higher power (alex)

Elle était de ceux qui s’habituent, qui s’adaptent. Elle s’était fait à cette nouvelle vie, retour en arrière. Vingt ans qu’elle n’avait plus vécu à Island Bay. Elle y avait songé parfois, à revenir. Retrouver ses repères laissés des années auparavant, renouer avec d’anciens camarades, d’anciens amis. Envisager de nouveau les déjeuners du dimanche midi chez ses parents. Nala avait toujours repoussé l’idée de revenir pour de bon. Depuis qu’elle était partie pour ses études, sa vie s’était construite loin d’ici, à Auckland. Il y avait eu sa vie professionnelle, mais il y avait eu Evan également. C’était loin, c’était une autre vie - du moins, c’est ce qu’elle se disait. Six ans avaient passé depuis qu’elle avait refusé de l’épouser.
Six ans durant lesquels elle avait bien tenté de se construire. Il y avait eu Marcus pour ça, et son ex-femme. Il y avait eu le travail pour la maintenir à flot. Des voyages, en Inde mais ailleurs. De l’humanitaire. Nala avait essayé de trouver des raisons de rester à Auckland. Le bon salaire, des promesses de passer chef de service dans les années à venir, des moyens supplémentaires. Tout ça n’avait pas suffit. Encore moins lorsque Marcus avait tout tenté pour la convaincre de le rejoindre. Le manque avait été plus fort. Ou alors était-ce sa faiblesse.

Elle était pourtant rentrée, quelques détails administratifs plus tard et un poste à pourvoir dans l’hôpital de Wellington - une aubaine, sans aucun doute. Nala n’avait pas hésité. Tant pis pour les promesses, on lui en promettrait d’autre ailleurs. Ici. Dans ce nouvel endroit. Plusieurs semaines étaient passées depuis son arrivée. Elle s’y faisait. A l’équipe. A l’environnement. A ce nouvel hôpital qui lui était quasiment totalement inconnu. Nala avait pris le temps de trouver ses marques. Enchaînant les visites au travers des couloirs, créant des liens avec ses nouveaux collègues.
Comme toujours. Elle s’adaptait partout, son charisme faisait des ravages - c’est ce qu’on lui disait, elle avait fini par le croire. Suffisamment drôle pour faire rire l’infirmière de bloc, suffisamment passionnante pour passer une heure à discuter avec l’anesthésiste. Ses nouveaux patients l’avaient adoptée aussi - leurs parents aussi d’ailleurs. On la disait gentille et douce, prévenante et professionnelle. Nala savait simplement utiliser les mots justes pour expliquer sans trop inquiéter, pour rassurer sans faire de promesses. Ses débuts à Wellington s’étaient bien passés. Elle en était satisfaite. Heureuse, pourrait-elle dire.
Et parmi ses collègues, une retrouvaille inattendue s’était faite. Un ancien d’Auckland. Ici, lui aussi. Alex lui était apparu, au travers d’un couloir, sans qu’elle ne s’y attende. Perdue, cette rencontre hasardeuse leur avait permis de se retrouver. Comme au bon vieux temps. Nouvel hôpital mais visage familier. Nala s’était trouvée rassurée.

Le jour s’était levé, sa nuit de garde s’était achevée sans encombre. Rien de majeur, en tout cas. Opération à succès sur un bébé de quelques mois, traitement trouvé pour un autre qui guérirait rapidement et retrouverait une vie normale dans quelques semaines. Elle était arrivée en salle de pause, la fatigue baignant ses yeux. Il n’y avait qu’Alex lorsqu’elle était entrée. « Rassure-moi, il reste du café ? » Regard brillant de désespoir, le pas trainant. « Je ne supporterai pas de devoir le préparer. »


@Alex Shim  

Il lui avait fallu quelques temps pour trouver ses marques. Pour s’adapter à ce nouveau cadre, ces nouveaux lieux. Un nouvel environnement qu’elle avait rapidement adopté. Il lui arrivait pourtant de se perdre encore. D’appuyer sur le mauvais bouton dans l’ascenseur, de se tromper de porte. Elle était encore capable de s’adresser à la mauvaise personne, mais Nala savait faire face et en rire. Ses étourderies lui permettaient de rencontrer ses nouveaux collègues, de découvrir des lieux qu’elle n’aurait probablement jamais eu l’occasion de voir si elle s’était contentée de suivre les indications d’un plan. Nala se sentait surtout bien dans ce nouvel endroit. Loin de tout ce qu’elle avait construit, de tout ce qu’elle connaissait. Elle s’en sortait, elle se sentait appréciée. Il ne lui en fallait pas plus pour le moment. Le reste finirait bien par devenir simple.

La majeure partie de son temps, elle le passait ici. Entre les murs de l’hôpital. Par besoin, par envie, par passion. Nala était le genre à tout donner. Trop, sans doute. Son métier était toute sa vie, ou en grande partie. Elle le voulait bien. Elle avait accepté il y a bien des années de devoir se consacrer longuement et intensément à sa carrière. L’ambition avait fini par lui brûler les doigts. L’envie d’innover, de s’améliorer. Le besoin de soigner, de redonner des sourires aux visages larmoyants de patients sans espoir. Elle travaillait beaucoup, ne cessait jamais de faire des recherches. Parmi ses projets, l’essai clinique était en tête de liste. Il y avait aussi les négociations auprès de son chef de service pour faire améliorer les équipements et le confort de ses patients. Et derrière tout cela, il y avait des heures de travail. Des gardes de nuit, longues et épuisantes mais nécessaires. Comme aujourd’hui.

Elle venait de débarquer en salle de pause, quasiment vide à cette heure de la journée, quoique Nala n’avait aucune idée de l’heure qu’il pouvait être. Elle avait simplement besoin de caféine. Et son seul espoir semblait se trouver entre les mains de son collègue de longue date, d’ici et d’Auckland. Un visage retrouvé dans une foule d’inconnus. Un soupir de soulagement avait échappé de sa bouche en entendant ses paroles. Du café frais et fumant. « Tu es mon héros, Alex. Sache-le. » Et encore, les mots lui semblaient bien trop faibles pour le moment. La fatigue était en train de peser sur ses épaules et il n’y avait rien de mieux qu’une tasse de café pour redonner force à ses paupières tombantes. « Je dirais même que ça déborde. » Elle exagérait probablement, mais il fallait au moins ça pour obtenir le privilège de boire la première gorgée de café. « Je viens de terminer ma garde de nuit, j’enchaîne sur la journée. Une grosse opération à l’horizon. Une adolescente, malformation de la colonne, ça promet d’être intense. » Elle préparait cette opération depuis plusieurs semaines en binôme avec son collègue de neurologie. Depuis son arrivée, finalement. Elle y tenait, elle voulait donner à cette jeune femme une possibilité de guérir, de vivre mieux en tout cas. « Et toi ? La journée s’annonce folle et sans ennuie ? »

@Alex Shim

Elle n’exagérait pas vraiment en lui donnant le statut de héros. Dans son quotidien de médecin, le café était une source d’énergie qu’elle ne pouvait refuser. Elle n’en aimait pas forcément le goût, c’était machinal. Pour survivre à de longues heures de travail où le repos n’était qu’un fantasme. Cette tasse tendue, fumante, odorante … Nala en avait rêvé un moment avant d’arriver dans la salle de pause. Tout était calme autour. Le moment était propice, avant la prochaine crise. « Dis-toi que tu m’as sauvé, ça rendra ta journée spectaculaire. Et qu’en offrant tes talents à tes patients, tu le seras aussi à leurs yeux. » En tant que médecin, ils étaient souvent comparés à des héros. Des super-héros sans capes et sans pouvoirs. Dans le regard des patients, cette lueur de magie avait de quoi redonner de l’énergie aux médecins. Elle l’aimait, cette lueur. « Comme j’aurais aimé te voir sous les flashs des paparazzis. Je suis certaine qu’avec cette blouse, tu feras des ravages sur les photos des tabloïds. » Elle avait ri en imaginant ce que cela pourrait donner. Alex avait le charisme pour ça, pour faire la une d’un magazine. Néanmoins, elle lui espérait une couverture sur une revue de médecine. Plus prometteur, plus flatteur. Et même si sa journée lui paraissait calme, ils savaient tous les deux que la médecine était imprévisible. Terriblement sournoise aussi, parfois. « C’est fou comme ça se passe souvent comme ça … mais si, dans ce mélange de boyaux, on pouvait éviter ceux d’un enfant, que je puisse rentrer chez moi. » Elle savait que tout pouvait arriver. Alex avait raison. Tous bons médecins en avaient conscience d’ailleurs. L’heure d’arrivée ne permettait pas de prédire l’heure de départ. Et si Nala n’était pas de garde ce soir, elle savait qu’elle ne pourrait pas rentrer sereine si tel accident avait lieu. Elle n’était pas choquée de parler des propos d’Alex, elle en avait vu d’autres au cours de ses années d’études. Le corps humain n’avait pas trop de secret pour elle. « Même pas, c’est dans 2H. J’ai le bilan pré-opératoire à vérifier, quelques recherches à faire encore pour être sûre et je m’entretiens avec la neuro et l’ortho avant. Tout un programme. » Et Nala avait toujours un peu d’appréhension avant une opération si importante. Elle avait la vie de quelqu’un entre ses mains. Il était hors de question de prendre ça à la légère. « Me faudra peut-être une deuxième tasse de café. » Elle avait souri. « Tu sais, ça m’a rassurée de savoir que tu étais là quand je suis arrivée. Ça a rendu la transition plus facile. » Confidences pour confidences, mais Nala était sincère. Dans cette fourmilière, son visage connu avait apaisé quelques tensions. Elle s’intégrait vite, généralement. Mais les incertitudes n’étaient jamais loin. Alex avait été sa bouée dans ce changement de vie. Quand bien même elle avait grandi ici, les vingt dernières années, elle les avait passées loin d’ici.

@Alex Shim