calling out to the king of demons → clare

Dans son salon, Frank fait les cent pas. Le regard dans le vide, un ongle entre les dents, il heurte un obstacle et l’envoie balader d’un coup de pied sans la moindre considération pour son sort et, même quand l’objet incriminé se fracasse contre le mur en émettant une distorsion de l’inénarrable thème d’une princesse Disney dont il n’a jamais cherché à retenir le nom, révélant ainsi son appartenance à Sarah, Frank ne bronche pas d’un cil. Si l’heure était moins grave, peut-être aurait-il eu une pointe de remord et se serait précipité sur son ordinateur pour passer commande d’un remplacement. Au lieu de ça, il continue sa marche hypnotique, le pas lourd, nerveux, rapide, qui le porte d’un coin du salon à l’autre et le ramène toujours à une fenêtre devant laquelle il s’arrête et scrute la nuit tel un suricate sous amphétamines, la taille de son ongle diminuant un peu plus à chaque fois et menaçant de ne bientôt plus pouvoir protéger la chair de son doigt de l’attaque de ses dents.

Et soudain, Frank n’est plus dans le salon. Clignant des yeux, il sort d’une transe dans laquelle il ne se souvient pas d’être parti. Sa main est sur la poignée d’un placard de la cuisine. Son regard parcourt la pièce et tombe sur les autres placards, presque tous ouverts et Frank comprend qu’il vient d’y chercher quelque chose qui n’a pourtant jamais fait partie de leur inventaire depuis qu’il a emménagé dans cette maison. Dans un frisson, il relâche la poignée et plaque la paume sur la porte, la claquant si fort qu’il entend la vaisselle cliqueter à l’intérieur. Fébrile, il fouille dans ses poches à la recherche de son portable, sans succès. Son ongle saute à nouveau entre ses dents et sa langue perçoit le goût du sang. Il se revoit alors plus tôt, dans le canapé, son téléphone entre les mains.

Frank se rue dans le salon et se jette sur le canapé dont il envoie voler les coussins à travers la pièce. Il dresse l’oreille en entendant un bruit étouffé, caractéristique d’un petit objet qui chute sur une surface tendre et épaisse. Frank fond sur le tapis et referme enfin ses doigts sur son téléphone portable qu’il déverrouille, se retrouvant alors face à la photo d’une blonde plantureuse sous laquelle se déroule une conversation passée à sens unique depuis déjà plus de deux heures et se terminant par un « bon bah si tu veux plus parler va te faire foutre alors » mais Frank s’en préoccupera plus tard ― ou pas. Il balaye frénétiquement l’écran du doigt pour réduire la fenêtre et accéder à l’accueil qui affiche un seul contact rapide sur lequel il appuie aussitôt. Et il attend. Jusqu’au répondeur. Alors il raccroche et rappelle aussitôt, pour retomber sur le répondeur. Raccrocher, rappeler, attendre. Répondeur. Lorsqu’il bondit finalement sur ses pieds, Frank a perdu le compte du nombre de fois où il a effectué cette manœuvre mais c’est assez pour que, en quelques dizaines de secondes, il se retrouve le cul dans sa voiture qui démarre dans un crissement de pneus.

Sur la route, Frank fait appel à ses derniers fragments de lucidité pour se concentrer sur la limitation de vitesse, réflexe salvateur qui lui permettra de ne jeter qu’un coup d’œil à peine conscient vers les néons criards d’un night-shop encore ouvert et dans la vitrine duquel trônent des bouteilles aux reflets aguicheurs. Bientôt, les freins de son Land Rover braillent alors que le véhicule s’immobilise devant le complexe d’appartement numéro 299 du quartier de West Bay et à la porte duquel Frank se téléporte presque, son doigt allant immédiatement trouver le bouton d’appel de l’appartement du sixième étage qu’il se met à matraquer sans interruption, jusqu’à ce que le haut-parleur n’émette un grésillement qui laisse bientôt place à la voix endormie de Clare. Ni bonjour ni merde, Frank ne prend pas le temps d’essayer de comprendre ce qu’elle lui marmonne pour lui faire immédiatement part du niveau crucial de son urgence en aboyant dans l’interphone :

« J’AI PERDU MON CHAT !!! »

En rentrant chez elle ce soir-là, Clare s’était dit que la journée avait été longue et harassante. Une parmi tant d’autres mais ce n’était pas plus mal : elle préférait que ses journées soient à ce point remplies, ça l’empêchait de trop se pencher sur tout le travail qu’elle avait encore à faire sur elle-même. Sans prendre la peine de se faire à manger ni même de se poser quelques minutes devant la télé, elle s’assura que Normie ne manquait de rien et se faxa sous les draps après s’être changée en vitesse. Elle n’en aurait pas besoin mais puisqu’elle ne tenait pas à ce que ses rêves se transforment en cauchemars, elle préféra prendre un somnifère et ce fut le black-out. Jusqu’à ce que la sonnerie répétée de l’interphone ne la réveille en sursaut. Le temps d’une seconde, elle se demande qui et où elle est puis finit par tout replacer. Chez elle, à Island Bay, en sécurité dans son lit alors que la nuit est déjà bien avancée. Ce n’est pas la première fois qu’elle se fait réveiller de la sorte mais c’est toujours un choc. Encore dans le cirage, elle grimace, se frotte les yeux, sort du lit, prend la peine d’enfiler un sweatshirt à l’envers et se traîne jusqu’à  l’interphone qu’elle décroche pour faire taire ce bruit de l’enfer.
« Allô ?! Si c’est encore les jeunes du huitième, vous pouvez aller vous faire voir ! Continuez comme ça et j’appelle les flics. »
Sauf qu’encore endormie, l’articulation n’est sûrement pas tout à fait au top. Dans tous les cas, elle s’apprête à raccrocher quand une voix se met à lui hurler qu’elle a perdu son chat. Par réflexe, Clare écarte le combiné de son oreille et se sent déjà un peu plus réveillée. Le temps que l’information monte au cerveau, elle n’est pas sûre d’avoir reconnu la voix. Tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle l’a déjà entendue. A force de réflexions, elle parvient néanmoins à faire le rapprochement.
« Frank… ? Je t’ouvre. »
Et c’est ce qu’elle fait en appuyant sur le bouton. Puis elle se tourne vers le coin-cuisine et s’y dirige tout en relevant ses cheveux à l’aide de l’élastique qui se trouve constamment autour de son poignet. S’il faut qu’elle deale avec son filleul cette nuit, il va lui falloir un peu de caféine dans le sang. Raison pour laquelle pendant qu’il monte, elle fait réchauffer le café du matin, donc. Tout en réfléchissant à ce qu’il lui avait dit. Perdu son chat. Clare connaît un peu la bestiole et se demande une minute pour quelle raison on voudrait la retrouver mais… C’est Frank. Il a beau menacer d’attenter à la vie de l’animal encore et encore, il l’adore. Sans attendre qu’il frappe à sa porte, elle y retourne pour enlever la chaîne de sécurité et ouvre pour l’attendre dans l’encadrement. C’est ainsi qu’elle entend ses voisins se plaindre dans tout ce raffut, tout en précisant que c’est pas étonnant, c’est encore ces tordus du 6-B. Charmant… Voyant les portes de l’ascenseur s’ouvrir, elle n’essaye même pas de sourire et le fait entrer directement.
« Okay alors, t’as déjà fait le tour du quartier ? Il a disparu depuis longtemps ? »
Peut-être pas le bon ordre mais c’est l’intention qui compte.
« Je vide mon café, je m’habille et on s’y met. »

Bien que Clare ait répondu à l’interphone, Frank garde son doigt sur le bouton, prêt à le harceler de nouveau. Clare pourrait aussi bien lui répondre « entre mon bichon, j’ai justement des cookies qui sortent du four » que « non, désolée, il est trop tard, va bien te faire enculer, cordialement » ça ne ferait aucune différence : le cerveau de Frank, embrumé par sa détresse, n’est pas en mesure de se donner la peine de déchiffrer la distorsion de voix qui sort du haut-parleur. Ce n’est que lorsque résonne le signal sonore d’ouverture de la porte qu’il se décolle du bouton pour se projeter sur cette dernière et l’ouvrir d’un coup d’épaule. En quelques enjambées, Frank se retrouve devant l’ascenseur qui, sur son écran LED, le nargue en lui faisant savoir qu’il se trouve actuellement au dernier étage. Cela lui vaut de se faire lui aussi agresser le bouton jusqu’à ce qu’il ne daigne se pointer au rez-de-chaussée et, avec une impudente lenteur, ouvrir ses portes coulissantes pour laisser Frank pénétrer dans son habitacle. Pendant la montée, Frankie, l’épaule courbée, fixe d’un œil mort la photo du mois accrochée dans l’ascenseur par les soins de la concierge afin d’égayer le quotidien des habitants du complexe. Le mois dernier, c’était un champ de fleurs. Le mois d’avant, une biche au bois. Une autre fois encore, un bébé déguisé en nounours. Cette fois, évidemment, c’est un potichat qui fixe Frank depuis son cadre de bois. Putain de concierge, putain d’ascenseur.

Il n’attend même pas que les portes s’ouvrent entièrement pour se faufiler entre elles et remonter le couloir au bout duquel sa marraine l’attend déjà. Telle une chorégraphie parfaitement inscrite dans leurs muscles, Clare s’écarte et Frank, sans marquer le moindre arrêt, s’engouffre dans l’appartement où il se remet immédiatement à faire les cent pas en se rongeant le doigt. La voix de sa mentor lui parvient comme à travers une couche de double vitrage et Frank réussit tout juste à enregistrer les mots « quartier », « disparu », « longtemps » et « café ». Dans le même mouvement, il pile et fait volte-face dans la direction générale de la provenance de la voix de Clare et débite, les mots dégueulant de ses lèvres plus vite que sa pensée n’est capable de les calculer :

« Je sais pas j’étais pas là je sais même pas comment il est sorti et oui je veux bien du café. »

Une pause, pendant laquelle Frank, les bras écartés tel le tamandua du meme « come at me bro », prend une inspiration par le nez, longue et sifflante, avant d’ajouter entre ses dents, un rictus déformant ses lèvres comme si les mots allaient lui arracher la langue :

« S’il-te-plaît. »

Quand Frank lui fait savoir qu’il prendra bien un café lui aussi, Clare se demande vite fait s’il y en aura assez et peut-être même que c’est pour cette raison qu’elle n’a pas proposé. C’est vrai que c’est pas comme si elle venait de passer juste devant pour mettre la cafetière en marche. Mais, la faute au somnifère, tout n’est pas encore très clair dans son esprit. Tellement qu’elle en oublie d’ailleurs de réagir en l’entendant ajouter le fameux « s’il-te-plaît » qui a si souvent tendance à manquer à ses demandes. Moins depuis qu’ils se connaissent, sans doute. Sans commentaire, elle s’en retourne donc à la cuisine, récupère deux mugs dans un placard et parvient à verser le café sans en mettre partout. Victoire ! Puis elle sort également une brique de lait du frigo, le sucrier et des cuillers et laisse le tout sur le plan de travail pour que son filleul puisse se servir à sa guise. En ce qui la concerne, Clare a pour habitude de noyer son café de lait et d’y mettre un peu de sucre mais ce soir, si elle veut être d’attaque pour parcourir North Bay de long en large, un café noir ne sera pas de trop, compte tenu du fait que sur le temps qu’il lui a fallu pour sortir tout ça, elle a déjà bâillé au moins trois fois à s’en décrocher la mâchoire.
« Bon, panique pas. Je suis sûre qu’il est pas loin et qu’on va le retrouver en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. »
En tout cas elle l’espère parce que Frank habite quand même pratiquement en bordure de forêt et que si Pazuzu a décidé d’aller y faire un tour, va limite falloir organiser une battue pour le retrouver. Exactement comme pour Will Byers. Je sais, ça peut surprendre mais il faudrait carrément qu’elle sorte d’une grotte pour ne pas connaître Stranger Things. Bref, tout ça pour dire que, connaissant l’animal, ça ne l’étonnerait même pas. Juste pour enquiquiner le monde. Surtout son maître, d’ailleurs. Par réflexe, elle touille son café dans lequel elle n’a rien mis et vide sa tasse avec une grimace de dégoût.
« Je reviens. »
En attendant, qu’il fasse à peu près comme chez lui, il connaît bien. Là-dessus, Clare retourne dans sa chambre, troque son short contre un pantalon de jogging et cherche des chaussures de marche. Des fois qu’elle ne se trompe pas pour la battue. Quand elle revient dans la pièce principale, c’est pour annoncer :
« Je suis prête, on peut y aller. Par contre, on va prendre ta voiture. »
Manquerait plus que ça se termine en accident de la route pendant qu’elle le suivait, tout ça.

Il est peut-être un poil trop tard pour suggérer à un Frank en mode full drama queen de ne pas paniquer mais l’intention est là ― bien qu’il ne soit pas réellement capable de la capter, à vrai dire. C’est peut-être pour ça qu’il prend un peu ― juste un peu ― la mouche et, à cette tentative d’apaisement de la part de Clare, lui claque une reconnaissance toute relative :

« Tu m’fais chier avec ton optimisme à la con ! T’en sais rien, si on va l’retrouver ! Si ça s’trouve il est déjà aplati sous une roue d’voiture ! ET JE PANIQUE PAS, MERDE ! »

Non, du tout. D’ailleurs là-dessus, c’est certainement une riche idée de rajouter une tasse de café, ce qu’il s’empresse de faire dès que le perco bipe pour signaler qu’il a terminé son ouvrage, et sans attendre que Clare l’y invite, évidemment. De toute façon, elle a subitement disparu de son champ de vision pour faire ― quoi ? il en sait rien. Changer son tampon, peut-être, c’est un truc que font souvent les nanas quand elles vous plantent dans une pièce sans explication, et puisque Clare est toujours d’une humeur si positive qu’elle en devient exaspérante, Frank serait pas foutu de savoir si c’est la bonne ou la mauvaise période du mois alors ça reste une explication aussi valable qu’une autre. Pas qu’il en ait grand-chose à carrer en vérité. D’ailleurs, lorsque Clare réapparaît, son gros cerveau d’autocentré n’enregistre même pas qu’elle a changé de fringues ― et encore moins, par la force des choses, de quoi que ce soit d’autre. Avec son flegme habituel, elle lui déclare qu’ils peuvent y aller mais qu’ils devront prendre sa voiture à lui. Décollant l’index de la main qui tient la tasse de café, Frank pointe Clare.

« Je savais bien qu’au fond t’aimes vivre dangereusement. »

Voilà, la preuve qu’il panique pas : il est encore capable de lui chercher la petite bête, et cela n’a rien à voir avec le fait que ce soit son mode par défaut, bien sûr. D’une seule gorgée, Frank draine le fond de son café et claque la tasse sur le comptoir avant de foncer vers la sortie. Il est maintenant de nouveau face à sa Némésis du jour : l’ascenseur qui, entre temps, a bien entendu décidé d’aller faire un tour à un autre étage. Cette fois, tabasser le bouton d’appel ne suffit pas à Frank qui décoche un coup de pied dans les portes en pestant à un volume plus qu’indécent à cette heure de la nuit :

« Mais putain magne-toi le cul connerie de machine à la con !! »

Ce qui ne manque pas d’attirer un voisin qui, depuis le cadre de sa porte, est déjà en train de prendre une inspiration pour laisser savoir à Frank tout le bien qu’il pense de son petit numéro nocturne. Mais le Frankie est bien plus nerveux, et donc plus rapide :

« Qu’est-ce qu’il a le vieux, il veut ma photo ?! »

Au moment où Frank l’apostrophe en lui faisant savoir que son optimisme à toute épreuve l’emmerde au plus haut point et qu’elle n’en sait rien de si on va le retrouver – ce qui est vrai, mais autant y croire. S’il n’y a personne pour le faire, les chances que ça soit bel et bien le cas s’amenuisent. C’est ce qu’elle pense en tout cas -, une nouvelle crise de bâillements se fait ressentir. Elle n’est pas en train de le provoquer, mais se dit que ce n’est pas plus mal. De toute manière, ça ne sert strictement à rien de vouloir répondre à un Frank dans cet état parce qu’il serait du genre à vouloir gueuler encore plus fort. Et Clare n’a aucune envie de se faire virer de son immeuble par sa faute, merci bien. Autant le laisser se défouler pendant qu’elle va se changer, donc. Ce qu’elle fait à une vitesse surprenante compte tenu de la lenteur de ses mouvements. Et quand elle revient, c’est pour annoncer à son filleul qu’il vaut mieux qu’ils prennent sa voiture. Sa réaction n’est d’ailleurs pas tout à fait celle escomptée. Elle qui aurait cru l’entendre râler de devoir refaire un crochet par son appartement pour l’y redéposer, il n’en fait rien et se contente d’une remarque qui aurait pu faire froid dans le dos de n’importe qui.
« J’ai survécu jusque maintenant, c’est pas pour laisser ma peau dans un bête accident de voiture. »
Le même optimisme, encore et toujours. Ils quittent alors son appartement dont elle verrouille la porte derrière eux tandis que Frank s’énerve sur les portes de l’ascenseur. Ce qui fait beaucoup de bruit, bien sûr. Et force un de ses voisins à passer une tête par l’embrasure de sa porte. Celui-ci s’apprête à leur faire savoir que ce n’est pas un comportement toléré à cette heure dans cet immeuble mais son filleul ne lui en laisse pas le temps à l’agressant d’abord. Décidément, elle aurait de la chance que personne ne vote pour son renvoi définitif… Avec un sourire aussi doux que possible, c’est à son voisin qu’elle s’adresse alors.
« Veuillez excuser mon ami, monsieur Cooper. Il est un peu à cran. »
Une chance sur deux pour que son ami en question prenne mal cette remarque mais par chance, c’est à ce moment-là que les portes de l’ascenseur décident de s’ouvrir et c’est sans trop de ménagement qu’elle pousse Frank à l’intérieur et appuie frénétiquement sur le bouton de fermeture des portes avant celui du rez-de -chaussée. Prenant appui contre une des cloisons, Clare ne dit rien mais croise les bras en poussant en soupir. C’est pas l’envie qui manque de lui rappeler que la vie en appartement c’est un peu comme la vie en communauté mais elle sait très bien que pour le moment, ça ne servirait à rien. de toute façon, elle n'a momentanément pas la force de discuter.

Si le concierge de service avait l’intention de répondre quelque chose à ça, Frank n’en saura jamais rien, sauvé par l’intervention d’une Clare toujours aussi diplomate. C’est peut-être quelque chose qu’ils ont en commun tous les deux : le bagou. Sauf que ce soir, chez Frank, il est aux abonnés absents. De même que sa patience. C’est pourquoi, se gonflant d’orgueil, il proteste :

« Je suis pas à… »

Mais il ne peut que terminer sa phrase avec un « craaaargh » quand Clare le projette à l’intérieur de l’ascenseur. D’une manière cartoonesque, Frank s’écrase le visage contre le miroir de la paroi du fond, pousse un grognement, et s’en décolle dans une grimace. Lorsqu’il se retourne, les portes de l’ascenseur se sont déjà refermées. Et soudainement, se retrouvant ainsi dans cet espace confiné aux côtés de sa mentor, Frank sentirait presque une très légère brise de réconfort balayer quelques grammes de pression de ses épaules. Suffisamment pour, alors que son regard croise celui de Clare, laisser transparaître, l’espace d’une fraction de seconde, une lueur de vulnérabilité dans ses prunelles noires. Prenant une inspiration, il s’apprête à dire quelque chose, mais l’ascenseur l’interrompt dans un ding et ouvre ses portes entre lesquelles Frank s’engouffre aussitôt, traçant à pas larges et claquants vers la sortie.

Encore une fois, il se retrouve le cul dans sa voiture sans se souvenir d’en avoir ouvert ou fermé la porte. La clé est déjà sur le contact et ses doigts dessus, mais il fige son geste, se souvenant juste à temps qu’il n’est pas censé partir seul. Et quand Clare s’installe finalement côté passager, Frank, grand prince, attend même qu’elle ait mis sa ceinture avant de démarrer. Sur le chemin, il roule lentement, peut-être même trop lentement pour être encore qualifié de prudent. Ses yeux sont comme des radars, scannant les rues de la vitre de gauche à la vitre de droite en passant par le pare-brise. Ils ne sont pas encore arrivés à son quartier mais Frank ne peut s’empêcher d’imaginer que Pazuzu serait capable d’avoir traversé jusqu’à l’autre bout de la ville, uniquement pour le faire chier. Bientôt, les voilà non loin du night-shop que Frank a passé sur le chemin de l’allée et soudain, il ressent dans ses muscles le souvenir d’avoir freiné, juste un peu, sans s’arrêter, sans que son conscient ne l’enregistre. Prenant une inspiration par le nez, il désigne alors la vitrine d’un signe de tête juste avant de la dépasser, et confesse :

« Je crois que j’ai failli m’arrêter, en venant. »

Le problème avec lui, et ça, Clare l’a bien compris au fil du temps, c’est qu’il faut régulièrement le bousculer un peu pour obtenir des résultats probants. Comme s’il n’avait jamais connu autre chose, c’est sa manière de fonctionner. Mais Clare n’est pas – ou en tout cas plus – une brute. Et elle est généralement convaincue de pouvoir arriver au même résultat sans avoir à user de la force. Seulement ça prend plus de temps. Du temps qu’elle n’a pas ce soir, en l’occurrence puisqu’elle doit s’assurer de pouvoir garder un toit au-dessus de la tête. Alors peut-être bien que c’est un peu brutalement qu’elle le pousse dans l’ascenseur mais ça a plus tenu du réflexe qu’autre chose. Cela dit, ça n’a pas l’air d’ennuyer Frank, ça a même plutôt l’air de lui avoir remis les idées un peu en place. Evidemment que non, ça ne va pas l’embêter, c’est comme ça qu’il s’attend à ce que les gens le traitent… Ne reste jamais qu’elle et ses états d’âme, quand ça arrive. Quoi qu’il en soit, une fois que l’ascenseur en a fini avec sa descente, elle le laisse bondir hors de la cabine avant même que les portes aient fini de s’ouvrir et le suit en traînant des pieds. Déjà prêt à démarrer, semble-t-il, il a tout de même la délicatesse d’attendre qu’elle ait pris place et même qu’elle ait bouclé sa ceinture. Ce qu’elle n’aurait sans doute pas fait s’il n’avait pas eu l’air d’attendre quelque chose, d’ailleurs. Comme quoi, s’il pense qu’elle aime vivre dangereusement, lui, un peu moins. Et les voilà donc en route pour North Bay. Le trajet est plutôt lent parce que Frank scrute déjà la zone à la recherche de son chat et qu’elle décide de faire de même, des fois que Pazuzu ait décidé de changer un peu d’air comme de quartier. Mais rien en vue pour le moment. Rien d’autre que la vitrine aussi illuminée qu’un soir de Noël d’un night shop. Auquel son filleul a bien failli s’arrêter, d’après ce qu’il lui en dit. Les yeux de Clare quittent alors la route pour se poser sur lui. Si elle n’avait pas encore mesuré le mal dans lequel il se trouvait actuellement, voilà qui était chose faite à présent. Allant même jusqu’à poser une main sur son épaule en guise de soutien, quitte à ce qu’il s’en défasse d’un roulement d’épaules – ça vaut toujours la peine d’essayer -, elle ne cherche pas à capter son attention, juste à lui montrer qu’elle est là.
« T’as bien fait de venir directement chez moi. Ça prendra la nuit s’il le faut mais on ne s’arrêtera pas avant de l’avoir retrouvé. »
D’une manière ou d’une autre. Ce que Clare n’irait pas jusqu’à préciser puisque son optimisme a tendance à l’exaspérer. Mais elle a quand même envie de croire que cette fichue bestiole a juste décidé de faire chier le monde et va bien. Pas trop loin, si possible. Contre toute attente, elle est la première à descendre de voiture quand il se stationne et sort son téléphone de la poche de son pantalon de jogging pour en allumer la lampe-torche et commencer les recherches.

Frank, instinctivement, perçoit le regard de Clare sur lui. L’habitude, certainement, d’avoir passé une bonne partie de sa vie à se faire constamment surveiller, jauger, condamner. Alors, après qu’il ait mentionné avoir failli s’arrêter au night-shop ― et pas la peine de préciser que c’était pas pour s’acheter des chocolats ― il s’y est attendu, il l’a deviné. C’est pour cela que, quand Clare pose sa main sur son épaule, il s’écarte aussitôt d’un mouvement sec et laisse échapper un petit feulement entre ses dents serrées. Pour n’importe qui, cela passerait pour un simple rejet de contact saupoudré d’une pointe d’arrogance mal placée, comme si Frank était au-dessus de ce genre de mièvres attentions. Quelqu’un le connaissant mieux, en revanche, pourrait percevoir l’éclair de crainte qui point dans ses prunelles et crispe tous les muscles de son corps, de même que l’incrédulité furtive dans le regard en coin qu’il jette à Clare. Quatre ans qu’ils se connaissent, dont plus de deux ans de mentorat, mais Frank ne croit toujours pas en l’existence de la simple gentillesse ― que ce soit en Clare ou en n’importe qui d’autre. Et s’il s’agissait d’un jour lambda, sûrement qu’il aurait répliqué à ça par une provocation visant à ébranler les fondations de sa marraine pour en révéler les véritables intentions ― qu’il projette sur elle tout seul comme un grand ― mais, et ce fait vient d’être mis au clair entre eux, ce n’est pas un soir comme les autres.

Bientôt, Frank se gare devant son allée de garage. Autant commencer les recherches par la scène de crime, pour peu qu’ils découvrent des preuves du méfait du félin méphistophélique qui les mettraient sur la bonne voie. Clare ne perd pas de temps et est déjà dehors, son téléphone en mode lampe torche, alors que Frank n’a pas encore claqué sa propre portière derrière-lui. Peut-être parce qu’il part déjà défaitiste, son esprit se perdant dans la revue vertigineuse des possibilités ― et surtout les plus sombres ― de ce qui a bien pu arriver à son chat. Imitant Clare avec son propre téléphone portable, Frank la rejoint avec un air approprié de chaton perdu qu’il s’efforce de balayer aussitôt qu’il croise le regard de sa mentor.

« Par où on commence ? demande-t-il, observant autour de lui. Je sais même pas comment il a pu sortir. J’ai rien laissé ouvert, j’en suis sûr. »

Et évidemment qu’il a fouillé la baraque de fond en comble avant d’en arriver à la conclusion que Pazuzu s’est fait la malle. Quoiqu’il puisse parfois en laisser paraître dans ses accès d’impulsivité, Frank a quand même un minimum oublié d’être con. Ainsi il lui vient une idée, la plus basique qui soit : celle de remplir ses poumons à fond, de mettre sa mains en porte-voix, et de réveiller tout le quartier avec un tonitruant :

« PAZUZUUUUUUU !!! »

Ben quoi ? On a dit qu’il était pas con, mais on a jamais prétendu que Frank était du genre considéré.

A force de se faire rabrouer de toute part comme ça, on pourrait croire que Clare en aurait marre mais ce n’est pas forcément le cas. Bien sûr, elle a connu plus agréables comme échanges mais elle sent tout de même que sa présence, ainsi que ses marques d’attention envers lui aident un peu son filleul. Ou en tout cas que ça ne lui nuit pas. Sans quoi elle aurait fini par le laisser tranquille au bout d’un moment. Sans en prendre ombrage, elle récupère donc sa main ; ça ne change rien au fait qu’elle est là. Et c’est ainsi qu’ils arrivent devant la maison de Frank. Espérant surtout que l’air frais nocturne finisse par la réveiller tout à fait, Clare est la première à bondir – tout est relatif – hors de la voiture. Et, son téléphone en main histoire d’y voir un peu plus clair, elle se met à balayer le sol de son faisceau des fois qu’il y ait des empreintes de pattes ou encore des preuves de son passage dans une direction ou dans une autre. Mais elle ne voit rien qui sort de l’ordinaire. Entre-temps, Frank a fini par la rejoindre et lui demande par où commencer, avant de lui expliquer qu’il n’a aucune idée de comment Pazuzu a bien pu sortir, pour commencer. Ce à quoi elle répond tout d’abord par un haussement d’épaules.
« Si ça se trouve, il a profité de la porte ouverte quand tu es rentré et il s’est faufilé sans même que tu t’en aperçoives. »
Puis elle médite la question par où commencer les recherches ? Difficile à dire puisque ce n’est pas dans les habitudes du chat de sortir, il n’a donc pas de routine par rapport à ça. C’est sans grande conviction qu’elle désigne une direction d’un geste vague de la main.
« Je vais par-là. On peut se séparer, si tu préfères. On sera peut-être plus efficaces si on prend chacun un côté. »
Ou peut-être que c’est une mauvaise idée et qu’il vaut mieux qu’ils restent ensemble pour effectuer une double vérification, les deux options se valent si on lui demande son avis. C’est alors que Frank se met à hurler le nom de son chat dans l’espoir que celui-ci lui réponde. Une seule fois suffit pour voir que de la lumière s’allume aux étages d’une ou deux maisons.
« Est-ce que tes voisins sont au courant que c’est ton chat qui s’appelle comme ça ? Parce que ça serait tout de même fâcheux qu’ils appellent la police en croyant qu’on est en train d’invoquer un démon mésopotamien. »
Encore que c’est peut-être une référence qui ne parle plus qu’aux gens de leur génération aujourd’hui, elle ne saurait dire. Dans tous les cas, elle a une vague idée de l’avis de Frank sur la question : rien à foutre, sûrement. En ce qui la concerne, Clare opte pour une approche un peu plus discrète en faisant d’abord claquer sa langue puis en sifflant, comme on appellerait un chien parce qu’elle a beau se creuser la tête, elle ne voit comment on appelle un chat et se dit que ça doit être sensiblement pareil.
« Viens là, Pazuzu. »

À l’hypothèse de Clare sur la façon dont Pazuzu aurait pu prendre la fuite, Frank fait grand cas de hausser les yeux au ciel en exagérant sa mimique, montrant bien par là ce qu’il pense de tout ça. Ridicule, comme s’il aurait pu ne pas le remarquer, si ça c’était passé comme ça. Non seulement Pazuzu est loin d’être un modèle de poche mais en plus, en ce qui concerne l’attention qu’il porte à son chat, Frank est autant au taquet qu’avec Sarah. Et si le félin démoniaque avait tenté une telle manœuvre, Frank n’aurait pas hésité une seconde et l’aurait attrapé in extremis, par la peau du cou et même la queue s’il l’avait fallu, pour le faire rentrer à l’intérieur. Ainsi, il aurait bien envie de faire remarquer à Clare qu’il prend son hypothèse pour une insulte, mais elle est déjà en train de bifurquer plus loin en mode faisons deux groupes de un pour mieux répartir les recherches. C’est peut-être mieux comme ça, en effet. Ainsi, Frank pourra se concentrer effectivement sur la recherche plutôt que de ruminer contre Clare et son éternel optimisme. Cependant, il n’a lui-même pas fait quelques pas après avoir hululé à la lune le nom de Pazuzu que la remarque de sa mentor lui fait dresser une oreille interpellée. Il marque un temps puis, tournant la tête, lui jette un coup d’œil qu’on dirait bien presque amusé par-dessus son épaule. Dans sa tête défile le petit film imaginaire des tronches que ses voisins doivent tirer en s’imaginant ce qui peut bien être en train de se passer dans la rue. Frank pince les lèvres, mais ne parvient pas à retenir un pouffement amusé, et presque fier de lui. Peut-être bien qu’une partie de lui, celle particulièrement portée sur le plaisir d’emmerder les gens, avait pensé à ce genre de situation en nommant ainsi son chat. Se parant alors d’un air faussement détaché, il hausse les épaules.

« J’en sais rien, s’ils le savent. Mais ils peuvent toujours venir demander si ça les intéresse, on pourra les recruter pour la recherche… Ou autre chose. Si ça se trouve, y’a de vrais satanistes dans le quartier. On dit toujours qu’il faut se méfier des habitants de la banlieue, que c’est les pires qui se cachent derrière les barrières de bois blanc. »

Et il sait de quoi il parle, Frank, il en a une lui-même, de ces barrières. Machinalement, il regarde d’ailleurs dans la direction de cette dernière, ne s’étant pas encore trop éloigné de chez lui. C’est alors qu’il lui vient une idée.

« J’reviens, » annonce-t-il tout en se mettant à tracer jusque chez lui.

Quelques minutes plus tard, il en revient, un petit sachet de friandises pour chat en main. Arrivant non loin de Clare, il se met à le secouer, faisant bruisser les friandises à l’intérieur.

« Si ça, ça le fait pas revenir, explique-t-il l’air grave, c’est que c’est foutu… »

Autre chose ? Clare n’est pas certaine d’avoir envie que Frank précise sa pensée à ce propos parce qu’elle a rapidement compris quelque chose à force de le fréquenter, c’est qu’il faut s’attendre à tout venant de sa part. Quant au fait que ça soit son cerveau qui fasse ce boulot, il ne vaut mieux pas trop compter là-dessus compte tenu de l’heure et de ce foutu somnifère qui la ralentit quand même pas mal. Mais même sans y être invité, son filleul l’éclaire. De vrais satanistes dans le quartier. Parce qu’il faut par-dessus tout se méfier des gens qui vivent entourés de clôtures de bois blanc. Haussant un sourcil, elle le regarde d’un air dubitatif. Mais loin d’elle l’idée de mettre sa parole en doute. Après tout, il s’y connaît probablement mieux qu’elle dans ce domaine, puisqu’il en a une, de barrière de bois blanc. Après une petite moue de réflexion, elle acquiesce.
« J’imagine que si quelqu’un a le pouvoir d’invoquer ton chat, c’est bien eux, alors ils peuvent venir nous donner un coup de main s’ils le souhaitent. »
Sauf si c’est pour ensuite le sacrifier à la gloire de Satan parce que c’est quand même ce qu’ils sont censés faire, non ? C’est du moins ce que la pop culture essaye de leur faire croire depuis des siècles mais si ça se trouve, les satanistes sont des gens comme les autres, Clare n’a aucune envie de les juger. Juste de ne pas finir au poste de police par leur faute, ça ferait tache sur son CV. Là-dessus, il lui annonce qu’il revient et elle le voit faire demi-tour pour entrer dans sa maison. Pendant ce temps, Clare examine le buisson le plus proche en appelant Pazuzu et en continuant à faire des bruits de bouche. Pas la moindre trace de lui. Pourtant, elle est pratiquement sûre que l’animal n’est pas loin. Peut-être même est-il en train de les épier en ce moment, se régalant de l’attention que deux humains lui portent. Si tant est que les chats soient capables d’une telle chose. Mais elle n’en doute pas tellement. C’est alors que Frank revient, un sachet de friandises pour chats à la main. Qu’il se met à agiter frénétiquement, espérant sans doute que le bruit attirerait Pazuzu.
« Okay, attendons de voir, il n’est peut-être pas à portée d’oreille. »
Ce qui foire totalement son hypothèse de chat tapi dans l’ombre, à l’affût de toute l’attention qu’on pourrait bien lui porter, certes. Mais Clare n’a pas envie que Frank perde tout espoir tant qu’il en reste encore.
« Bon ben je te suis alors puisque je n’ai pas de friandises magiques dans ma poche. »

À l’idée de faire appel aux voisins potentiellement sataniques, non pas pour rechercher mais carrément invoquer son chat, Frank plisse les yeux et le nez, d’abord d’un air de réflexion, puis dubitatif. Secouant la tête, il répond :

« Hm, nan, très mauvaise idée. Avec la tronche qu’il se paye ce chat, ils seraient capables d’y voir l’incarnation du diable et de se mettre à le vénérer. »

Faut dire que c’est vrai, Pazuzu n’a pas seulement le comportement et le nom d’un démon, il en a aussi le faciès, avec son hyper pilosité qui lui donne l’air d’avoir des sourcils froncés ainsi qu’une moustache et des bacchantes de vieux briscard.

« Et, continue Frank, j’ai autre chose à foutre que d’accueillir des messes noires chez moi tous les dimanches. Déjà, j’vois pas comment on pourrait faire tenir Pazuzu tranquille sur un trône, mais en plus, manquerait plus que je doive leur préparer des sandwichs en triangles fourrés au pied de bouc. »

Évidemment, Frank ne prend aucunement ces conjonctures au sérieux. Cette façon qu’il a de partir dans des scénarios abracadabrants n’est pour lui qu’une manière comme une autre de désamorcer la situation d’angoisse dans laquelle il se trouve. Ce n’est pas systématique, mais quand ça mord, c’est plutôt efficace, alors autant continuer sur sa lancée. Et s’il doit être honnête avec lui-même, non seulement c’est avec Clare que ça sort le plus souvent et le plus facilement mais, en plus, on dirait bien que Frank aime ça.

Et tout en contant ces âneries, bien sûr, il ne perd pas de vue leur objectif : aux côtés de Clare, Frank avance lentement dans la rue, son regard allant de droite à gauche, d’un jardin à l’autre, tout en secouant le paquet de friandises et appelant le nom de Pazuzu dans l’espoir de le voir surgir d’un buisson. Et soudain, Frank se fige, tendant vivement et sans ménagement un bras en travers de la poitrine de Clare pour l’arrêter net et sans un mot. Frank met un doigt sur ses lèvres, puis le tend vers un buisson, désignant, dans la noirceur du feuillage de ce dernier, deux billes luisantes. Lentement, afin de ne pas faire de gestes brusques, Frank s’accroupit, continuant à faire chanter les friandises entre ses doigts, et sa voix se faire mielleuse, comme une vieille commère qui gazouille devant un bébé, en appelant doucement Pazuzu. Jetant un coup d’œil à Clare, il lui fait alors signe de l’imiter. Car, encore une fois s’il doit être honnête et malgré tout ce qu’il laisse paraître, y’a pas qu’à lui que la présence de Clare peut plaire, mais également à ce putain de chat.

Ainsi, si Frank ne veut pas faire appel à ses voisins possiblement satanistes – si on suit sa logique -, c’est parce qu’ils seraient bien foutus de croire à l’incarnation du diable en voyant le félin. Là, il marque un point. Faut dire que ce chat à parfois l’air tout droit sorti des enfers. Ça non, c’est pas vraiment le plus beau chat qu’elle ait jamais vu et puisqu’il n’a pas non plus un caractère facile… Mais l’un dans l’autre, Clare trouve que c’est le chat qui convient sans doute le mieux à son filleul qu’elle ne peut décemment pas imaginer avec une boule de poils vraiment trop adorable. La suite prête à sourire ; c’est sûr qu’elle aussi a beaucoup de mal à l’imaginer rester tout tranquillement sur un trône pendant que le voisinage se répand en salamalecs face à lui. Sans parler de Frank qui serait obligé de jouer les parfaites maîtresses de maison pour ses pas si invités que ça. Avec une lueur d’espièglerie dans le regard, elle argumente :
« Alors que tu pourrais carrément leur enfoncer la tête dedans… Je sais pas, j’y réfléchirais quand même, à ta place. »
Le tout en continuant de scruter chaque buisson, chaque allée sombre, chaque jardin passant dans son champ de vision. C’est comme ça qu’elle ne le voit pas tendre le bras pour l’arrêter. De manière un peu brutale, il faut bien l’admettre, ce qui faillit lui couper le souffle, mais si c’est pour lui faire savoir qu’ils ont enfin retrouvé Pazuzu sain et sauf, elle ne va pas s’en plaindre. Et c’est le cas : deux yeux brillent dans le feuillage d’un buisson. Intérieurement, Clare prie allez savoir qui pour qu’il ne s’agisse pas d’une mouffette ou d’un quelconque animal potentiellement enragé d’ailleurs. Puis elle regarde Frank s’accroupir en froissant le sachet de friandises entre ses mains pour l’appâter tout en l’appelant d’une voix qu’il n’emploie qu’avec Pazuzu. Et peut-être Sarah. Voyant que ce n’est pas aussi efficace qu’escompté, il se tourne alors vers elle et lui intime de l’imiter. D’abord perplexe, elle fronce les sourcils, pas du tout certaine que si elle s’y met à son tour, ça va y changer quoi que ce soit parce que pourquoi est-ce que ça serait le cas, déjà ? Mais il est définitivement trop tard pour discuter aussi s’accroupit-elle à son tour et se met-elle à appeler le chat en tendant le bras dans sa direction. Au bout d’une ou deux minutes de ce cirque, Pazuzu se décide finalement à quitter sa cachette mais, et Clare en est persuadée, c’est plus pour ses friandises que pour leurs beaux yeux à tous les deux. Peu importe, c’est un très léger soupir de soulagement qui quitte alors ses lèvres. Léger parce qu’elle qui n'a cessé de répéter que tout allait bien se passer, il n’aurait pas fallu qu’on croit qu’elle ait pu douter ne serait-ce qu’une seule seconde. Bref, elle se relève ensuite et se fend d’un :
« Tu vois qu’il va bien ! »
Sans toutefois trop insister non plus parce qu’elle connaît un peu Frank, elle sait que c’est le genre de phrases qui pourrait lui taper sur les nerfs, à force.
« Viens, on le rentre avant qu’il n’ait la bonne idée de nous fausser compagnie pour continuer sa visite du quartier en solitaire. »
Parce qu’évidemment, il n’a pas de laisse et qu’il lui suffirait d’un coup de griffes pour se libérer.

C’est peut-être parce que Frank pousse un soupir de soulagement exactement au même moment qu’il ne remarque pas que Clare en fait autant, sinon cela aurait pu éveiller ses soupçons quant à ce fameux optimisme dont il se moque si souvent, d’autant plus avec la réflexion qu’elle lui sort ensuite et qui lui vaut tout de même une œillade boudeuse en coin de la part de son filleul. Œil qu’il repose aussitôt sur Pazuzu, qui s’est bel et bien approché, le museau et les moustaches en avant, louchant sur la friandise que tend Frank à bout de doigts. C’est clairement pas pour les beaux yeux de son maître que le félin du démon s’est décidé à sortir de sa tanière et Frank aimerait bien se persuader du contraire, mais il sait qu’il vaut mieux rester pragmatique ― du moins, jusqu’à ce que le dit félin ait ramené son cul à la maison.

« Viens, on le rentre avant qu’il n’ait la bonne idée de nous fausser compagnie pour continuer sa visite du quartier en solitaire.
— C’est qu’il en serait bien capable ce connard, » grommelle Frank en bougeant à peine les lèvres, comme s’il craignait que ce simple mouvement n’effarouche Pazuzu.

Il jette alors une friandise sur le trottoir, à environ un mètre cinquante de lui. Aussitôt, Pazuzu s’avance pour la gober, puis s’assied sur son gros cul poilu, toisant son maître tout en se pourléchant les babines d’un air sans équivoque : c’est tout ?

« Fils de pute, » râle Frank en jetant une autre friandise, plus près.

Pazuzu s’avance et gobe. Frank recommence, réduisant la distance, mais cette fois le pas du chat se fait hésitant. Alors, prudemment et tout en restant à moitié accroupi, Frank recule d’un ou deux pas, et Pazuzu rejoint la friandise mais cette fois, prend le temps de la renifler. Frank veut alors en profiter et s’avance pour l’attraper mais le chat recule aussitôt, le défiant d’un regard outré : t’as cru ?!

« Mais il est sérieux, cet enculé ?! »

Figé dans son élan, Frankie fait courir ses yeux de droit à gauche comme s’il espérait qu’une solution ne surgisse d’un buisson. Pas la peine de chercher aussi loin à vrai dire : elle est juste sous ses yeux. Alors, dans un soupir résigné, il relance une friandise à terre. Pazuzu avance et gobe. Frank, accroupi et le cul à moitié en l’air, recule et lance.

« Je crois qu’on est repartis comme ça jusqu’à la maison, » informe-t-il Clare, l’air positivement ravi (ou pas).