late working (skye)

Malgré le fait que Victor ne soit pas le père de Mila, il s'entend à merveille avec la petite fille. Un soulagement pour moi. Je n'ai aucun mal à lui laisser de temps à autres et surtout, c'est un vrai point positif pour la crédibilité de notre mariage : je ne suis pas de celles qui préfèrent l'amour à la famille, si ma fille avait eu du mal avec le brun, alors nous aurions dû trouver une autre solution pour lui permettre d'obtenir la nationalité. Bref.. ce soir, ils ont décidé de se faire une soirée tous les deux, alors je profite de ce moment-là pour faire quelques heures supplémentaires et ainsi rattraper le retard que j'ai pu accumuler ces dernières semaines. Mes collègues partent les uns après les autres et je les salue à tour de rôle, lorsqu'ils passent devant mon bureau. Vingt-et-un heure arrive bien plus vite que je ne l'aurais cru et même si rien ne me presse, je me dis qu'il est préférable de rester raisonnable et de ne pas trop tirer sur la corde : je dois revenir demain, il serait dommage que je n'arrive pas à me lever si je veille trop. Je range mes affaires dans un sac, éteins mon ordinateur, quelques lumières et je décide d'aller faire un dernier tour d'étage pour faire l'état des lieux des personnes qui restent — histoire de savoir si je dois éventuellement éteindre d'autres lumières et fermer des portes. À ma grande surprise, au bout d’un couloir, un bureau est toujours allumé, celui de ma patronne. Je m’avance jusque là et frappe quelques coups sur la porte, avant de l’ouvrir. « Skye ? Je ne savais pas que tu étais encore là. » Je suis humaine, j’ai dû faire quelques pauses et j’ai supposé qu’elle avait quitté l’étage lorsque je n’étais pas à mon poste. « Je pensais faire la fermeture, mais il faut croire que je me trompais.. » Tout naturellement, mon regard se pose sur elle et sur ce qu’elle fait. Sans trop de difficultés et à en voir tous les papiers disposés face à elle, la jeune femme n’est pas en train de s’amuser — même si c’est parfois le sentiment que certains ont lorsqu’ils travaillent. « Est-ce que tu as besoin d’aide ? » J’ai conscience de ne pas être au niveau, sinon j’aurais certainement pu terminer mes études, comme elle, mais je suppose que ça ne coûte rien de demander. « Est-ce que tu as mangé ? » Là, pour le coup, c’est peut-être un peu plus dans mes cordes si sa réponse s’avère positive : à mon bureau, j’ai plusieurs adresses de restaurants dans le coin, qui livrent de jour comme de nuit.

À ma grande surprise, je ne suis pas la seule à vouloir faire la fermeture des bureaux. Mais à bien y réfléchir, est-ce vraiment surprenant ? Je ne pense pas. Déjà à l'époque, Skye était du genre à travailler dur, alors maintenant qu'elle possède son propre cabinet, ça a du sens de la voir s'arracher de la sorte. Il ne faut néanmoins pas oublier de prendre un peu de temps pour soi et si je peux l'aider à y parvenir en l'allégeant de quelque chose, alors je le ferais — avec plaisir même, puisque je me suis toujours bien entendue avec elle et il n'y a pas de raison pour que ça change, malgré les années passées sans nouvelles l'une de l'autre. « Je suis sûre. Ils sont sûrement en train de se faire une soirée cinéma à la maison, je ne ferais que les déranger si je décidais de rentrer maintenant. » J'exagère un peu, car je doute que Mila et Victor soient capables de me jeter en pâture si je décidais d'arriver au plein milieu de leur film, mais au moins, avec cette image, Skye ne devrait pas se sentir coupable de me garder ici un peu plus longtemps que prévu. « Est-ce que tu as des préférences pour le repas ? Est-ce que thaï te tente ? » Ce n'est pas toujours du goût de tout le monde, mais ça fait longtemps que je n'ai pas commandé au restaurant du coin et ça me fait bien envie, alors je tente ma chance. À sa réponse, je me saisis de mon téléphone et appelle l'endroit pour commander un ensemble de plat à partager, avec et sans viande, pour varier les plaisirs. On m'annonce une livraison dans une vingtaine de minutes et je raccroche. Nous allons devoir patienter encore un peu, mais je suppose que c'est toujours mieux que rien. « En quoi est-ce que je peux t'aider ? » Comme si j'allais commencer un vrai chantier, je viens déboutonner les manches de ma chemise et je viens les remonter légèrement. Quand je me suis proposée pour l'aider, je ne rigolais pas. Je ne suis peut-être pas expérimentée comme elle, mais ce n'est pas ce qui me fait peur et je suis prête à mettre la main à la tâche.

Je ne suis pas avocate, je n’ai pas réussi à atteindre la carrière de mes rêves. Mais malgré tout, j’ai l’impression qu’au quotidien, je peux faire la différence, même en étant qu’une simple secrétaire juridique. Et si Skye accepte mon aide ce soir, je suppose que c’est parce qu’elle est d’accord avec moi là-dessus. À l’approbation de la jeune femme, je m’éloigne un peu pour passer la commande de notre repas. Si nous allons commencer le ventre vide, je suis sûre qu’avoir un peu de carburant thaïlandais ne pourra pas nous faire de mal. Je reviens vers elle et l’écoute attentivement pour comprendre ce qui va m’attendre pour le reste de la soirée. « Vingt-trois ? Et tu comptais faire tout cela toute seule ? Je vais finir par croire que tu n’as pas envie de rentrer chez toi. » Je suis admirative de son boulot, du sien et de celui de Kate. Les deux femmes ne comptent pas leurs heures, laissant parfois de côté leurs vies privées – je suppose. « Commençons. Sinon nous risquons d’être encore ici demain matin. » Nous le serons forcément, puisqu’il s’agira d’une nouvelle journée. Mais autant dire qu’entre les deux, j’aimerais bien avoir la possibilité de rentrer chez moi et me glisser dans mon lit pour dormir un peu – même si ce n’est que pour quelques heures. En plus, avec une telle tâche, je crois bien qu’après quelques dossiers, cette envie finira naturellement par arriver : le ventre plein, le soleil qui se couche, nos corps chercheront naturellement à se reposer. À deux, nous pouvons peut-être espérer que le maximum de dossiers sera traité avant qu’un coup de mou ne nous touche. « Je te propose que nous commencions chacune d’un côté. À un moment, nous devrions réussir à nous rejoindre au milieu. » À première vue, certaines piles sont moins hautes que d’autres, réparties des deux côtés de la table, alors il y a moyen que l’on arrive à avancer au même rythme. Et puis, si ce n’est pas le cas, ce n’est pas très grave. L’important, c’est que le tout soit fait le plus rapidement possible, sans pour autant être bâclé.

Se partager le boulot, c’est la meilleure chose qui reste à faire – même si Skye n’est pas attendue chez elle ce soir. Que sa maison soit vide ou non, je ne vais quand même pas la laisser passer la soirée ici, seule, alors qu’elle pourrait se détendre sur un fauteuil, un verre de vin à la main, si son travail se termine un peu plus tôt que prévu. En plus, maintenant que la commande de nourriture est passée, l’optique de rester un peu plus longtemps ici n’est pas déplaisante. Sans oublier que ça me donne l’impression d’être utile. Alors que nous nous attelons toutes les deux aux piles de documents, la jeune femme m’interroge sur ce qui se passe chez moi et sur ma fille. « Bien. » Dis-je, alors qu’un sourire se dessine sur mes lèvres. S’il y a bien quelque chose dont je suis fière, c’est bien Mila. J’étais jeune quand elle est arrivée dans ma vie et j’ai dû faire certains choix. Néanmoins, aujourd’hui, elle me le rend bien et le rôle de maman me va plutôt bien. « À la suite du décès de son père, Mila a eu un peu de mal. Mais je crois que ça va mieux maintenant. » Même si contrairement à un accident, qui survient du jour au lendemain, brutalement, nous étions préparées à son départ, je pense que la petite fille ne se remettra jamais vraiment de cette perte. Grandir sans père, c’est quelque chose que l’on ne souhaite à personne et ça, je suis plutôt bien placée pour le savoir, puisque le mien n’a pas assumé lorsqu’il s’est retrouvé avec quatre enfants – avec seulement deux grossesses. Par chance, j’ai trouvé, en le petit ami de ma mère, un père de substitution et j’espère que Mila pourra en faire autant avec Victor. Forcément, avec le contexte du mariage blanc, les choses sont un peu différentes. Même si la petite fille ne comprend sûrement pas toutes les subtilités à tout cela et c’est mieux ainsi, ça lui évite de devoir mentir pour nous. « Et puis, nous avons fini par trouver un certain rythme à trois. » Un rythme un peu particulier, il faut le reconnaître. Néanmoins, ça ressemble à une famille. Un peu dysfonctionnelle, mais une famille quand même et en tant que mère, je ne peux que souhaiter cela à ma fille. Quand les choses évolueront, quand Victor aura enfin ses papiers, nous devrons trouver une autre routine, mais avant d’en arriver là, nous avons le temps de voir venir. Qui sait, d’ici là, peut-être que ma vie sentimentale sera un peu moins bancale – si je trouve quelqu’un qui est prêt à accepter cette situation.

Il y a quelques années, si je n’étais pas tombée enceinte, j’aurais sûrement suivi le même chemin que Skye. Mais je ne sais pas si j’aurais eu autant de succès qu’elle. Peut-être. Peut-être pas. Quoiqu’il en soit, j’aime ma vie comme elle est maintenant et je ne l’échangerais pour rien au monde. Certains détails seraient peut-être bons à modifier, mais sans eux, je ne serais pas la personne que je suis désormais. Et puis, même si nous n’avons pas la même carrière, je peux quand même l’aider aujourd’hui, alors je n’ai peut-être pas raté grand-chose. Lancées dans la relecture des différents dossiers, nous commençons à échanger sur d’autres sujets – toujours attentives aux erreurs qui auraient pu s’immiscer dans les papiers. Naturellement, elle me questionne sur ma vie de famille, avec Victor et Mila. Si les choses n’ont pas été évidentes ces derniers mois, elles semblent doucement revenir à la normale. : la petite fille a perdu son père, alors ces moments un peu différents de d’habitude étaient assez logiques. La phrase prononcée à ce sujet par ma collègue a du sens, même si avec une enfant, c’est toujours un peu plus compliqué de parler d’émotions et de sentiments. Peut-être qu’avec le temps, elle trouvera de meilleurs mots pour exprimer ses besoins et quand cela arrivera, alors je serais là pour l’épauler du mieux que je peux. Notre travail et cette discussion sont interrompus par un coup de téléphone. Sans trop de mal, je comprends qu’il s’agit de quelque chose pour nous : notre repas très certainement. La jeune femme s’absente quelques minutes, avant de revenir les bras chargés. Je m’occupe de rassembler un peu les papiers sur la table où j’étais, histoire de nous laisser un peu de place pour manger. « Parfait ! Ça creuse l’appétit de lire des dossiers ! » Et puis, se remplir un peu l’estomac nous permettra de repartir avec une meilleure forme – au moins jusqu’au moment de la digestion, mais ça nous laisse quelques heures devant nous. Je viens aider Skye et vide le sac où se trouvent les différents plats. Avec l’odeur qui s’en dégage, je crois que j’aurais eu du mal à rester concentrée sur le travail trop longtemps. Je la laisse choisir et prends la suite, déjà prête à tout dévorer. « Bon appétit. » Sans plus attendre, je commence à manger. Avant de me lever pour aller chercher des verres et un peu d’eau. De retour aux côtés de la brune, je décide de reprendre la conversation de tout à l’heure. « C’est encore récent entre vous, mais est-ce que c’est quelque chose vous envisagez avec Nick ? D’avoir des enfants. »

Maintenant que la nourriture est arrivée, nous pouvons laisser les dossiers de côté quelques minutes pour aborder des sujets plus personnels. Après avoir évoqué et rapidement Victor, c’est tout naturellement que je lui demande ce qu’il en est de son côté, si c’est quelque chose qu’ils envisagent avec Nick. Leur relation est encore récente, mais ce n’est pas ce qui devrait freiner une telle envie si elle est là. Visiblement, ce n’est pas le cas et c’est un avis qu’ils partagent tous les deux. « C’est une bonne chose ça. Ce n’est pas toujours un sujet évident dans un couple. » Toutes les femmes devraient vouloir être mère, au risque de passer pour quelqu’un de bizarre sinon. Je suis plutôt mal placée pour contredire ce principe, néanmoins, je comprends parfaitement que quelqu’un ne veuille pas d’une telle responsabilité. Sans parler du temps et de l’argent que ça demande, il y a aussi une question d’éthique : est-ce qu’on a vraiment envie de voir grandir un enfant dans un tel monde ? Sans parler seulement de l’envie de la femme, il est important que les deux personnes du couple soient sur la même longueur d’ondes. Et pour ça, ils semblent s’être bien trouvés et ça se lie sur le visage de la jeune femme. « Je suis heureuse pour toi, pour vous. Tu le mérites. » Nous nous connaissons depuis de nombreuses années avec Skye, mais lorsque nos vies ont pris des chemins différents, nous nous sommes un peu éloignées. Jusqu’à récemment, jusqu’à mon embauche dans le cabinet. Malgré tout, je suis au courant de la perte que ma patronne a vécu et je ne souhaite cela à personne – pas même à mon pire ennemi. « Je le comprends parfaitement ! Les pièces remplies de jouets, je connais. Et plus la famille s’agrandit, plus c’est pire. » Dis-je, alors qu’elle évoque le fait de couvrir ses neveux et nièces de présents, plutôt que de le faire pour ses propres enfants. Dans mon cas, comme je suis avec quelqu’un d’autre que le père de Mila, ça ramène de nouvelles personnes dans la famille et donc un peu plus de cadeaux pour les différentes occasions.

Avoir des enfants, c’est ce que sont censées vouloir les femmes de notre âge. Les études terminées, une certaine stabilité trouvée entre la vie professionnelle et celle personnelle, c’est supposé être l’occasion parfaite pour se lancer. Néanmoins, il ne faut pas en faire une généralité et Skye en est l’exemple même, puisque fonder une famille, avec des enfants, ne fait pas partie de ses plans. Est-ce que c’est dans les miens ? Je suis quelque peu surprise par la question, je dois le reconnaître. « Je ne sais pas, je ne me suis jamais vraiment posée la question. » Je hausse légèrement les épaules et viens manger de mon repas, avant de poursuivre sur ma lancée. « J’ai eu Mila jeune, tous mes plans ont été bousculés et je crois que j’ai peut-être envie de rattraper ce que j’ai éventuellement raté. » Loin de moi l’idée de dire que ma fille m’a privé de ma jeunesse. J’ai toujours été bien entourée et si j’avais besoin de décompresser un peu, je pouvais facilement demander à quelqu’un de la garder. Néanmoins, même si elles ne me l’ont pas clairement dit, j’ai perdu certaines amies comme ça, qui pensaient que je ne pouvais plus les comprendre sous prétexte que j’avais un enfant. « Nous n’avons pas vraiment évoqué cela avec Victor. » Parce que si nous devons avoir des enfants, par la suite, ce sera chacun de notre côté. Mais ça, c’est une chose que Skye ne doit pas savoir. Pas pour l’instant, pas tant que notre mariage n’aura pas permis à l’homme d’avoir ses papiers. Elle va peut-être trouver ça bizarre, que ce ne soit pas un sujet qui ait été abordé avant que nous nous passions la bague au doigt, mais je suppose que nous ne serions pas les premiers à qui cela arrive — ça pourrait expliquer en partie les différents divorces que le cabinet traite. « Je crois que Mila apprécie d’être au centre de l’attention aussi. » Je rigole légèrement et viens ensuite terminer le plat que j’ai face à moi. « On devrait peut-être se remettre au boulot, sinon nous allons aussi devoir commander le petit-déjeuner à ce rythme. »