Allo maman bobo - Swann

l'histoire de ma vie

And the memories bring back you.

2001 - Lettre à France

Swann tient entre ses mains tremblantes la lettre dont elle devine la destinatrice. Cachée dans l'écrin d'une boîte à chaussure contenant les souvenirs de ses premières années de vie, qui sait depuis combien de temps elle dissimule les secrets de ses mots. A l'ouverture de l'enveloppe, un parfum délicat est venu éveiller des souvenirs que Swann ignorait avoir, ceux d'une chaude étreinte qu'elle avait forcé tant de fois, chaude par la chaleur du corps contre lequel elle cherchait à se blottir, mais pas par la chaleur des sentiments maternels dont le geste était totalement dénué. Elle se souvient presque de la douceur des cheveux noirs qui venaient chatouiller son petit nez quand elle venait chercher un réconfort qui lui restait inaccessible.
De sa mère elle ne conservait que quelques vagues souvenirs, subliminaux, si imprécis qu'elle se demandait parfois si elle ne se les était pas inventé pour combler le manque d'amour maternel qu'elle avait reçu. Sa mère avait quitté le domicile familial quand elle n'avait que trois ans, sans laisser d'autre trace que des tiroirs et placards vides. Elle ne se souvenait pas de l'effondrement qu'avait vécu son père, elle se souvenait simplement de l'arrivée d'une nouvelle femme, qui s'était efforcée de tout construire, et reconstruire. Elle lui avait donné tout ce dont elle avait manqué, jusqu'à l'adopter officiellement quand elle avait six ans. Mais malgré la stabilité qu'elle lui avait apporté, Swann avait toujours marché sur le fil de l'incompréhension, suspendue au dessus de la colère, marchant vers le pardon.
Et cette lettre contenait tout, les lests la tirant vers le bas, le balancier lui permettant de maintenir le cap, la lumière éclairant le bout du chemin. Funambule malgré elle, elle se retrouve projetée dans les méandres complexes des sentiments de sa mère. Victime d'un baby blues fulgurant à la naissance de Swann, elle a refusé de s'occuper d'elle durant ses premiers jours de vie. Terrorisée par cet être qu'elle avait mis au monde, conditionnée par une société qui lui avait appris qu'elle devait ressentir un amour inconditionnel pour son enfant, elle s'était retrouvée avec sur les épaules une pression sociale qu'elle n'avait pu supporter. L'incompréhension s'était muée en panique alors que sa grossesse se poursuivait et qu'elle ne ressentait toujours pas, pour cet enfant à venir, l'amour sans limite qu'elle croyait devoir ressentir. Et sa naissance n'avait rien arrangé. Criblée de conseils pendant neuf mois, elle s'était écroulée sous la montagne de devoirs qu'elle ne se sentait pas capable de remplir et s'était murée dans un silence mortuaire. L'en sortir n'avait pas été une mince affaire, mais le recueillement avait fait place à la résignation, à l'idée que jamais elle n'aimerait cet enfant comme il se devait.
Pendant trois ans elle avait essayé de remplir son rôle, plus comme une nourrice que comme une véritable mère. Puis un jour, c'est ainsi qu'elle l'écrivait, elle avait décidé de mettre fin à l'égoïsme dont elle faisait preuve en prenant dans la vie de Swann une place qu'elle ne saurait jamais honorer. Elle avait espéré, en passant le porche de leur petite maison, que son père comprendrait, et que Swann ne se souviendrait jamais d'elle, que jamais elle ne ressentirait le besoin de lire cette lettre, qu'elle n'en connaîtrait jamais l'existence. Elle avait espéré qu'une autre femme prendrait sa place et saurait agir avec elle comme elle n'avait jamais été capable de le faire, que Swann ne manquerait jamais de rien.
En relisant pour la vingtième fois les mêmes mots, les mêmes maux, Swann, du haut de ses quinze ans, y voit alors la première et seule preuve d'amour de celle qui lui a donné la vie.



2010 : Emmenez-moi

« Encore plongée dans tes bouquins Black Swann, tu en oublierais presque de vivre. ». Elle lui accorde à peine un regard alors qu'il vient, malgré le fait qu'elle ne l'y ai pas invité, s'échouer bruyamment sur son lit. Nouvelle lubie ce surnom, elle ignore s'il fait simplement allusion a la noirceur de ses cheveux, ou bien au gouffre qui sépare leurs centres d'intérêt. Peu intéressée par la réponse, elle s'abstient de poser la question. Un bruit de bois frotté lui indique que son demi-frère viole sans gêne son intimité en ouvrant le tiroir de sa table de nuit. Mais elle n'a rien à cacher, pas de journal intime renfermant ses secrets les plus inavouables, pas de lettre d'amour, pas de préservatifs qu'elle aurait préféré garder cachés. Impossible de se concentrer en sentant dans son dos cette petite souris farfouillant dans ses effets personnels. Elle se retourne lentement, affichant un air agacé, mais peinant à retenir un sourire. « Que veux-tu ? ».
Un air espiègle vient animer son visage alors qu'il se lève nonchalamment pour venir se placer derrière elle. De ses mains il vient masser ses épaules, ou plutôt lui massacrer les trapèzes. Elle grimace et se défait doucement de l'étreinte. « Que tu te détendes petite sœur. ». Il l'a toujours appelée ainsi, même si elle est de six ans son aînée. Il a toujours eu une certaine maturité qu'elle lui enviait parfois. Mais contrairement à elle, il n'était jamais le dernier à retrouver les impulsions de la jeunesse. De soirées alcoolisées en sorties diverses aux quatre coins de la ville, il profitait avidement du temps libre que ses études lui permettaient de prendre. Swann s'approche doucement de l'obtention de son diplôme de vétérinaire, ouvrant peu à peu devant elle l'effrayant chemin des responsabilités d'adulte, bien qu'à vingt-quatre ans elle soit loin d'être encore une enfant.
« Tu ne prends jamais le temps de t'amuser. ». Il avait prononcé cette phrase avec une moue d'enfant, comme si par un étrange biais qu'on appelle l'empathie, c'était lui qui souffrait d'ennui. « On ne s'amuse pas de la même façon c'est tout. ».
De nature plutôt calme, Swann préférait de loin les sorties en plein air à celles confinés dans l'obscurité d'une boîte de nuit, à consumer une vie déjà bien trop courte. Elle avait une passion pour les activités manuelles, aimait aussi les sensations fortes procurées par les manèges des parcs d'attraction, avait appris à jouer du piano et oublié presque aussitôt, et avait encore du mal à comprendre comment l'être humain fonctionnait, mais prenait parfois la peine d'essayer autour d'un verre en compagnie de ceux que l'université lui avait permis de rencontrer. Son demi frère s'inquiétait souvent de la voir seule, lui si entouré, mais elle lui répétait sans cesse qu'elle était aussi entourée qu'elle en avait besoin, juste des bonnes personnes. Mais aussi prévisibles que soient leurs désaccords et les conflits qui pourraient en résulter, leurs disputes étaient aussi rares que l'astate sur terre. Ils arrivaient à s'accorder là où d'autres s'étriperaient.
« Bon, je te propose pas de sortir avec moi ce soir alors. ». Et il s'évapore, laissant flotter derrière lui une question qu'il s'est abstenu de poser. Swann se mordille la lèvre, tentée comme un affamé devant un buffet à volonté. Il maniait avec dextérité l'art de la psychologie inversée, lui faisant désirer une sortie qui, s'il l'avait suppliée d'y prendre de part, ne l'aurait nullement intéressée. Tiraillée pendant cinq minutes entre une envie de se dégourdir les jambes et l'esprit, et le devoir d'achever le travail commencé, il ne lui en faut pourtant pas une de plus pour se décider. Devant la porte d'entrée, il l'attend, parce qu'il savait, comme un chasseur tendant un piège, qu'elle allait succomber. « Et puis, qui sait, peut-être que tu rencontreras l'homme de ta vie ce soir. ».




2014 : Je suis venu te dire que je m'en vais

Son regard s'attarde sur des détails, pour se raccrocher à une sorte de réalité dont elle se sent exclue depuis plusieurs mois. Un poil de sa barbe pourtant si bien taillée en dehors des limites que le rasoir impose d'ordinaire, une alliance au doigt du notaire qui semble pourtant froid comme la pierre, la pile de dossiers comme le sien s'accumulant sur le coin du bureau, la couleur de l'encre du stylo qu'elle tient en suspens au dessus du papier qu'elle s'apprête à orner de sa signature. Noire. Quelle ironie.
Loin du rêve bleu promis par l'encre du stylo qu'elle avait utilisé lors de la signature de son contrat de mariage, c'est avec amertume qu'elle signe la fin de l'histoire éternelle, se demandant lequel d'entre eux se sent alors le plus libéré, délivré. Elle pose le stylo, lève les yeux, croise son regard, et n'y décèle rien. Pas une pointe de regret, de colère, de rancœur. Il se laisse même aller à sourire, et ce sourire achève de la rendre fort minable. Il aurait toutes les raisons de la haïr, pour avoir fait de ce mariage un fiasco monumental en à peine une année, pour n'avoir même pas honoré son vœu de fidélité. Mais à la lumière de la lettre de sa mère, découverte treize ans plus tôt, il avait compris qu'elle était juste morte de trouille à l'idée de passer par les mêmes épreuves qu'elle. Et il en avait déduit que l'évocation de son désir de fonder une famille, quelques mois plus tôt, n'avait fait que précipiter leur chute. Échec de la funambule.
Mais avec cette signature, elle mettait fin à plus qu'un mariage. Le lendemain elle apposerait la même sur sa lettre de démission. Elle avait grandi dans l'amour des animaux, mais n'avait pas imaginé qu'un vétérinaire n'était pas seulement là pour soigner les animaux. Elle avait entendu dire un jour que si le médecin soignait l'homme, le vétérinaire soignait l'humanité, et, après avoir passé trois ans de sa vie à œuvrer pour réparer les cœurs de ceux qui parfois ne faisaient preuve d'aucune indulgence envers elle, elle s'était décidée à arrêter avant de ne plus réussir à se relever. Et plus que l'exigence des gens qui veulent de tout cœur vous croire faiseur de miracle, c'est l'impuissance qui déjà avait commencé à la consumer. L'impuissance face à la maladie qu'aucun traitement ne saurait guérir, ou même soulager, face à la maladie qui pourrait être effacée si l'absence de moyens financiers ne l'en empêchait pas, face à la colère de ceux qui, détruits par la perte de leur compagnon cherchaient en elle la coupable pour apaiser leur douleur, face à la tristesse de ceux qui, dans la même situation la prenaient dans leurs bras parce qu'ils n'avaient aucune épaule sur laquelle pleurer. Trois ans de ce métier avaient le goût d'une décennie. Si elle avait voulu soulager les maux de l'homme, elle n'aurait pas choisi l'animal comme sujet d'étude.
Elle se lève dans un tourbillon d'émotion, prise d'un vertige face à l'ampleur de ses échecs, au dessus du gouffre de sa via, vacillant sur ses minces espoirs. L'alliance qu'elle n'a toujours pas retiré semble lui brûler le doigt, mais elle ne lui fera pas l'affront de la lui rendre. Il lui tend une main chaleureuse, qu'elle saisit, réalisant qu'elle ressent toujours, à son contact, cette petite étincelle d'électricité. « Bon voyage Swann. ».



2019 : La rivière de notre enfance

Ses cheveux sont relevés, maintenus tant bien que mal par un vieil élastique, mais quelques mèches folles viennent lui caresser la nuque au gré du vent. Elle se tient à l'entrée de la propriété de son enfance mais elle ne reconnaît plus les lieux autrefois si bien entretenus. La végétation bordant l'allée menant à l'entrée jadis fleurie ne laisse plus rien voir des gravillons immaculés aujourd'hui dissimulés sous une pelouse sauvage. La peinture chatoyante des volets en bois a perdu de son éclat, et s'écaille par endroit, décorant le sol de paillettes ternes sous les fenêtres salies par le temps. Swann s'aventure jusqu'aux chenils et aux enclos qui enferment ses plus beaux souvenirs d'enfant, ceux où elle se retrouvait submergée par plus d'amour qu'un humain ne lui en avait jamais donné, noyées par les coup de langues des chiens qui prospéraient en ces lieux.
Les herbes folles recouvrent ce qu'il reste des gamelles et balles en caoutchouc. La porte grince quand elle entre dans les bâtiments qui feraient frissonner de plaisir un spécialiste de l'urbex. Si les lieux n'ont plus le charme qu'elle leur connaissait, elle retrouve pourtant les mêmes odeurs, et s'ils ont besoin d'un bon rafraîchissement, pour la première fois depuis qu'elle est arrivée, elle retrouve un semblant d'espoir en son projet.
Cependant, le silence la gêne. Elle sait les chiens de l'élevage recueillis par la voisine en attendant son arrivée. Ils ne sont plus que trois, trop vieux pour désormais assurer l'avenir de ce que fut l'élevage de sa belle-mère. Mais sa santé se dégradant depuis quelques années, elle n'a plus trouvé l'énergie de faire vivre son activité, qui lui tenait pourtant tellement à cœur. Et depuis son accident vasculaire cérébral, la clouant dans un fauteuil roulant pour le reste de sa vie, elle n'était plus en mesure de s'occuper des chiens ou même de la propriété. Elle avait, dans une lettre rédigée d'une main tremblante, exprimé son souhait de voir Swann, sa fille adoptive, qu'elle avait aimé comme son propre enfant, reprendre, ressusciter le rêve de sa vie. Swann, alors en vadrouille en Inde, n'avait pas réfléchit plus d'une seconde avant de réserver son vol retour. Elle se demandait encore aujourd'hui comment, depuis sa chambre d'hôpital, sa belle-mère avait fait pour trouver son adresse, elle qui en changeait si souvent.
Devant l'ampleur de la tâche à accomplir, elle se laisse caresser par la possibilité de prendre ses jambes à son cou, fuir et reprendre son errance. Ces dernières années, elle ne s'est consacrée qu'à un chose, fuir l'humanité qu'elle ne savait soigner pour en apprendre plus sur ceux qu'elle avaient vraiment toujours voulu sauver. Participant à des missions humanitaires à travers le monde pour sauver des espèces en danger, elle s'est parfois établie plus longtemps dans certains pays pour étudier le comportement de telle ou telle espèce moins en danger, mais pas moins attachante, étoffant son répertoire de connaissances en éthologie. Elle vivait de petits boulots trouvés sur le tard, pas toujours épanouissants, mais ils lui permettaient de poursuivre son voyage.
La maison est à l'image des chenils, victime d'un cruel manque d'entretien. Impossible pour Swann de s'installer ici pour le moment. Elle laisse fleurir dans un coin de sa tête les premières esquisses d'une solution alors que son regard s'attarde sur une photo de son père posée sur la cheminée. Il avait quitté ce monde peu après l'obtention de son diplôme, mais malgré les années écoulées, à l'évocation de son souvenir, elle sentait toujours, comme au premier jour, une boule se former dans sa gorge. Prise d'un élan inexpliqué et inexplicable, comme s'il avait pris possession d'elle pour anéantir ses derniers doutes, elle fait tomber les lourds rideaux, premier geste d'une rénovation qui prendrait sans doute plusieurs mois, pour qu'à nouveau, dans cette maison, la lumière soit.