine un peu... À l’époque, il fallait seulement s’assurer que tu manges pas trop chaud ou te tenir la main pour traverser la route, ce genre de choses. Maintenant, il y a plein d’autres choses à surveiller pour assurer tes arrières, comme ces fameux bad boys que tu attires tant. » Teddy le dit sur le ton de l’humour, mais ce n’est peut-être pas tout à fait faux. S’il n’est pas du genre à se mêler de sa vie (elle est grande, elle fait ce qu’elle veut et il n’a pas son mot à dire sur les choix qu’elle fait), il n’empêche qu’il sera toujours là, dans les parages, pour s’assurer qu’elle va bien. « Ouais, on devrait se fixer un rendez-vous, genre bi-mensuel. Interdiction de le louper, sauf nécessité absolue. Qu’est-ce que t’en dis ? »