l'histoire de ma vie
le cycle éternel
- Prêt à commencer, monsieur Wir… Wirks…- Wirskblski. On est généreux en consonnes dans ma famille.
- Bien. Allongez-vous, monsieur Whiskey.- Wirskblski. Dites, est-ce qu’on pourrait pas échanger de place ? Vous vous allongez sur le sofa et je reste assis sur la chaise ? Ça me semble bien plus confortable.
- Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.- Si c’est par conscience professionnelle, pas de soucis à vous faire. J’enseigne à mes élèves debout sur mon bureau, je suis le dernier à juger. Chacun sa méthode.
- Non, c’est simplement que je serai plus à l’aise pour prendre des notes en étant assis.- Vous pouvez vous asseoir sur le sofa, vous savez.
- Monsieur Wirskblski…- Entre les coussins, y a de quoi se faire un petit—
- Monsieur Wirskblski, s’il-vous-plaît. Comme vous l’avez dit, chacun sa méthode.- Bon. Très bien. Commencez l’investigation.
- Désirez-vous quelque chose à boire, d’abord ?- Mmh, il vaut mieux que j’évite d’ingurgiter quoi que ce soit.
- Pourquoi cela ?- Parce que sinon je risque de me vomir dessus.
- Je vois. Bien. Déjà, comment vous sentez-vous ?- Je croyais avoir été assez clair avec ce que je viens de vous dire.
- Je sais mais je veux que vous le disiez avec vos mots.- Que je suis stressé au point de vider mon estomac ? Que je préfère avaler un seau de verre pillé plutôt que d’être ici ? Que j’ai envie de me jeter par la fenêtre de ce bâtiment ?
- C’est cela. - Je crois que je viens de l’exprimer de toutes les façons possibles.
- Peut-être pourriez-vous m’expliquer pourquoi vous êtes stressés de la sorte ?- Je n’aime pas être ici.
- Pourtant c’est vous qui m’avez contacté pour une séance.- Il n’empêche que j’aime pas être ici.
- Pourquoi ?- J’ai l’impression d’être Stanley dans The Mask quand il consulte son thérapeute qui le prend pour un fou. Vous voyez le genre ?
- La majorité des gens qui me consultent sont loin d’être fous. Ce sont des gens normaux qui ont besoin de se confier. - Vous avez dit la majorité des gens. À combien estimez-vous le pourcentage de vos clients atteints par la folie ?
- Monsieur Wirskblobski… Détendez-vous. Tout va bien se passer. Pourquoi on essayerait pas une autre méthode, tiens ? Je vous dis ce que je déduis à propos de vous et vous me dites si c’est la vérité ou non, puis vous m’expliquez pourquoi.- D’habitude c’est plutôt moi qui fait les déductions mais d’accord.
- Je vois un jeune homme d’une trentaine d’années qui a besoin de se confier à quelqu’un même s’il affirmera toujours le contraire et qui est très stressé à l’idée de se retrouver à partager ses plus profonds secrets, par peur que la personne en face de lui le juge ou n’aille en parler autour de lui. Je peux déjà vous rassurer sur un point : je ne vais en aucun cas vous juger ni en parler autour de moi. Premièrement parce que je suis tenu au secret professionnel et ensuite parce que j’ai commencé ce travail avant même votre naissance. Je ne sais même plus ce que signifie « juger quelqu’un ». Je suis d’ailleurs certain que vous le savez également, sinon vous vous seriez confié à quelqu’un d’autre qu’à un psychologue. À vous.- Alors… Déjà, c’était pas mal. Je m’attendais à mieux, je vous avoue, mais ceci dit vous n’êtes pas loin du compte. Je viens ici parce que j’ai besoin de vider mon sac une bonne fois pour toute. Je veux sortir d’ici en me sentant léger, libre de toute envie de raconter ce qui me passe par la tête au premier venu, vous voyez ? C’est dingue parce que… j’ai jamais ressenti cette envie de me confier à n’importe qui mais là, c’est plus fort que moi. Hier, j’ai failli engager la conversation avec une vieille dame dans le bus.
- C’est une bonne chose, non ?- Elle somnolait. J’ai failli lui raconter ma vie alors qu’elle était en train de ronfler sur la banquette. Peut-être qu'elle était en train de mourir d'ailleurs, on ne saura jamais !
- Est-ce que quelque chose en particulier s’est passé dernièrement dans votre vie ? - Rien. C’est la routine. Je m’ennuie. Même la partie de ouija le mois dernier a pas réussi à me divertir. Peut-être parce que ma grande-tante a finalement décidé après toutes ces années que c’était plus aussi marrant de faire apparaître le mot « clafouti » ?
- Est-ce qu’on peut commencer du début, alors ? Peut-être y a-t-il eu un élément déclencheur lié à votre passé dont vous n’avez pas eu pleinement conscience ? Parlez-moi de votre enfance, vos parents, vos frères et soeurs si vous en avez.- Je suis fils unique. Ma mère n’a jamais pu retomber enceinte après moi. Elle et mon père sont sourds et muets de naissance et la probabilité pour que je sois moi aussi sourd et muet était de soixante-douze pour cent, si je me souviens bien. Mon père m’a toujours dit que ça a été un soulagement quand ils ont vu que j’étais entendant… Le jour où j’ai dit mon premier mot, mes parents ont été acheté un gâteau au chocolat à la boulangerie du coin et ils ont tenu à inviter toute la famille pour fêter ça. Mon cousin Chuck avait même cassé une incisive en glissant de l’escalier. Heureusement pour lui, c’était une dent de lait.
- J’imagine que leur handicap vous a rendu responsable dès le très jeune âge ?- Aussi tôt que possible. À trois ans, j’étais déjà capable de signer parfaitement et de traduire ce que mes parents disaient aux autres gens. À six ans, c’était moi qui gérait tous les appels téléphoniques. À dix ans, je les accompagnais à des rendez-vous.
- Est-ce que c’est quelque chose que vous aimiez faire ou pas du tout ?- Est-ce qu’on aime accompagner ses parents à un rendez-vous chez le banquier quand on a seulement dix ans ? Bien sûr que non. Mais je n’avais pas le choix. Et puis, après un temps, ça devient une banalité. Pour moi, tout du moins…
- Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?- Disons que l’école primaire et le collège n’ont pas été mes périodes favorites.
- À cause du handicap de vos parents ?- Mes parents, moi, mes parents et moi.
- Vous ? Qu’est-ce qu’on disait sur vous ?- On m’appelait "la binocle" à cause de mes lunettes. On se moquait de ma petite taille, de mes boutons, de mon duvet, bref… j’avais pas le physique facile, quoi.
- Vous étiez bon élève ?- J’ai sauté deux classes.
- Vous aviez des facilités ?- J’ai un QI de 147 et une mémoire photographique. J’avais trop de facilité.
- Je vois…- Un soir, mon père m’a surpris en train de pleurer dans ma chambre. On m’avait mis la tête dans les toilettes l’après-midi même. Quand je lui ai expliqué pourquoi, il a fait une tête dont je me rappellerais toujours. Le lendemain, il est rentré à la maison avec une enveloppe dans la main. Il l'a posé devant moi et m'a signé de l'ouvrir. C'était le premier exemplaire de la bande dessinée d'Iron Man. Sur la première de couverture, il avait écrit "À mon super héros". Je crois qu'il a regretté son achat dix jours plus tard.
- Pourquoi ?- Parce que j'étais devenu complètement accro à cette bande dessinée. J'ai utilisé tout mon argent de poche pour m'acheter la collection entière et quand je l'ai fini, je suis passée à la construction. Toutes les semaines, je demandais à mes parents de m'acheter des matériaux dont ils n'avaient jamais entendu parler, tout ça pour que je construise des robots et des machines qui s'entassaient dans la cabane de jardin.
- Et ils vous les achetaient ?- Tout le temps.
- Pourquoi, selon vous ?- Ils devaient se sentir coupable, je pense... Et puis, j'étais leur unique enfant.
- Est-ce que vous êtes toujours aussi passionné ?- Mmh. C'est compliqué.
- C'est-à-dire ?- J'étais vraiment passionné jusqu'à mon entrée à l'université et puis... j'ai fait un blocage.
- Pourquoi ? - J'ignore pourquoi mais j'étais tétanisé par le fait de rentrer dans cette école d'ingénieur. Pour la première fois de ma vie, j'ai réussi à me persuader que j'en étais pas capable. Je me suis assis à ma place, j'ai retourné la feuille d'examen et mon cerveau s'est embrumé. Impossible de donner un sens aux mots que j'avais devant moi alors que ça avait un sens ! Cet examen, c'était de la pâté pour chiens, c'était ma clé pour rentrer dans cet école qui m'était donnée sous la forme d'une feuille de papier jaune pisse et je l'ai roulé en boule dans mon sac. Aujourd'hui encore, je crois qu'elle est au fond du tiroir de ma table de nuit pour me rappeler à quel point j'ai pu être idiot.
- Pourriez-vous dire que c'est votre plus grand regret ?- Définitivement.
- Vous êtes jeune, rien ne vous empêche de candidature à ce concours une fois encore.- Pour ça, il faudrait que je retourne aux États-Unis.
- Tiens, ça me ramène à cette question. Qu'est-ce qui a fait que vous ayez quitté les États-Unis pour venir faire votre vie en Nouvelle-Zélande ?- Ah. La fameuse question à dix millions de dollars.
- Vous êtes aussi ici pour parler des sujets qui fâchent.- Après mon échec en école d'ingénieur, il a fallu que je trouve une autre branche. Mes parents m'ont beaucoup aidé.
- Est-ce que vos parents sont eux aussi issus de la branche scientifique ?- Pas du tout. Ma mère est couturière et mon père, garagiste.
- Est-ce qu'ils arrivaient à comprendre l'importance que cette école avait pour vous malgré tout ?- Bien sûr. Ils ne sont pas idiots.
- Vous savez, certains parents qui n'exercent pas un métier de cadre ne se rendent pas compte de l'importance des hautes études. Pour eux, le principal est que leur enfant reçoivent un salaire à la fin de la semaine.- Je plains leurs progénitures. Les miens m'ont toujours encouragés à aller aussi loin que possible. C'est mon père qui a réussi à me motiver à faire une licence en mathématiques. Il disait qu'il me verrait bien être prof. C'est vrai que j'ai un bon feeling avec les enfants, bizarrement. J'avais travaillé trois étés en tant qu'animateur dans un camp de vacances et ça m'avait pas trop mal réussi.
- Animer le temps d'un été n'est pas la même chose qu'enseigner pendant une année.- Pourtant j'y suis parvenu.
- Et vous aimez ce que vous faites ?- C'est pas le boulot de mes rêves mais ouais, j'aime ce que je fais.
- Mais si une chance se présentait à vous de vous réinscrire à ce concours pour l'école d'ingénieur, qu'est-ce que vous ferez ?- Je prendrais le premier avion pour les États-Unis.
- Le concours a lieu chaque année, pourtant.- Chaque année, je me dégonfle. Mais cette année, je le sens bien.
- Pourquoi cette année ? - Je sais pas. Je pense que j'ai gagné en confiance.
- Vous ne m'avez toujours pas expliqué pourquoi vous êtes arrivé en Nouvelle-Zélande.- Ah oui. Dommage.
- Je vous écoute.- Vous êtes sûrs qu'on peut pas s'arrêter là ? Je me sens déjà beaucoup plus libre. Je vais même vous prendre un petit bonbon à la menthe pour finir en beauté !
- Je crois justement que le plus important est à venir.- Bien. Si vous insistez. Dernière année de master, première semaine de cours, je suis le premier assis dans l'amphithéâtre pour mon cours d'algèbre. Un mec entre deux secondes après moi. Il tient une thermos bleue dans une main, sa mallette en cuir noire usée dans l'autre. Il sifflote "Xanadu" de Olivia Newton-John. J'aurai pu croire que c'était un étudiant si je ne les connaissais pas tous, il avait à peine cinq ans de plus que moi. Il se place derrière le bureau, juste en face de moi et me demande si le cours a été annulé sans qu'il en ait eu l'information ou si j'ai passé la nuit dans la salle. On a parlé jusqu'à ce que ce soit l'heure que le cours débute et j'ai tout de suite su qu'on allait bien s'entendre, lui et moi.
- Comment s'appelait-il ?- C'est dingue à quel point on se ressemblait, lui et moi. On avait les mêmes centres d'intérêts, les mêmes goûts musicaux, les mêmes lectures. Bon, il affirmait qu'Insomnie était le meilleur Stephen King mais j'étais prêt à lui pardonner ça. On a dû rester des heures à discuter de chacun de ses livres après classe. Il semblait n'avoir aucune envie de rentrer chez lui et sincèrement, moi non plus. Un soir, j'ai pris mon courage à deux mains et je l'ai invité chez moi pour regarder le premier film du Seigneur des Anneaux. On avait lu les livres en même temps. Bon, j'avais fini quatre mois avant lui mais ça m'a donné le loisir de les relire trois fois. J'ai vraiment cru qu'il allait se passer un truc.
- Son nom ?- Mais rien du tout. Il s'est rien passé. Il est rentré chez lui et j'ai fini les trois paquets de popcorn que j'avais gardé de côté. Deux semaines plus tard, il m'a appris que sa femme et lui partaient pour Wellington, en Nouvelle-Zélande.
- Quelle a été votre réaction ?- J'ai décroché mon diplôme et j'ai pris le premier avion pour la Nouvelle-Zélande.
- Vous l'avez retrouvé ?- Je ne l'ai jamais revu. Mais... sait-on jamais !
- Vous n'allez pas me donner son nom, n'est-ce pas ?- Non.
- Pourquoi ?- Je préfère pas.
- Ça, j'ai bien compris mais pourquoi ?- Pour peu que je sache, vous pourriez le connaître.
- Nous sommes des millions à vivre à Wellington, monsieur Wirkowski.- Et pourtant, je suis tombé sur une de mes élèves ce week-end en me promenant dans le quartier malfamé d'Auckland. Le monde est petit. Et pour la dernière fois, mon nom est Wirskblski. Je commence sérieusement à me demander si j'ai choisi le bon psychologue.
- Je dirai pourtant que vous êtes tombé sur le meilleur.- Tais-toi ou je brise ce miroir, pauvre idiot.
- Bon, eh bien... On peut dire que cette séance est plutôt réussie. On aura été plus loin que la dernière fois, cette fois.- Ce fut un plaisir.
- Plaisir partagé.