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les informations en vrac

(01) Ispahan est une ville somme toute tranquille et dans laquelle il fait bon vivre, en 1988. Le spectre de la révolution encore dans l'air, le pays se déplie et s'ouvre, le vent tourne sur une économie plus favorable, les mœurs se déconstruisent avec timidité et entrain. C'est la terre d'exil parfaite pour Madalén Dias de Valdes, trop jeune pour être mise à terre et pourtant déjà éreintée par des années de révoltes dans son Chili natal. Voilà deux ans qu'elle a rencontré Nader en Australie, dans leur association militante, et qu'elle a reconnu ses blessures en les siennes : ils ont la petite trentaine, et assez de débâcles politiques pour toute une vie. Perth leur offre une insouciance nouvelle, des rencards à la belle étoile après des soirées enflammées à débattre de l'état du monde. Ils s'apprennent, se soutiennent, et finissent par conclure d'aller vivre dans le nouvel Iran de Rafsnajani. Nader est plein d'espoir pour son pays, pour ses enfants qu'il veut y voir grandir ; Madalén n'est rattachée à rien du pays qui l'a vue naître. Pas besoin de parlementer : le déménagement s'acte comme une évidence. Sonya naît cinq ans plus tard, et Navud cinq ans encore après. (02) Sonya, elle naît avec un sens crasse des responsabilités ; ses parents lui donnent beaucoup, très tôt : il y a trop à faire, pour les cours à donner à l'université, trop de bordel dans le monde, trop d'instabilité en dehors de la maison ; alors à elle de tenir le fort pendant leur absence. Navud est un gamin effronté et demandeur, plus proche de leurs parents que Sonya, trop flegmatique et effacée, ne le sera jamais. Elle rechigne à tenter de les satisfaire par peur de découvrir qu'elle ne sera jamais à la hauteur ; ses craintes arrivent à leur paroxysme quand Navud manque de se noyer dans la piscine et qu'elle doit faire sortir ses parents du boulot en urgence pour qu'ils les rejoignent à l'hôpital. D'aucuns traceraient ses angoisses existentielles à cet événement marquant ; Sonya est convaincue que c'est une marque apposée directement sur son âme, et qu'il n'aurait jamais pu en être autrement. (03) Les Yazdani ont davantage pris d'une meute que d'une famille : fermés sur eux-mêmes et leur petit nombre presque sectaire, une dévotion farouche les uns pour les autres, une rigoureuse méfiance pour quiconque ne ferait pas partie du cercle. Pas de petits amis à la maison, ni dans le même kilomètre carré ; pas d'amis, non plus, pas d'activités extrascolaires après les cours qui se dérouleraient en-dehors de la maison. Les gamins n'ont pas de grands-parents : impossible de déterminer s'ils ne sont plus en contact avec la famille ou s'ils sont morts, et risquer de poser la question signifiait risquer des conversations parentales houleuses, alors aucun des gamins ne s'y risquait, s'accoutumant à l'isolement forcé par leur quatuor trop proche, n'osant même pas envier les gamins à l'école qui avaient quinze invités pour les fêtes. Pendant longtemps, Sonya a considéré ce renfermement comme un atout, un bouclier : il lui a fallu mûrir pour se rendre compte que les siens avaient créé une forteresse dans laquelle ils s'étaient assiégés d'eux-mêmes, ne laissant ni filtrer les inconnus ni sortir leurs proches. (04) Elle a sept ans quand ils refont leur vie à Auckland : l'Iran n'est pas assez mature, dit-on, trop susceptible de s'écrouler face à un Occident peu enclin à tendre la main. Dans sa nouvelle vie en Nouvelle-Zélande, Sonya se prend à espérer un renouveau : peut-être que Navud aura une nourrice digne de ce nom, ou peut-être que leurs parents resteront un peu plus souvent à la maison, maintenant que l'université est proche de la maison. Huit ans, neuf, puis onze puis quinze : Papa et Maman restent des fantômes qui déplacent parfois les meubles et ramènent quelques fois des tupperwares dans le frigo en laissant des instructions à Sonya pour son frère. Le temps s'écoule et les gamins se résignent : peut-être qu'ils n'ont jamais fait partie de cette meute, eux non plus, que leur présence n'affecte le duo que de loin. Ils ont quinze et dix ans quand ils choisissent de ne plus attendre. (05) Ce qu'elle n'a pu avoir comme vie sociale en étant plus jeune, Sonya le rattrape à peine au lycée : rendue déconnectée par des années à n'avoir le temps que pour son frère, elle peine à trouver sa place auprès de ses pairs, bien peu arrangée par un accent encore fort et un anglais imparfait qui l'embarrasse plus que quiconque d'autre. C'est dans les études qu'elle se rattrape : perfectionniste contrariée, elle donne tout pour réussir en étant certaine d'échouer, frôlant de peu les prophéties autoréalisatrices, préférant se coller un syndrome de l'imposteur tenace qui la mène à flirter avec le burnout. A dix-sept ans, Sonya a plus de cheveux blancs (sept) que d'amis proches (quatre, voire cinq). (06) Elle en a dix-huit quand elle voit sa première psy à l'école, quand ses profs remarquent un décrochage qui ne lui ressemble pas. C'est tôt, dix-huit boules, pour un burnout, qu'on lui dit. Elle se dit que tout ira bien, si elle apprend à masquer un peu mieux la dépression qui la guette. Manque de bol, celle-ci reviendra plusieurs fois, comme une vieille amie un peu instable qui vient squatter le canap entre deux ruptures. (07) Les études de médecine sont un supplice autant qu'une aubaine, puisqu'elle n'a plus le temps de penser. En quelques années, son rythme psychologique et émotionnel se calent pour disparaître soigneusement dans des journées trop intenses, ne laissant place qu'aux besoins charnels les plus basiques et au sommeil sans rêve. (08) Quand elle se spécialise en traumato, elle atteint son pic de croisière : elle trouve un confort certain dans des gestes qu'elle maîtrise, une stabilité dans le chaos et elle s'insère dans cette petite niche qu'elle maîtrise pour ne pas risquer de sombrer dans tout le reste qui l'emporte. (09) Trente boules, et une ambition déjà cassée : Sonya est l'opposé de ce qu'elle rêvait de devenir, engoncée dans un confort peu ambitieux qui la limite par peur de sombrer si elle s'aventurait un peu plus loin. Elle a enfin la sensation d'une maîtrise toute relative et fragile de son quotidien : c'est prévisible, connu, et ça lui laisse tout le loisir d'ignorer de possibles questionnements, ou des rechutes jamais lointaines. (10) L'épine dans le pied, la véritable, elle s'appelle Dr. Hajar, et elle a manifestement décidé de ne pas lui lâcher la veste ; Sonya ignore si elle la pousse parce qu'elle sent qu'à tout moment elle peut craquer, ou si l'intention est bonne, d'une façon qui la fâche. Alors elle pousse en retour, se dresse de toute sa colère réprimée contre cette femme, recueille quelques félicitations de camarades d'études se sentant brimés. La vérité, c'est qu'au fond, Samira croit plus en elle qu'elle n'en serait elle-même capable, et cette vérité la dérange parce qu'elle la met face à ses contradictions. Et sous la blouse, c'est un tout autre enjeu qui se pose entre elles. Sonya est incapable de le démêler d'elle-même, entre craintes et hésitations que la médecin ne fait qu'accroître - souvent à son insu.

(11) Geek invétérée, elle préfère passer ses soirées sur des bonnes parties de FIFA que dans des bars. Elle a pas mal de connaissances/"potes" rencontrés via des parties en ligne, qui constituent, avec ses amies du lycée, l'essentiel de sa vie sociale. (12) Le reste de sa vie sociale, c'est du Tinder ou du Fetlife purs ; elle swipe comme on consulte un catalogue Amazon, empile les rencontres sans lendemains et plans à plusieurs qu'elle recontacte de temps à autres, parfois par-dessus des relations plus "long-terme". Sonya déteste être seule, mais elle craint encore plus la monogamie et l'engagement qui la sous-tend ; elle est loin d'être polyamoureuse, pourtant, et se complaît dans des relations libres qui lui vont durant quelques semaines selon ses propres termes. Elle cherche sa propre valeur dans la vacuité d'orgies sans chaleur, parce que ça vaut mieux que de se voir dire par une personne qu'on aime sincèrement qu'on est toute pétée de partout. (13) Sonya a appris l'anglais en même temps que le persan ; elle apprend l'espagnol sur Duolingo quand elle y pense et se débrouille de façon toute relative. Pour tous ces avantages linguistiques, en revanche, elle relève d'une mentalité purement néozélandaise, peu proche de ses cultures d'origine, avec des parents trop absents pour réellement lui transmettre quelque héritage. (14) Par esprit de contradiction ou par admiration contrariée envers ses parents, à moins que ce ne soit une crise d'ado un peu en retard, dès qu'elle a rejoint les bancs de la fac, Sonya a rejoint des associations en tous genres défendant toutes les causes : féministe, environnementaliste, LGBTQ+, communiste, chaque mois avait sa manif et en son cœur, on retrouvait toujours le même petit groupe. Elle en a cassé, des trucs, passé plusieurs soirées en garde à vue ; préférant les actions coup de poing aux débats stériles de celle de ses parents. C'est un côté d'elle qui s'est assagi en entrant à l'hôpital ; les convictions sont toujours fortes mais souvent tues pour convenir au lieu. (15) Fascinée par l'idée de l'auto-démerde, Sonya est autodidacte en tout avant de rapidement laisser tomber ; elle a fait des stages d'immersion pour apprendre le portugais avant de s'acheter un e-learning sur l'art précolombien en Martinique, s'imaginant devenir architecte ou bien journaliste d'investigation. Elle a tant d'envies mais si peu de temps, et de ses passe temps aléatoires il ne reste réellement que la lecture, la peinture (qu'elle observe à défaut de savoir quoi foutre avec un pinceau), et des cours de self-defense qu'elle prend pour avoir l'illusion de s'entretenir. (16) Elle s'est également prise d'amour pour la sculpture sur bois, qu'elle pratique rarement mais avec application, ayant acheté un nécessaire qui tient dans ce qui lui servait jusque-là de salon. Ses œuvres tiennent jusque-là davantage du petit canard de bain que du Rodin, mais c'est ce qu'elle trouve de mieux pour canaliser son esprit. (17) Navud et elle ont toujours été proches d'une façon éloignée du stéréotype des adelphes : pour le plus jeune, Sonya a davantage pris le rôle de mère, pendant longtemps, et maintenant qu'il atteint véritablement l'âge adulte et l'indépendance, c'est contre elle qu'il tourne son rejet le plus primal de l'autorité. Libre des carcans imposés par une gamine trop jeune pour savoir vraiment quoi faire, Navud se retrouve livré à lui-même, diplôme de commerce en poche et toutes les pires idées du monde pour lancer ses boîtes, accompagnant le tout d'un peu trop d'alcool et de laisser aller ; il retombe fréquemment dans ses travers, éternellement déçu de lui-même et persuadé qu'il n'achèvera rien. C'est souvent son aînée qui le repêche et panse ses plaies avant qu'il ne disparaisse de nouveau avec une autre idée d'entrepreneur peu scrupuleux à la con. (18) Elle a perdu son père il y a maintenant trois mois d'une maladie de Huntington qui guettait depuis plusieurs années ; sa femme l'a vu passer par tous les stades, de l'homme qu'il a toujours été en passant par les troubles d'humeur, et jusqu'à la démence. Sonya, elle, ne l'a pas vu partir, toujours parée de la bonne excuse pour ne pas lui rendre visite et ternir cette image. C'est Navud, en fin de compte, qui allait le plus le voir ; compensant une épouse effrayée et une fille fuyarde à lui tout seul. (19) Les semaines suivant le deuil s'enchaînent et se confondent : Madalén, ayant perdu son meilleur ami et son roc, se laisse aller à glander chez elle en pyjama et à s'inquiéter de trop pour ses deux gamins, les appelant en moyenne dix fois par jour pour savoir s'ils ont à manger, s'ils veulent venir regarder Jeopardy à la maison ce soir. Résultat, ce sont les gamins qui s'inquiètent davantage pour elle, traçant Island Bay - Auckland un week-end sur deux, souvent à l'initiative de Sonya, qui récupère son frère au passage pour qu'il mange autre chose que des nouilles instantanées avec un rail de coke en plat de résistance. Leur famille n'a jamais réellement fonctionné, mais c'est peut-être la première fois de leur vie que chacun essaie d'instaurer des rituels familiaux, et pour Sonya, c'est déjà beaucoup. (20) Sonya a été élevée dans une foi musulmane assez relâchée et tolérante, à l'image de nombre de gamins de sa génération ; sans forcément être extrêmement croyante, elle continue de suivre la religion à tâtillons, maladroite mais fermement décidée à s'y raccrocher. Elle ne fréquente des lieux de culte que depuis peu, en recherche d'une foi qui ne l'a jamais réellement touchée jusque-là mais qui lui fait quelque part défaut. (21) Toujours sous une dose assez faible et contrôlée d'antidépresseurs, la jeune femme tente tant bien que mal de ressaisir les rênes de sa santé mentale, et ça passe par du yoga, de la méditation et des séances régulières chez une psy où elle gueule plus sa frustration qu'autre chose de réellement productif. C'est tout un système de pensées qu'elle doit désapprendre, à commencer par une estime d'elle-même très château branlant qu'elle enfouit souvent sous des jolies doses de PS5 et de relations dysfonctionnelles avec ses pairs. Elle se rassure en se disant qu'au moins, elle tente.