Pas la mamy Franky, pas la mamy

Ça doit bien faire six ou sept heures que les deux policiers sont garés là, et c’est triste à dire mais l’habitacle commence à sentir la hyène. Il faut croire que les indics qui les ont mis au parfum ne savent pas se servir d’une montre, ou alors peut-être qu’ils étaient assez bienveillants pour que les chiens de chasse arrivent avec un peu d’avance pour la tâche ingrate qui les attend. Heureusement, Jackson s’est porté volontaire pour aller leur chercher de quoi rendre les minutes moins longues et se garder d’aplomb. L’air qui s’engouffre dans la voiture lorsqu’il revient fait un bien fou, surtout aux nasaux, et d’autant plus lorsque c’est l’odeur du café chaud qui vient chatouiller les narines de Frank. Malheureusement, Jax est parfois un sacré petit con, et il s’empare d’un délicieux donut au chocolat avant d’expliquer qu’il n’y en avait qu’un et qu’il avait fallu faire des concessions. Forcément, c’est au plus âgé des deux de se sacrifier, et de toute façon, il n’a même pas eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait. « T’es sérieux là ? Je suis sûr qu’il y avait tout un tas d’autres trucs, mais t’as voulu entretenir le cliché des flics mangeurs de donuts et du coup t’as préféré me refiler ta merde ? » Comme un gamin malheureux qui passe devant le McDonald’s sans que sa mère ne daigne s’arrêter, il s’accoude à la portière et lâche un profond soupir. « Il restait même pas un malheureux beignet au sucr-... J’en étais sûr, t’es vraiment qu’un con ! » Il aperçoit le deuxième donut au chocolat, et c’est avec soulagement qu’il se met à rire aux bêtises de son acolyte. C’est toujours plaisant de travailler avec Jackson, parce qu’il n’est jamais prise de tête et qu’il fait bien son travail. Alors que son équipier se plaint, Frank lève son gobelet comme pour entamer un discours. « C’est clair, et je suis bien content que ce soit toi plutôt que le jeune Harton qui soit là avec moi aujourd’hui. » C’est bien simple : on ne peut plus les laisser tous les deux dans la même pièce. Plus depuis cette fois où ils se sont retrouvés à faire de la paperasse tous les deux, parce que Frank avait été trop bête pour se rendre compte que son supposé suspect s’était procuré un déambulateur entre temps.

Frank regarde son équipier faire la grimace, visiblement irrité par ses goûts en matière de donuts et fatigué par sa connerie. Il se comporte comme un sale gamin, c’est vrai, mais tous ces beignets bourrés de confitures sont sacrilèges et il commence vraiment à avoir faim. Heureusement, Jackson sait que les meilleures blagues sont les plus courtes : Frank ne manque pas de lui rappeler combien il est mesquin, puis il attrape son donut. Maintenant, au moins, il sait à quoi s’attendre la prochaine fois qu’il devra faire équipe avec Clarke. « J’espère que ça te dérangera pas de rentrer au poste sur la banquette arrière, dans ce cas. Si tu me fais un coup comme ça, je serai sans pitié. » Ce serait une photo à prendre, tiens. Et comme l’arrière du véhicule est souvent réservé aux criminels, il n’échappera pas à la petite paire de menottes qui va bien. Quoi qu’il en soit, toujours pas de suspect en vue, alors ils ont tout leur temps pour se restaurer et discuter de la pluie et du beau temps. Surtout de la pluie pour le coup, parce que Frank ressent le besoin de dire qu’il est heureux de ne pas être tombé avec le jeune Harton. Ils ne peuvent plus se piffrer depuis cette fois où ils ont traité des contraventions tous les deux, et le vétéran doit toujours prendre sur lui pour ne pas lui siffler des noms d’oiseaux chaque fois qu’ils se croisent au boulot. Il est conscient de peut-être en faire des caisses, mais ça n’empêche qu’il garde un mauvais souvenir de cet épisode et qu’il ne travaillera pas à nouveau avec Aiden de sitôt. « Plus je reste à l’écart de lui et mieux je me porte, d’ailleurs je suis sûr qu’il pense la même chose. Le courant ne passe pas, et je préfère le savoir maintenant plutôt que le jour où on est sur le terrain. » Il parle comme un vieux loup, pourtant il n’aurait pas apprécié qu’on le traite de la sorte s’il s’était enrôlé dans la police à l’âge de Harton. Quoi qu’il en soit, il n’a pas envie de s’attarder sur le sujet et Jackson amène des arguments qui sont justes sur le tapis. Frank soupir en s’enfonçant dans son siège, en se disant que même s’ils ne travailleront probablement plus jamais ensemble, il doit peut-être des excuses au gamin. « Ecoute, j’irai le voir. Je peux rien te promettre de plus. » Fin de la discussion. Il profite de son café en observant deux gonzesses se planter devant la maison. Forcément, il fallait qu’il y ait des femmes dans l’équation. « Qu’est-ce qu’elles fichent ici, celles-là ? Elles sont perdues où quoi ? » Comme il n’est pas exclu qu’elles puissent être en contact avec le suspect qu’il cherche, Frank décide de les garder à l'œil. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elles remplissent tous les codes du stéréotype de la blonde un peu cruche. Il soupire, prend une nouvelle gorgée de son café, puis s'échauffe la voix avant de commencer à monter dans les aigus. « C'est pas vraiiiii, regarde Brittany ! Je tiens mon GPS à l'envers depuis tout à l'heure haaan ! » Pour le coup, voilà qui n'allait pas aider Frank à se faire une meilleure image de toutes ces bonnes femmes.

Quand c’est avec Frank qu’on patrouille, il vaut mieux ne pas se retrouver ni dans le coffre, ni sur la banquette arrière. Il est du genre à allumer les gyrophares et à klaxonner comme un fou furieux une fois devant le poste, juste pour amuser la galerie et mettre la honte à celui qui aura été assez idiot pour ne pas croire à ses menaces. Il ne ferait pas ça à Jax, mais pour le jeune Harton, c’est une autre histoire. Il comprend qu’il a peut-être été trop dur avec lui, qu’on passe tous par là et qu’on aimerait tous avoir quelqu’un pour nous apprendre les ficelles du métier plutôt que de nous hurler dessus comme un con. Et puis, ça ne colle pas avec l’image qu’il essaye de montrer, le nouveau Frank. « Peut-être. Ça prendra du temps, mais je ferais des efforts. » En attendant, l’agent Cortès préfère couper court à la conversation plutôt que de laisser Jackson le cuisiner pour faire passer le temps. Le temps passe, puis deux blondasses sur le trottoir finissent par attirer l’attention des policiers : elles s’arrêtent juste devant l’immeuble qu’ils surveillaient jusque-là, comme si elles attendaient quelqu’un. « On va garder un œil sur elles, alors. Juste au cas où. » Quelque chose cloche malgré tout : elles regardent leurs téléphones, jettent des coups d'œil aux différentes devantures de magasins et aux panneaux indicateurs. Comme Frank le voit, elles sont définitivement paumées, et il ne manque pas de le faire savoir à sa façon. Jackson se met à rire, et il faut bien avouer que c’est tellement con que Frank se joint à lui. Ils se lancent dans une petite partie de doublage qui doit surtout rester entre eux : si ça venait à s’apprendre, ils pourraient dire adieu à la Lamborghini de patrouille façon Arabie Saoudite. Appuyé sur le tableau de bord, Frank attend patiemment que son personnage se remette à parler. Il pose même son café, le temps de passer une main dans sa longue chevelure blonde imaginaire. « Kelly ! Tu sais pourtant bien que j’ai du mal à différencier la gauche et la droite ! Et puis t’as pas fait gaffe non plus toi, encore sur ton téléphone avec Kimberley c’est ça ? Ou alors t’étais encore en train de regarder des tutos pour muscler son périnée ? J’en étais sûre ! » C’était pas bien gentil de leur part, mais au fond, c’est pas comme si il y avait une troisième paire d’oreilles pour les entendre. Enfin, juste au cas où, Frank vérifie que la radio est éteinte. Il est tout rouge, à cause des rires provoqués par leur petit passe-temps de gamins, mais prêt à savourer la prochaine réplique de Jackson. Que c’est bon, d’être en planque.

Cool, comme il dit. Enfin, pour le coup ce serait plutôt dans le sens “chill down”, venant de Frank. Il s’était promis de faire des efforts, et même si ça s’annonce difficile, il est prêt à tenter de faire la paix avec Aiden. Ce serait un bon début. De plus, les arguments avancés par Jackson lui rappellent l’esprit de camaraderie du temps qui régnait où il était à l’armée, et il faut bien dire que c’est la seule chose qui lui manque de ce temps-là. Quelques mètres plus loin, les deux blondasses sont toujours stationnées devant le bâtiment. Frank est d’avis qu’il faut les surveiller, déjà parce que ça rend parano d’attendre pendant des heures qu’il se passe quelque chose, mais aussi et surtout parce que ce sont des femmes. Il roule des yeux en écoutant parler son collègue, qui n’est visiblement pas encore assez expérimenté avec sa poulette. Il reviendra là-dessus dans quelques années, tiens.

Cela dit, il se prête quand même au jeu quand il s’agit de faire parler les deux jeunes femmes, comme si la voiture s’était transformée en studio de doublage un peu craignos. Et si Frank en tient une couche en termes de répliques tordantes, Jackson Clarke ne reste pas sur le carreau pour autant. Un nouveau personnage fait son entrée dans la conversation, et pas des moindre : dans la famille beauf, je voudrais le Bryan ! Frank, mort de rire, pose ses mains sur son visage. Incapable de se remettre dans le rôle, il préfère s’adresser directement à son acolyte de filature. « Décidemment agent Clarke, vous êtes une sacrée cochonne ! C’est lui qui, d’aill-... Oh mais c'est lui ! Il est là ! » Pensant que Jackson était toujours dans son rôle, Frank ne voit pas tout de suite leur suspect sortir de l’immeuble. Il branche sa radio, le temps de prévenir le Central, puis termine son café en vitesse avant de démarrer la voiture. « Putain, regarde-le avec ses airs de Jackie tuning. On va le suivre tranquillement, voir où il va et tout, et si il faut on continue à pied. » Un puis deux coups de volant, et les voilà en route. Ils connaissent le gars, c’est pas la première fois qu’il a affaire à la police. Dégradation de biens publics, conduite en état d’ivresse et plus récemment, recel d’objets volés. L’idéal, ce serait de le prendre la main dans le sac. Et Kelly et Britanny dans tout ça ? Bah, elles sont déjà loin.

C’est le grand moment, showtime comme on dit. Le type que nos deux policiers attendent depuis un bout de temps déjà finit par sortir de sa tanière. Ce n'est pas leur première filature, mais ce n' est pas devenu un moment plaisant pour autant : on perd facilement la cible, et on finit toujours par se faire taper sur les doigts encore plus fort que d’habitude. Sauf que Frank, avec cette histoire de vieille femme qu’il a prise pour un suspect, il est déjà pas bien haut dans l’estime des supérieurs, alors vaut mieux pour lui que cette opération se passe bien. Alors qu’il démarre la voiture, le vétéran mentionne la drôle d’allure du suspect : avec son coupe-vent bleu fluo et ses tatouages sur la figure, en effet, il ne passe pas inaperçu. C’est pas une mauvaise chose pour le coup, parce que ça leur permettra de le suivre plus facilement, mais ça donne quand même cette impression à Frankie qu’il est en train de courir après un clown. Jackson donne quelques indications à son acolyte et propose de suivre le suspect à pied. Comme il n’y a pas encore trop de raisons de s’inquiéter, Frank balaie cette idée d’un signe de la main. « On va déjà voir ce que ça donne comme ça. Si ça se trouve, il va monter en voiture. » Frank tente de suivre le rythme du mieux qu’il le peut, en évitant de se faire griller comme un con. Il écoute aussi d’une oreille attentive les informations que fournit Jackson à la radio et les ordres qui reviennent de l’autre côté. Ils continuent donc de rouler, en direction du côté ouest de la ville. Une promenade de santé pour l’instant, et c’est justement ce qui commence à inquiéter Jax. C’est vrai que là, comme ça, on pourrait croire qu’il les a repérés et qu’il se contente de les faire dépenser inutilement. « On fait un truc alors : on s’arrête deux secondes, le temps de te déposer. Tu continues à pied, et on voit si ça change quelque chose. Je vais faire le tour du quartier et le reprendre de l’autre côté. » Frank continue de rouler jusqu’au prochain croisement, puis s’arrête sur le bas-côté pour laisser le temps à son coéquipier de descendre. « Et reste joignable, hein. », qu’il rappelle en redémarrant la voiture. C’est reparti. Il change de plan de route, pour effacer les doutes qu’il pourrait y avoir dans la tête du suspect, puis cherche à le rattraper de l’autre côté. Sauf que quand il arrive au coin de la rue, il n’aperçoit personne. Pas de suspect, mais pas de Jackson non plus. Il se gare une nouvelle fois, attrape son téléphone et appelle son équipier. « Ouais, Jax ? Vous êtes barrés où ? J’ai perdu votre trace. »

Foutue radio ! S’il n’avait rien d’autre sur le feu, Frank ne se serait pas gêné pour donner quelques coups dedans, même si ce n’est pas comme ça qu’il a l’habitude de procéder en bon bricoleur. Il serait dans de beaux draps si son suspect venait à lui filer entre les doigts - s’il arrivait quelque chose à Jackson aussi d’ailleurs, mais il n’était pas trop inquiet à ce sujet-là - tout ça à cause d’une maudite boîte en métal capricieuse. Heureusement, le numéro de son équipier est enregistré dans son téléphone. D’ailleurs, le moment est peut-être mal choisi mais ça lui rappelle qu’il est toujours censé l’inviter à venir dîner avec sa compagne. Il paraît que c’est ce qu’on fait dans la police quand on travaille sur les mêmes affaires. Jackson ne met pas longtemps à décrocher et donne à Frankie toutes les informations dont il a besoin pour le rejoindre. « Mary D. Way, juste après Mace Street. C’est noté, j’arrive tout de suite. » Il raccroche, puis enfonce le téléphone dans sa veste. Frank a passé toute son enfance ici et comme ce n’est pas une grande ville, il sait plus où moins s’orienter. Comme il l’avait promis, il ne traîne pas avant d’arriver sur les lieux. Il rejoint Jackson, en planque au coin d’un mur, qui lui indique par où leur rat s’est faufilé. « Voyons les choses du bon côté : il ne peut ressortir que par ici. S’il décide de prendre son temps, alors on postera quelqu’un d’autre pour la nuit. S’il ressort, alors on est juste deux types lambdas et on le laisse reprendre sa route. » Ce serait dommage d’avoir attendu si longtemps pour si peu de résultats. En surface en tout cas, parce que nos deux policiers ont peut-être mis le doigt sur un élément important de leur enquête en suivant leur suspect jusqu’ici. Faute de pouvoir faire mieux pour l’instant, Frank s’appuie contre le mur et croise les bras. « Tiens, cette histoire de radio défectueuse, ça m’a fait penser… j’aimerai bien vous inviter à manger, Nova et toi. Comme on va encore être amenés à travailler ensemble, je me dis que ça pourrait être une bonne idée. Je fais les meilleures fajitas d’Island Bay, si ça peut te convaincre. » Il jette tout de même un coup d'œil en direction de la ruelle, histoire que ce ne soit pas son acolyte qui fasse tout le sale boulot.

Il est rare qu’on retrouve des affaires sordides dans les journaux néo-zélandais. Heureusement d’ailleurs. On ne manque pas de personnel à Wellington, et c’est d’autant plus facile de demander des renforts ou une relève, au cas où les filatures commencent à devenir trop longues. Comme le dit si bien Jackson, hors de question de jouer les cow-boy en forçant la porte du suspect. Déjà parce que c’est interdit, mais aussi parce que ça leur ferait prendre des risques inutiles en plus de détruire des semaines de travail. Frank n’a vraiment pas besoin de ça en ce moment. Comme pour approuver les dires de son collègue, il hoche la tête et pose son regard sur la rue, en direction du croisement où il a garé la voiture. « Je pense que ça s’arrête là pour aujourd’hui. Pour nous en tout cas. On rapprochera un peu la voiture, histoire de ne rien manquer. » Mais comme on n’est jamais trop sûr, ils préfèrent rester encore un peu au coin de leur mur. C’est d’ailleurs l’occasion rêvée pour Frank d’inviter son collègue à dîner. Encore une fois, il a entendu dire que c’était le genre de truc qu’on fait entre collègues, histoire de tisser des liens pour être toujours plus productifs. Et puis, c’est pas un mauvais gars Jackson, alors ils passeront probablement une chouette soirée. Malheureusement, il faut croire qu’il est du genre à séparer le travail de sa vie professionnelle. Frank ne voit pas en quoi c’est un mauvais moment : il n’aurait pas l’air d’un con si jamais l’un des deux venait à se prendre une balle dans le buffet, et puis ils n’ont pas grand-chose d’autre à faire à l’heure actuelle. « Quoi, c’est pas comme si il allait sortir là, tout de suite, à l’instant t. Et non, sur la tête de ma pauvre mère, je ne mens pas sur les fajitas. » En effet, Frank a appris à bonne école. Quoi qu’il en soit, la conversation s’arrête là pour l’instant. La porte de l’appartement où s’est engouffré le suspect s’ouvre de nouveau. Comme ils ont préféré parler du repas plutôt que de concevoir un plan d’action, ils se contentent de prendre un peu de distance. Jax a raison : ce serait dommage d’avoir attendu si longtemps pour qu’il ne se contente que de rentrer chez lui. « On a encore un peu de temps, et on a déjà une adresse. Avec un peu de chance on en aura au moins une deuxième, et ça nous permettra de nous faire une idée de ce qu’il fabrique. » Ce serait génial, d’ailleurs. Frank a grand besoin de se refaire une image auprès de ses collègues ainsi que de son supérieur. Le suspect reprend sa route, à pieds, alors Frank donne les clés de la voiture à Jax pour inverser un peu les rôles. Il s’allume également une cigarette en faisant rouler la pierre de son zippo sur son jean. « C’est toi qui conduis cette fois ? Je garde mon téléphone allumé. »