between two drops of sweat (marcus)

Mercredi 28 avril 2021,
Wellington Ice Skating
@Marcus James

Le petit russe venait d'arriver au centre d'entraînement. Il reprenait doucement les entraînements, après sa fuite à Noël pendant un mois. L'équipe lui en faisait baver, on le testait et c'était bien normal, il avait chié dans la colle. Les autres joueurs de l'équipe étaient un peu plus durs avec lui, qu'avec les autres, et il l'acceptait sans rechigner. Pour lui, c'était sa punition pour les avoir mis dans la merde. Pourtant, malgré tout, le plus jeune de l'équipe ne voulait pas baisser les bras. Le hockey, c'était toute sa vie. Il le pratiquait depuis l'âge de cinq ans, c'était son sport, son univers, son dada. Il n'y avait personne sur cette terre qui pouvait lui dire quand il devait jouer ou non, c'était lui qui décidait. En Russie, Piotr s'était donné les moyens de réussir une jolie carrière (non professionnelle) dans le hockey. Il avait suivi des dizaines d'entraînements dans les montagnes russes, il avait fait des trails dans la neige, sous le soleil estival, il avait traîné plus lourd que son propre poids sur des kilomètres. Il avait sué comme un porc toute sa détermination pour ce sport, pour évoluer, pour accroître ses compétences, sa rapidité, ses réflexes. Et bien qu'il ait perdu de tout cela depuis son départ de la Russie, il avait envie d'essayer de retrouver un peu de ce niveau qu'il avait là-bas. Comme un challenge personnel. Face à son casier, Piotr était en train de retirer ce qui allait le déranger pendant son entraînement. Laissant vêtements et bijoux dans son casier, Piotr enfila sa tenue, patins comprit. Sa cross à la main, il fini par rejoindre le reste de l'équipe sur la glace pour débuter l'entraînement. Et encore une fois, on ne le ménagea pas. Mais ça lui allait, même si c'était dur d'encaisser, de se relever, de louper une passe, il dépasserait tout ça. Il prendrait sur lui. Et quand ils voudront lui refaire confiance, il sera prêt. Il sera là. Il les ferait gagner.
Le petit russe remarqua alors aussi, que dans le public absent, se trouvait néanmoins quelques têtes qu'il reconnaissait. Notamment les familles de certains de ses coéquipiers qui venaient assister aux entraînements. Et puis, il y avait cette tête, métisse. Piotr sourit dans son casque en voyant son nouvel ami l'observer jouer. Il avait rencontré Marcus peu de temps après son arrivée, tout était encore très frais. Mais ce mec était cool, il était sportif, il le regardait souvent jouer et Piotr aimait bien, car ça lui permettait d'avoir un regard extérieur sur ce qu'il ne pouvait pas voir sur la glace. Marcus lui avait donné des bons conseils et Piotr savait qu'il pouvait tirer quelque chose de bénéfique de lui, au delà de vouloir se montrer accueillant avec un nouvel habitant de l'île. Comme Maxyne avait pu le faire et l'être avec lui, il voulait lui aussi, à son tour, faire de même.
L'entraînement se continua, et puis avant la fin de celui-ci, on demanda à Piotr de quitter le terrain pour le banc. Voilà comment ça se passait à l'entraînement en ce moment, on lui faisait payer le fait qu'il n'ait pas été loyal envers eux. Même si ça le frustrait, même s'il avait encore envie de jouer, qu'il aurait pu gagner là, il acceptait cette contrepartie. Encore sous les nerfs du jeu, de l'adrénaline de son sport favoris, Piotr se laissa glisser jusqu'à la sortie de la patinoire. Il retira son casque, dévoilant alors son visage en sueur. Il avait tellement chaud dans sa tenue complète. S'approchant du banc, il posa sa cross et son casque, prenant une serviette pour y plonger son visage, essuyant la sueur qui émanait de lui.

Marcus s’était fait un nom dans le monde de la boxe. Même s’il demeurait amateur, trop vieux pour faire carrière, il faisait sans cesse des apparitions remarquées. Il y avait des choses à perfectionner dans sa pratique, il en avait bien conscience, mais il écoutait les bons conseils qu’on pouvait lui donner et cela portait ses fruits. Du moins ça, c’était avant qu’on ne lui colle une balle à trois centimètres de la colonne vertébrale et que sa vitesse d’exécution soit réduite de moitié. On lui avait tout simplement interdit de reprendre la boxe tant que sa rééducation n’était pas terminée. Cela faisait presque un an et tout ce qu’il pouvait faire, c’était frapper en boucle sur un sac en espérant qu’il ne lui revienne pas dans la figure. Ça lui tirait dans le dos à chaque fois, bien plus que dans les bras, mais il serrait les dents. Des souffrances, il en avait vu d’autres, mais il était condamné à attendre la fin de sa récupération pour reprendre les matchs et la compétition. En attendant, il se contentait de la natation, des simulations de jeux vidéo et d’aller observer ce qu’il pouvait.

Récemment, il s’était mis à suivre le hockey sur glace. Avant de revenir à Island Bay, il ne s’était jamais intéressé à cette discipline et pourtant, il découvrait maintenant qu’elle pouvait être passionnante. Il était encore novice sur les règles qui régissaient un match et sur les différents postes, mais il commençait à apprivoiser le sens global du jeu. L’équipe de Wellington ne se débrouillait pas mal dans le domaine. Elle était composée de fortes têtes et dans l’assemblée qui la formait, Marcus avait repéré un petit jeune de vingt-et-un ans dont la détermination n’était pas à prouver. Presque naturellement, il était allé vers lui pour le complimenter sur son jeu tout en restant mesuré. Mark n’était pas le genre de type qui s’emballait sur une rangée de qualités et en faisait des tonnes. Il savait rester dans la bonne tonalité : suffisamment pour encourager, trop peu pour s’enflammer. Piotr – c’était comme ça que son poulain à patins s’appelait – lui rappelait un peu ses débuts dans le sport. Le courant était passé directement entre eux, sûrement parce qu’ils parlaient tous deux le même langage quand il s’agit de courir derrière un objectif.

Les temps étaient plutôt maussades pour le russe. Il s’était attiré les foudres de l’équipe et elle lui faisait payer, mais il acceptait la sentence, ce que Marcus respectait. Du haut de ses vingts-et-un ans, Piotr faisait preuve d’une maturité admirable. Quand celui-ci regagna le bord du terrain, son admirateur descendit les quelques marches – qui lui semblaient être celles de la muraille de Chine – pour le rejoindre. Il s’assit à côté de lui et lui tendit une gourde d’eau fraîche. « T’en fais pas va, ils finiront par comprendre qu’ils se tirent une balle dans le pied à force de te sortir trop tôt » dit-il avec un sourire rassurant. Il faisait ce qu’il pouvait. Les mots, c’était franchement pas son atout primaire. « J’suis sûr que ça va s’arranger. Tu voudrais qu’on aille manger un truc, un de ces jours, quand tu sentiras plus le lama ? ». Il faisait frais dans la pièce, mais Piotr ne ménageait pas ses efforts…

Tandis que son visage, souillé par la transpiration, était en train de mourir fiévreusement dans sa serviette, le petit russe prit place à l'aveugle sur le banc. Son rythme cardiaque était encore sous les effets de l'entraînement, sa respiration était rapide et forte, tandis que finalement, une bouteille d'eau apparu dans son champ de vision, près de son visage. Il aurait pu avoir peur, mais non, si bien qu'il se tourna vers le métisse qui était venu jusqu'à lui. Piotr lui sourit tout de suite, content qu'il soit venu jusqu'à lui « hey ! » lança t-il en attrapant la bouteille d'eau « merci » souffla t-il épuisé. Il laissa la serviette tomber sur le banc, avant d'ouvrir la bouteille d'eau pour en boire presque la moitié. Son avant-bras passa sur son front, tandis que Marcus lui soufflait quelques mots. Piotr, à cet instant, était encore sous le feu de l'entraînement. Aussi bien par les battements accrus de son cœur dans sa poitrine, que par l'esprit mental. Les sportifs connaissent bien cet état d'esprit, cet état de concentration, où l'on cherche à exploiter son plein potentiel. Alors Piotr, il n'était pas encore redescendu de cet état, si bien que les gens pourraient le penser presque con. Les nerfs à rude épreuve, il avait envie d'y retourner. Il observait ses coéquipiers glisser sur la glace, feindre l'air, lancer leur cross et le palet en direction des filets. Il manque son tir. « Putain » grimace Piotr. Selon lui, son coéquipier n'avait pas poussé assez fort avant de se lancer, lui, il aurait été plus rapide. Mais ce que lui dit Marcus lui fit du bien, il avait aussi besoin qu'on l'encourage. Finalement, le métisse lui arracha un sourire et le petit russe, au très gros accent, répondit « tu sais qu'il suffit que j'passe sous la douche pour ça » il tourna légèrement son visage pour croiser le regard de son ami et lui lança « je bosse pas aujourd'hui, on peut aller manger après l'entraînement ? » surtout qu'en règle générale, après l'entraînement, il avait toujours une dalle pas possible.

Même s’il était voué à rester éloigné des rings encore un moment, Marcus se souvenait encore parfaitement de l’adrénaline parcourant chaque de ses membres. Il comprenait Piotr mieux que personne dans la salle. Il voyait bien la rage qui illuminait ses pupilles à chaque fois que l’un de ses coéquipiers ne faisaient pas le bon choix. Pendant ses années lycée, Mark avait fait partie de l’équipe de rugby. Il avait connu les frustrations sur et en dehors du terrain. Piotr allait avoir besoin d’un bon repas pour avaler ce qu’il voyait sans pouvoir rien faire.

« Qu’est-ce que tu fais encore là alors ? Je commence à avoir faim, moi » dit-il avec un sourire amusé quand il parla d’aller prendre sa douche. Il ne travaillait pas aujourd’hui et sans surprise, Marcus non plus. Il avait bien un podcast à enregistrer, mais il serait rentré suffisamment à temps pour le faire. Depuis son retour, il ne sortait pas souvent. Island Bay avait changé. Certes, il savait que tous ses meilleurs amis d’adolescence se trouvaient sur place, mais il ne trouvait pas encore le courage d’aller les confronter. Step by step. Même le meilleur des soldats ne pouvait pas mener plusieurs batailles de face. S’il multipliait les situations tendues, il finirait par se laisser dépasser par l’ampleur des événements et c’était l’une des thématiques sur laquelle il avait grandement muri depuis la dernière fois où ses pieds avaient foulé la zone.

Il envoya Piotr à la douche et profita de la fin de l’entraînement avec sérénité. L’équipe fonctionnait décidément mieux quand le russe était sur la glace, mais il se passerait de lui dire au risque de réactiver sa colère. Quand il vit le jeune homme, la chevelure encore humide, sortir des vestiaires, il sentit l’heure du repas arriver. C’était parfait car voir d’autres se dépenser avait creusé l’appétit de Marcus. Il se leva et disparut des gradins pour rejoindre Piotr. Il était vraiment pressé de pouvoir retrouver toutes ses capacités physiques.

« Alors, qu’est-ce que monseigneur de la glace a envie de boulotter ? » lança-t-il avec une pointe de taquinerie bienveillante. « Vos désirs seront les miens ». Il espérait simplement que Piotr ne deviendrait pas son bourreau en l’emmenant dans un restaurant végétarien.

Il rigola à la plaisanterie de Marcus, manquant de peu de perdre l'équilibre sur son banc. Il essuya son visage à nouveau, avant d'observer un peu son équipe jouer. Pouvait-il manquer la fin de l'entraînement ? Non, en générale, même sur le banc, on fait partie du match, alors on reste, on observe, on apprend. Mais là, il n'avait pas envie de faire attendre Marcus et en plus de quoi, il mourrait de faim et il n'avait pas envie de leur laisser à nouveau l'occasion de le traiter comme un traître. Il prit ses affaires et courra jusqu'aux vestiaires après avoir salué le coach qui l'engueulait déjà. L'entraînement allait prendre fin d'ici quelques minutes, le temps que l'entraîneur fasse son débriefing de l'entraînement. Peut-être qu'il aurait du rester ? Non, il se serait énervé encore plus, se sentant frustré de rester et il savait très bien que l'entraîneur n'aurait pas mâché ses mots, il n'avait pas envie d'écouter ça. Il payerait la note de cela plus tard. Piotr fila ainsi sous la douche, retirant de sur sa peau, l'épaisse couche de sueur. Il se dépêcha tout de même afin de ne pas faire trop attendre son ami. Enfilant ensuite un jeans ainsi qu'un débardeur noir, il faisait encore bon dehors, l'été allait bientôt toucher à sa fin. Il prit ses affaires sales qu'il jeta dans son sac de sport et une fois ce dernier jeté sur l'épaule, son casque de moto à la main et les chaussures aux pieds, il quitta les vestiaires, repassant par la patinoire pour y retrouver Marcus. Le grand métisse s'approcha alors de lui, et ensemble, ils se dirigèrent vers la sortie du complexe. Étrangement, Piotr réalisa alors que son ami lui demandait s'il avait envie de manger quelque part en particulier, sur un ton amusé ; qu'il n'y avait dans ce coin là de Wellington, que des fast-food de grandes chaînes internationales. Son rire amusé envahit l'espace, tandis qu'il replaçait son sac sur son épaule « ça dépend, t'es en voiture déjà ? » parce que lui, il était venu en moto jusqu'ici. Alors il espérait que son ami lui dise que oui, parce qu'à deux sur sa moto, avec un seul casque... non, il n'était pas encore assez à l'aise avec sa moto. Il s'approcha de a bécane, posant son sac dessus et lança « moi j'te propose deux options, soit on va faire une razzia au Burger King à côté... » il mit son casque sur sa tête « on passe par chez moi, je pose mon casque et on peut aller manger une putain de côte de bœuf énorme cuite au grill dans un restau pas loin ? » ouais, il avait besoin de viande. Il adorait manger de la viande après ses entraînements, c'était un truc à lui. Il avait faim.

Un instant, Marcus envia la place de Piotr. Certes, il n’était pas en vogue dans l’esprit de son entraîneur et de ses coéquipiers. S’éclipser de la phase d’entraînement, même en étant sur le banc, n’aiderait à faire remonter sa côte de popularité, mais il faisait partie d’une équipe – d’une famille même – avec son lot de griefs. Mark avait renoncé aux sports collectifs depuis qu’il avait quitté Island Bay, la première fois, et il n’avait jamais eu l’occasion de s’y remettre. Pourtant, il avait eu quelques bonnes expériences en rugby. A présent, il se demandait bien s’il serait encore capable de décrocher une place de titulaire dans une équipe. C’était sûrement l’une des craintes qu’il n’avouerait qu’à lui-même, trop orgueilleux pour l’admettre à quelqu’un d’autre.

Néanmoins, ses pensées s’effacèrent quand il entendit les paroles de son benjamin. Piotr avait facilement dix ans de moins que lui. Cette différence d’âge menait Mark à le considérer comme une sorte de petit frère, même s’ils ne se connaissaient que depuis peu. Il avait bien envie de lui dire qu’il était venu à pied d’Island Bay, mais l’ironie n’était pas la bienvenue à ce moment-là. Pour arriver jusqu’ici, il avait réquisitionné l’un des pick-ups familiaux. Sa famille en avait trois et celui-ci était le moins abimé. S’il venait à rester sur le long terme – ce qu’il n’avait pas encore décidé – Mark investirait sûrement dans son propre véhicule, mais ses plans d’avenir étaient encore trop flous pour le moment pour entreprendre la moindre de ces décisions. « Le carrosse de monsieur a quelques chevaux sous le moteur, effectivement ». Pas à pas, le trentenaire suivit Piotr jusqu’à l’extérieur du gymnase. Il salivait déjà des propositions qu’on lui faisait : a priori, pas de végétarien au programme. Non pas que Marcus n’était pas conscient des avantages de ce régime alimentaire, bien au contraire, il essayait de réduire sa consommation de viande, mais quand il était affamé – ou proche de cet état – il rêvait d’une bonne pièce de bœuf fumante. A chacun son lot.

Les propos qu’utilisaient Piotr étaient suffisamment à savoir quelle option avait sa préférence et ça tombait à pic, Marcus la partageait. « Mec, rien que dans ta façon de présenter les choses, ça s’voit que tu baves déjà à l’idée de te servir de ton couteau à steak alors va pour ça. Tu peux laisser ton casque dans la voiture, j’te redéposerai ici au retour ». Non pas qu’il était sur le point de s’évanouir s’il n’avalait pas quelque chose, mais Marcus était arrangeant. Il pensait au bien-être du sportif qui était à ses côtés. « Va pour le restau, right ? » demanda-t-il en déverrouillant le pick-up qui était garé à deux pas pour le rejoindre.

Les deux hommes à présent sur le parking, Piotr réajusta la lanière de son sac sur son épaule avant de rigoler à ce que lui disait Marcus. « Eh mais tu parles à un p'tit de vingt et un ans, il me faut d'la viande là » dit-il en frappant son ventre de sa main. Ici, sur cette île, on ne pouvait pas dire que la viande était toujours exceptionnelle. On va dire, que comparé à la Russie, ils n'ont pas le même level, mais ici, c'est autre chose. Seulement voilà, pour un gamin toujours habitué à manger de la bonne grosse viande rouge, c'est parfois un peu compliqué d'avoir la sensation d'être rassasié. « En Russie tu pèterai un plomb devant les viandes au restaurant » sourit-il en parlant de son pays. La Russie lui manquait, son père lui manquait un peu aussi, il n'était jamais resté autant de temps sans lui, c'était la première fois qu'il était indépendant. Il avait quitté la seule personne à jamais l'avoir abandonné, le comble, non ? Avançant vers le pick-up de Marcus, le p'tit jeta son sac et posa son casque sur la plateforme arrière, à l'air libre et ouvrit la portière pour se glisser à l'intérieur. Ca sentait le vieux, la poussière et la ferme, et Piotr aimait bien cette odeur. Ca sentait... un air de famille qu'il n'avait jamais connu, finalement. Les deux amis roulèrent alors jusqu'au restaurant, à quelques rues d'ici et se laissèrent installer à une table. Piotr sourit, il aimait bien manger, aller au restaurant, partager un moment comme ça avec un pote. Ici, en Nouvelle-Zélande, il avait toujours eu le chic pour rencontrer des gens extraordinaires, incroyables, lui apprenant à chaque fois une nouvelle vision de l'amitié ou même de la famille, pour certains. Cette île était pleine de promesse, de merveilleux moments de liberté et d'amour. Piotr s'installa alors, remerciant la jeune femme qui les avait emmené jusqu'à cette table. Est-ce que les gens allaient croire qu'ils étaient ensemble ? Qu'ils étaient un couple gay ? Est-ce que ça allait gêner Marcus ? Est-ce qu'au moins, il savait ? Piotr n'était même pas sûr... et il se sentait un peu coupable, parce qu'il assumait tout juste sa sexualité et que tout cela était encore nouveau pour lui. Et si Marcus le rejetait, est-ce que ça allait mettre tous les progrès qu'il avait réussi à faire, en standbye ? Il se râcla la gorge, se sentant pas très légitime à juste partager un repas avec un autre homme. Est-ce qu'il trompait Imrân à faire ça ? Il n'en savait rien, et si son copain lui en voulait ? Après tout, il restait gay, non ? Non. Piotr n'était pas gay, il était amoureux d'Imrân. Cependant, il sorti son téléphone de sa poche pour lui envoyer un message en lui posant la question et lança les yeux rivés sur son écran à son ami en face de lui « je préviens mon copain que je mange ici c'midi du coup » histoire de, c'est bien non ? Alors pourquoi il avait peur de la réaction du métisse face à lui ? Pourquoi son cœur résonnait aussi fort dans ses tempes ? Comme un homme coupable ?

Parfois, Marcus en venait à oublier l’âge de Piotr. A vrai dire, il ne s’était jamais soucié du nombre d’années qui les séparait. Il se fichait bien du total de bougies que le russe aurait sur son prochain gâteau d’anniversaire. Ce qui comptait, c’était de savoir qu’ils pouvaient échanger sur une multitude de sujets. Le suivant était venu sur la table naturellement : les voyages. Marcus avait fait quelques voyages, mais il était loin de pouvoir se targuer globe-trotter. C’était d’ailleurs l’une des résolutions qu’il se voyait prendre à sa vraie remise en forme : voyager davantage. Il n’avait jamais mis les pieds en Russie et ce n’était pas un pays qui figurait sur sa to-do-list jusque-là. Malgré son ouverture d’esprit, Marcus voyait le pays de Vladimir Poutine comme froid, souvent couvert de neige, et pas vraiment accueillant pour les personnes sortant de la « normalité » comme lui, avec sa couleur de peau. Vu comme ça, s’il y mettait les pieds un jour, il faudrait que ce soit pour de bonnes raisons, mais Piotr pourrait avoir de bons arguments. Cela dit, il n’imaginait pas la Russie comme un pays de viande. La seule spécialité liée à la nourriture qui lui parlait était plutôt… liquide et répondait au doux nom de « vodka ». Marcus se souvenait en avoir bu une ou deux fois, mais il échouait à se rappeler le goût. Tout ce qui lui revenait à l’esprit, c’était les lendemains marqués par de terribles maux de tête. « Tu sais que j’ai jamais imaginé faire un saut en Russie ? Vlad’ m’a jamais invité, faut dire… » dit-il pour alléger la situation.

En arrivant au restaurant, Marcu se laissa placer sans la moindre arrière pensée. Tout ce qu’il espérait, c’était que le menu serait à la hauteur de ses espérances. Il s’installa sagement à la table et comprit rapidement que quelque chose trottait dans l’esprit de Piotr, mais il n’arrivait pas à savoir de quoi il s’agissait. S’il était assez doué pour sentir quand la situation était complexe, il ne parvenait pas à en trouver le déclencheur. Ce n’est que quand Piotr lui expliqua pourquoi il s’était saisi de son téléphone qu’il découvrit une piste : il était gay. Ou bisexuel. Ou peu important en fait, il était avec un homme. Visiblement, le russe n’était pas très à l’aise à l’idée d’en parler ouvertement et pourtant, il lui faisait un appel du pied. « Pas d’problème » répondit-il assez naturellement « Tu peux lui dire de nous rejoindre, si tu veux ! ». Du Marcus tout craché : honnête, mais un peu gauche. Toujours était-il qu’il n’avait aucun problème avec la sexualité de Piotr et qu’il se fichait bien de savoir ce qu’il faisait dans l’intimité. Tant qu’il était heureux, c’était tout ce qui comptait. « C’est mes jambes qui marchent plus trop, mais mes mains peuvent encore se mobiliser pour tenir la chandelle… »

Il rigola à la petite vanne de Marcus, bien sûr que personne ne pensait à venir en Russie. De l'extérieur, c'était un pays de fou et sur bien des points, Piotr était de cet avis. Mais pour lui, qui avait grandit dans les grandes villes, dans la luxure, qui avait passé ses vacances dans les montagnes russes à faire des trails de fou, à vivre des expériences dans une nature rude, violente et magnifique... c'était d'une beauté sans nom. Peu de gens arrivaient à voir la beauté russe, qui se cache dans les détails, qu'il puisse s'agir de l'architecture, de la culture, ou de tout autre chose. « T'as jamais mangé d'ours alors ? » lui demanda t-il en levant les yeux vers lui. Eh ouais, et même que c'est méga bon pour lui.
Ils entrèrent dans la salle du restaurant, se laissant guider vers une table. Ce n'est qu'à ce moment-là, que Piotr senti quelques regards -absolument pas méchants- lancés dans leur direction. Lui, ayant été traumatisé par son passé difficile et douloureux, Piotr ne cachait plus son homosexualité en public depuis l'accident de sa sœur, en début d'année. Tout était très récent et surtout, c'était la première fois qu'il y pensait, accompagné par un homme. D'ordinaire, quand il s'agissait de Chance, ou bien de n'importe quel autre ami masculin, il ne se posait pas la question. Pourquoi avec Marcus, il était perturbé ? Peut-être parce qu'il n'était pas sur que le métisse sache qu'il était gay ? Peut-être qu'il était lui-même homophobe ? Peut-être qu'il allait partir, le laissant seul ici, peut-être qu'il ne le reverrait pas ? Piotr avait parfois la sensation que c'était le risque à prendre, en avouant qui il était vraiment. Bien sûr, si les gens devaient réagir ainsi, heureusement qu'ils sortaient de sa vie sur le champ, il n'avait pas besoin de ces gens là dans sa vie... mais c'était encore une fois, une forme de rejet, d'abandon, et c'était dur. Alors comme pour retirer l'épine du pied le plus vite possible, il sorti son portable, évoqua Imrân et le cœur battant, attendit la réaction du métisse face à lui. Il releva la tête quand Marcus lui proposa de prévenir Imrân pour qu'il les retrouve ici. Il sourit doucement et tout en agitant son portable, lui répondit « non t'inquiète, il mange sur le campus ce midi » alors que son cœur battait dans sa poitrine. Piotr se rendit compte aussi, que Marcus était la première personne qu'il rencontrait vraiment, avec Zoë, depuis qu'il affichait, assumait et respectait son couple avec Imrân. Depuis qu'il avait avoué à ses proches son homosexualité, depuis qu'il avait changé de travail, qu'il était revenu, qu'il avait grandit. Avec Marcus, le truc chouette, c'était qu'il n'était pas obligé de savoir tout ce par quoi il était passé il n'y a pas si longtemps que ça. C'était comme débuter une nouvelle page blanche, c'était agréable tant c'était rempli d'espoir. « Et toi alors, tu as quelqu'un dans ta vie ? » demanda t-il en ouvrant enfin le menu. Parce que finalement, il y avait plein de choses qu'ils ignoraient encore sur l'un et l'autre. A chaque fois ils parlaient beaucoup de sport, de rythme de vie, d'emploi du temps, mais jamais de leur vie personnelle. Et là, c'était l'occasion d'en savoir un peu plus.

Manger un ours ? Marcus fit les gros yeux à l’évocation de cette idée. Alors certes, il avait suffisamment d’éducation pour savoir qu’il existait un tas de cultures différentes de la sienne et qu’il ne devait pas s’étonner de certaines pratiques, mais il éprouvait une forme de dégoût mêlé à une pointe de tristesse en pensant à la scène. L’ours était l’un de ses animaux préférés. Évidemment, dans ces conditions, ça devenait tout de suite plus compliqué de s’imaginer en manger avec une petite sauce barbecue. Il répondit par une mine boudeuse à la question de Piotr. « Erk. Jamais, et je ne vais pas ajouter ça à ma bucket list. J’préfère encore m’enfiler des litres de vodka ». Cliché, mais tellement vrai dans ce cas.

Mark était un habitué des restaurants. Non pas qu’il roulait sur l’or et pouvait se permettre tout et n’importe quoi sans se soucier de l’addition à la fin du mois, mais il aimait les sorties simples entre amis. Il n’avait jamais été un grand admirateur de fêtes bruyantes où personne ne s’entend. Son truc à lui, c’était de se retrouver avec ceux qu’il apprécie sans avoir l’impression que le monde va plus vite que lui. Il ne pensa pas un instant à ce qu’on pouvait s’imaginer en le voyant avec Piotr et même s’il avait eu la moindre idée en ce sens, il s’en serait sûrement amusé. Le conformisme, Marcus s’en fichait éperdument. Déjà avant son accident, il était plutôt du genre à sortir du rang, mais l’évènement tragique qui l’avait immobilisé pendant des semaines et des semaines n’avaient pas aidé à l’assagir. De toute façon, il était comme ça depuis l’enfance, c’est bien pour cette raison qu’il n’avait pas suivi la tradition familiale en s’installant au ranch et qu’il avait décidé de jouer les cowboys des temps modernes.

Parfois, il oubliait que Piotr avait l’âge de poursuivre des études. Il était tellement impliqué dans son sport et au garage que Mark avait l’impression qu’il était dans cette voie depuis toujours. Aux mots de son compère russe, il comprit que son copain était étudiant. Aussi à l’aise qu’il soit dans cette conversation, il ne se voyait pas poser de questions. C’était sûrement un défaut pour certains, mais Markus détestait passer pour le curieux de service. En plus de ça, il avait une sorte de sixième sens pour flairer la situation délicate et mettre les pieds dans le plat.

L’évocation de sa vie sentimentale le fit sourire. Il aurait bien aimé pouvoir répondre à l’affirmative, mais son passé amoureux n’était pas de cet avis. Il avala une gorgée d’eau qui se trouvait dans son verre puis reposa le contenant en essayant de formuler les choses de la meilleure façon qu’il soit. « Personne, faut dire que ces derniers mois, j’ai pas eu trop l’occasion de m’occuper de ça » dit-il en faisant référence à sa rééducation. « J’ai été marié pendant trois ans à quelqu’un de génial, mais la vie a fait que nous nous sommes séparés il y a trois ans. Depuis, c’est assez calme, voire même ennuyant, mais c’est pas vraiment le moment pour penser à ça ». Aussi surprenant que ça puisse paraître, les raisons qui l’avaient poussé à revenir à Island Bay faisaient aussi qu’il n’était vraiment pas dans le bon état d’esprit pour entamer une nouvelle relation, même éphémère.

Il se saisit de la carte que le serveur leur apporta et son cœur se mit à battre aussi fort qu’en amour devant le choix que le restaurant pouvait proposer. Il ne savait plus où donner de la tête alors il se tourna vers Piotr en quête de conseils. « Si je m’écoute, j’engloutis toute la carte et mon kiné m’envoie en centre fermé, condamné à manger des brocolis et du yaourt pendant des mois. Tu prends quoi, toi ? »

« C'est vrai que vous appelez ça de la vodka ici » lança t-il en prononçant bien ce nom russe, dans sa langue natale. Il rigola légèrement, se souvenant de ses retrouvailles avec Reira, sa grande sœur. Ils avaient voulu boire à cette rencontre improbable, à l'autre bout du monde, et avaient désespéramment cherché une bonne vodka. Celle qu'ils avaient en Russie n'avait rien à voir avec ce qu'il y avait ici, c'était une vérité. Piotr laissa son portable sur la table, regardant à nouveau le menu qu'il venait d'ouvrir. Questionnant son ami sur sa vie amoureuse, il fut étonné -et ne le caca pas le moins du monde- devant l'annonce d'un mariage. Marcus avait été marié ? Venait-il de mettre le pied dans le plat ? Est-ce qu'il était veuf ? Oh non, faîtes qu'il n'ait pas fait cette boulette. Sa voix laissa échapper son doute « ah... » captant l'attention de son ami. Mais Marcus lui expliqua bien vite qu'ils s'étaient séparés et qu'il ne s'agissait pas d'un drame -du moins en théorie. De plus, il expliqua au plus jeune qu'il n'avait clairement pas la tête à tout ça. Piotr savait que l'amour et les relation humaines étaient un vaste domaine rempli de nuances personnelles à chacun. Mais il vivait une histoire tellement forte avec Imrân qu'il oubliait parfois que ce n'était pas toujours aussi simple et évident pour tout le monde. Il rigola quand son nouvel ami changea de sujet et il lança en arquant un sourcil « je mets toujours trois heures à traduire déjà donc... » il n'avait pas encore choisi. Durant quelques secondes, le silence s'invita à leur table, sans aucune gêne. Juste le temps d'être concentré sur la lecture des plats, pour faire son choix. « Ah yes » lança t-il en trouvant enfin quelque chose qu'il reconnaissait et qui lui faisait envie. « J'crois que ça va partir sur une côte de bœuf avec des grosses frites maison hein » les yeux rempli d'étoile. Oh oui, il était jeune, dans la fleur de l'âge et bien que son emménagement avec son homme lui ait fait prendre quelques kilos, il avait de la marge avant de commencer à se tracasser pour sa santé. Il sourit alors en posant le menu sur la table, désignant silencieusement la cloture de son choix.

Piotr avait un accent russe à couper au couteau. S’il était bien présent quand il s’exprimait en anglais, Marcus avait pris un aller-retour express pour la Russie en l’entendant prononcer le mot « vodka ». Il était sûr que la boisson n’était pas à la hauteur de celle qu’on pouvait trouver dans le pays de l’hémisphère nord et pourtant, le trentenaire ne parvenait pas à se souvenir de la dernière fois qu’il avait ingurgité ce liquide. L’alcool fort, ce n’était pas tellement son truc. Il faut dire qu’en tant que flic, sur le terrain qui plus est, il avait longtemps banni l’alcool de son quotidien et il ne comptait pas perdre cette bonne habitude en revenant à Island Bay.

A la mine déconfite de Piotr à l’évocation de son divorce, Marcus lâcha un petit rire. Pour quelqu’un d’amoureux comme semblait l’être le russe - il suffisait de voir son engouement à l’idée de parler d’amour - parler ainsi devait être une douche froide. Il tenta de rassurer son récent ami. « Ne t’inquiète pas, je suis guéri et elle va très bien ! Elle a même eu le temps de trouver quelqu’un d’autre » annonça-t-il sans ambiguïté. Bien sûr, il n’était jamais agréable de se savoir remplacé, mais pour son ancienne épouse, Marcus avait mis sa fierté de côté. Elle était heureuse, ils étaient en bons termes, c’était l’essentiel.

Le jeune homme dégageait une telle assurance que Marcus avait oublié que la barrière de la langue pouvait encore être un problème. Simplement, l’idée que ce fut pour manger changeait la donne : n’importe qui était capable de se surpasser quand il s’agissait de passer commande. Du moins, c’est ce que l’ancien flic pensait. Pour Piotr, ce sera une côte de boeuf, sans aucune hésitation. Pour Marcus par contre, le choix était plus difficile. Depuis son plus jeune âge, il rencontrait des difficultés pour choisir sa nourriture. Heureusement pour lui, le restaurant avait pensé aux indécis. « Monsieur a du goût ! » répondit-il en invitant le serveur, qui les guettait du coin de l’eau, à venir à leur rencontre. Il laissa le plus jeune commencer, plus par politesse que par usage, et quand vint son tour, énonça dans hésitation qu’il voulait une « planche » avec différentes viandes cuites au feu de bois. Son estomac grognait déjà d’appétit. Une fois le serveur parti et leurs commandes annoncées, Marcus put se concentrer sur ce qui lui paraissait essentiel, au moins à cet instant. « Alors comme ça t’es en couple, ça fait longtemps ? J’me doutais que t’allais briser des coeurs de toute façon… » dit-il avec plus ou moins de sérieux. S’il était tout à fait honnête, Marcus pouvait facilement avouer que Piotr avait du charme, ne serait-ce que par son côté sportif, et il était sûr que ce dernier en avait conscience.

La femme de Marcus, du moins son ex-épouse, était bien vivante et elle allait bien. Et le plus jeune ne pu s'empêcher de soupirer en croisant le regard de son ami. Il se rapprocha par dessus la table, assez pour lui avouer tout bas « j'ai eu très peur d'avoir abordé le sujet d'une femme morte ». Son choix de mot était cru, peut-être, mais quand on est un étranger vivant dans un pays qui n'est pas le sien, on apprend les mots les plus pertinents, pour se faire comprendre. Les nuances arrivent plus tard. Si bien que finalement, ce genre de phrase maladroites peuvent apporter des rires, ou des gros malaises, ça dépend les accompagnants. Alors que leur serveur revenait vers eux pour prendre leur commande, Piotr se commanda un coca aussi pour patienter en attendant que leurs plats ne soient préparés en cuisine. Il sourit au serveur et le laissa partir, alors que son jeune ami lui demandait depuis combien de temps il était en couple. A l'évocation de son petit ami, un doux sourire charmeur se dessina au coin de ses lèvres, tandis que ses mains dépliaient sa serviette pour la poser sur ses cuisses. « Ca fait plus de six ans là » avoua t-il, fier comme un bœuf. Beh oui il était fier, et pas que ! Ils avaient su rester ensemble alors que le chemin avait été semé d'embûches et surtout, leur relation était saine. Et ça, c'était un cadeau, un vrai cadeau de la vie. « On s'est rencontré en Russie, j'avais quinze ans » expliqua t-il alors. « Et jusqu'à lui j'savais pas que... » il n'aimait pas dire qu'il était gay, car encore une fois à ses yeux russes, il n'était qu'amoureux d'Imrân. Il n'y avait eu que lui, et il n'y aurait que lui, c'était quelque chose de parfaitement encré dans sa chair à lui et il savait que Maximoff pensait pareil à leur sujet. Il haussa les épaules et puis lui expliqua « en Russie les... les gays sont pas du tout accepté » avec toujours son gros accent. Il regarda un peu autour d'eux, sur les tables, ne voyant aucun couple gay dans ce restaurant -a priori. « On s'est caché pendant plus de cinq ans » avoua t-il alors et en le disant, il se rendait compte de ce que ça signifiait vraiment, finalement. « On a aussi vécu un truc très difficile là-bas, on s'est fait agressé et c'est ce qui m'a fait partir du pays pour venir là » avoua t-il alors, en croisant le regard de son interlocuteur. « Imrân m'a rejoint y'a environ un an » sourit-il alors largement. « Et on vit dans une maison » et il en était fier, de leur nid d'amour, même si c'était son père qui en payait le loyer, il était fier de vivre avec l'homme de sa vie, dans un pays qui ne cherche pas à les tuer pour ce qu'ils ont de plus beau : leur amour.

Son ex-femme, morte ? Marcus ne pouvait pas l’imaginer. Elle faisait du paysage de sa vie depuis suffisamment longtemps pour lui donner l’impression d’être là depuis toujours. Certes, il avait quitté Auckland et ils avaient divorcé, mais ils s’étaient aimés assez fort et tout aussi respectueusement pour pouvoir maintenir une relation amicale saine, même après avoir convenu de leur séparation. A cet instant, qu’il s’agisse d’une faute de clarté de sa part ou d’un manque de connaissance de la langue du côté de Piotr, Mark se réjouit de ne pas avoir à répondre à l’affirmative à son jeune ami. Il avait presque envie de partager avec lui la nouvelle selon laquelle son ancienne épouse portait la vie, mais il n’était pas sûr que ce soit réellement le moment. Aux yeux de certaines individualités, le fait que l’ancien flic soit heureux de voir son ex-amour si épanouie pouvait sembler étrange. Pourtant, Marcus le savait, leur relation avait été bien réelle. Il parvenait simplement à faire abstraction de sa douleur - profondément enfouie - de ne pouvoir devenir père. La joie que sa plus belle histoire d’amour soit à nouveau heureuse après leur rupture dépassait toutes les considérations égoïstes que certains pouvaient ressentir. Sans porter aucun jugement, il regrettait parfois qu’on ne perçoive pas les choses à sa manière ou pire : qu’on lui dise ce qu’il devait éprouver et comment il devait se comporter.

A ouïr l’histoire d’Imrân et de Piotr, un sourire sincère se forma sur les lèvres généreuses de Marcus. Le russe était fier de dresser le portrait de sa romance et il avait bien des raisons : les deux jeunes garçons avaient résisté à bien des tempêtes ensemble, là où d’autres auraient pu céder. Ce qui peinait l’ancien flic, c’était la chasse aux sorcières que pouvaient faire une partie de la Russie de 2021. Il avait beau tourné les choses dans tous les sens et entendre les arguments religieux, il regrettait que de tels évènements se produisent encore aujourd’hui au point de mener à la fuite. Furieux intérieurement, Marcus fit l’effort de se contenir devant Piotr. Ce dernier devait bien se douter de ce qu’il ressentait à l’égard de ces faits, mais il tenait à se concentrer sur le positif. A présent, les tourtereaux étaient installés et si la Nouvelle-Zélande avait encore de nombreux pas en avant à faire, il savait qu’ici, Imrân et Piotr étaient plus en sécurité. « C’est une belle histoire… et vous avez votre fin heureuse » dit-il pour couronner le tout. A seulement vingt-et-un ans, Piotr avait réussi à sécuriser son environnement et celui de ses proches. Il fallait beaucoup d’abnégation pour ça.

Un peu plus tard, on leur servit leur commande. De la viande à s’en faire exploser l’estomac. Si Piotr avait bien des moyens de l’éliminer ce repas, Marcus ne pouvait pas vraiment en dire de même. Son activité sportive était bien limitée, mais il savait que le retour à la vie normale ne tarderait pas et c’est pour cette raison qu’une question lui vint à l’esprit. « Quand j’aurais retrouvé un semblant de forme physique, tu m’apprendrais quelques moves de hockey ? j’ai toujours été un sportif curieux ».

Le morceau de viande, saignant dans son assiette, pourrait à lui seul démontrer la paradoxe humain. Parfois tellement surnaturel et en même temps, sans arrêt profondément encré dans les racines de notre Humanité. Ils étaient attablés, comme deux hommes des cavernes devant leur gibier, prêts à en découdre avec l'animal qu'ils auraient suivi pendant des jours dans la brousse et qui aurait probablement tué quelques hommes de leur clan. Sombre histoire. Son couteau déchire la chaire, sa fourchette l'approche de ses dents, il croque, il tire, il mâche, il avale. « Délicieux » signifie t-il à son ami, alors que Piotr venait tout juste de lui faire part de son histoire avec Imrân. Il sourit même à ce que le policier lui disait, hochant la tête à l'affirmative. Oui, ils avaient enfin droit à leur épisode de bonheur et clairement, ils ne se privaient pas d'en profiter et surtout, que le monde entier assiste à cela. Il était hors de question de se cacher, hors de question de pleurer en se maudissant d'être comme ils étaient. Parce qu'ils ne faisaient rien de mal et que les seules règles dont ils s'affranchissaient avaient été créées par des gens sans cœur et sans cerveau. Il haussa les épaules et rigola doucement quand Marcus lui demanda de lui apprendre quelques trucs au Hockey. Il croisa son regard, laissa son œil glisser sur les muscles qu'il voyait de sa place, dessinés sous la peau ou les vêtements du beau métisse. « Avec plaisir » il croqua à nouveau dans sa viande, ne lui laissant aucun répit « tu sais qu'on a besoin de nouvelles recrues en plus » lui lança Piotr en le désignant avec sa fourchette, toujours à la main. Il aimerait tellement que Marcus rejoigne l'équipe, ils auraient bien besoin d'un mec comme lui. Il était rapide, agile, parfois sans appel et en même temps, Piotr le voyait déjà faire le lien entre tous les garçons de l'équipe, parfois différenciés par l'âge. « D'ailleurs je t'ai jamais demandé » commença t-il par dire, en terminant de mâcher sa viande dans sa bouche fermée. « Il s'est passé quoi pour que tu sois obligé d'y aller doucement avec le sport ? » en espérant là encore, ne pas tomber les pieds dans le plat. Piotr n'était pas trop du genre à réfléchir beaucoup avant de parler, si bien qu'il se retrouvait souvent à devoir s'excuser de poser des questions qu'il ne devrait pas. Mais c'était comme ça. Le plus jeune savait que Marcus était un flic et d'ailleurs, il avait repensé à cette époque, il n'y a pas si longtemps quand on y pense. Cette période où il avait pensé à faire du petit trafic de drogue, peu de temps après avoir retrouvé sa sœur. Il l'avait fait quelques fois seulement, sans pour autant s'y mettre pleinement. Imrân était arrivé en ville, l'idée de faire de la merde avec de la drogue lui avait donc passé. Mais Piotr avait cette partie de lui, qui aimait danser autour des flammes. Sauter au dessus du feu, espérant ne pas se blesser mais aimant cette sensation si particulière d'avoir réussi à le faire sans une égratignure. Quoi de plus primaire que cela ? Alors savoir qu'on est ami avec un policier, ça calme. Surtout quand on l'aime bien comme Piotr aime bien Marcus, il était hors de question de finir au poste de police, ou de lui foutre la honte, n'est-ce pas ?