like a dream ; marina

Marina a beau ne pas regarder tant de films que ça, elle adore l’ambiance des tournages. Voir l’envers du décor, se rendre compte par elle-même que la plupart des réalisateurs ne sont que des connards arrogants qui se prennent tous pour Kubrick. Et pour être tout à fait honnête, elle ne pourrait même pas affirmer que Kubrick était un si grand réalisateur que ça étant donné qu’elle n’a vu que Shining. Oui, c’est sympa mais pas de quoi casser trois pattes à un canard non plus. De toute manière il faut que la rouquine redescende, ce n’est pas sur le tournage d’un film qu’elle se trouve aujourd’hui. Et quand bien même, il est tout de même assez rare qu’on tourne des blockbusters par ici. Mais ça arrive, de temps à autre. Tout ça pour dire que son chauffeur l’a déposée bien avant que sa cliente n’arrive sur les lieux, ce qui lui a laissé tout le temps de prendre un pain au chocolat et un café en compagnie de l’équipe du tournage. La plupart d’entre eux a l’air assez sympa. Et Marina est très capable d’en juger puisque son job la place d’office dans la catégorie « chieuse ». Son travail consiste également à faire respecter certaines clauses des divers contrats qu’elle voit passer, donc forcément.

Et puis sa star débarque : Nina. Nina est encore jeune et bien sûr, Marina la range tout de suite dans la case « influençable ». Peut-être à tort mais il vaut mieux prévenir que guérir, comme on dit ; elle ne voudrait pas qu’il lui arrive un pépin simplement parce qu’elle n’a pas été assez prudente. La rouquine va donc veiller au grain.
« Hello Nina ! Très bien et vous ? Le trac ? »
Puis elle se tourne et désigne le buffet d’un geste de la main :
« Café ? Croissant ? »
Ou autre. Bien qu’il ne s’agisse que d’une pub pour du dentifrice, le buffet est quand même très bien garni. Si bien que Marina en profite pour se resservir un café. Avant d’enchaîner tout de suite après :
« Je me doute que ce n’est sans doute pas le moment rêvé pour discuter de ça mais y a-t-il des choses que vous refusez absolument de faire ? Qui seraient contre vos principes ? »
Mieux vaut tard que jamais. Et puis, si d’aventure elle lui décroche d’autres contrats, au moins elle sera fixée.

Pas le trac, donc. Marina se dit que Nina a de la chance. Certes, il ne s’agit là que d’une publicité mais certains de ses clients se mettent à stresser pour rien de plus que de la figuration. Pourtant, faire de la figuration, ce n’est pas vraiment jouer, c’est se contenter d’être là pendant que la caméra tourne, voilà tout. Et sil est vrai que certains détestent se retrouver devant une caméra, dans ce cas, ce n’est vraiment pas le métier pour lequel il faut opter. Bref, la jeune femme met ses autres clients de côté l’espace d’une seconde pour se concentrer sur celle qui se trouve face à elle et lui propose de se restaurer avant que le tournage ne débute. Proposition refusée. Bon, eh bien ça en ferait plus pour elle, dans ce cas. Puis Nina se ravise et accepte finalement un jus d’orange. La rouquine lui tend un gobelet tout en abordant un sujet un peu plus délicat, à savoir ce qu’elle accepte de faire mais aussi et surtout ce qu’elle n’accepterait jamais. Du nu. Croyez-le ou non mais ce n’est pas souvent le cas. Pas chez ses clientes, plus souvent chez ses clients. Elles n’ont pas tort, on demandera bien plus vite à une femme de se désaper qu’à un homme. Et si elles ont le malheur d’accepter, on les verra comme des traînées mais si elles refusent en revanche, c’est tout un tas de rôles qui leur passent sous le nez. Soit, les choses sont ainsi faites.

Tout ça pour dire que la jeune demoiselle exprime ensuite son doute quant au fait que ce genre de choses se reproduise de toute manière. Oh, il ne faut jamais dire jamais : elle a le physique pour, peu importe qu’elle ait du talent ou non.
« Mais dans le cas contraire, il vaut mieux que je sois prévenue, c’est dans votre intérêt. »
Là-dessus, Marina hoche la tête pour signaler que c’est enregistré avant de reprendre :
« A priori, y a pas de souci à se faire à ce propos aujourd’hui, c’est déjà une bonne nouvelle ! »
Manquerait plus qu’on lui demande d’expliquer à poil pourquoi il est important d’utiliser ce dentifrice recommandé par les dentistes et pas un autre. Okay, les ventes exploseraient mais tant qu’à faire, autant lui demander plutôt d’enfiler une blouse blanche laissant supposer qu’elle-même est dentiste. Ce qu’on ne tarde d’ailleurs pas à faire puisque l’habilleuse attend tout juste qu’elle ait terminé son jus pour l’embarquer, la rouquine suivant le mouvement.

Nu et nu. Très bien, Marina saisit la nuance. Une scène passe, plusieurs non. Ou en tout cas, pas tout un film car Nina peut encore revoir ses exigences à la baisse entre-temps. Ce qui n’est bien évidemment pas un jugement, au contraire, elle trouve ça assez malin de sa part. Seules les plus grandes stars peuvent se permettre d’exiger une doublure pour ce genre de choses et même elles sont rares. Puis encore une fois, il s’agit plus souvent d’hommes que de femmes. Tout ça pour une paire de fesses. La rouquine trouve ça ridicule en ce qui la concerne. Une fois de plus, elle acquiesce avant que l’habilleuse vienne chercher sa cliente et Marina suit de près. Elle n’a peut-être aucune exigence à rappeler pour cette fois mais c’est son job et puis surtout, il faut bien qu’elle cultive sa réputation d’emmerdeuse notoire. Prenant appui contre l’encadrement de la porte de la loge, elle focalise son attention sur l’écran de son portable pendant que Nina, bien cachée derrière son paravent, enfile la blouse de dentiste qu’on a prévu pour elle. Voilà bien quelque chose qui ne change pas : on prend toujours autant les gens pour des cons dans le monde de la publicité. Mais si ça marche, ils auraient tort de s’en priver, c’est un fait.

Entre deux mails, elle relève les yeux pour voir sa cliente changée. Jusqu’ici, ça ne lui va pas trop mal dans le sens où on pourrait y croire. Reste plus qu’à voir ce que les coiffeurs et maquilleurs vont faire. Si le résultat final donne l’impression qu’on lui a balancé un pot de peinture au visage et qu’on vient de lui crêper le chignon, c’est qu’on prend encore plus les gens pour des cons qu’elle ne le pensait. Et ça, ça serait tout de même prodigieux. Bref, elle continue de suivre, voyant que ça y est, cette fois la machine est en route : plus de temps à perdre. Bon, si Nina a bien appris son texte – ce dont elle ne doute pas -, cette histoire devrait être bouclée à la pause déjeuner et Marina pourrait prendre un rendez-vous supplémentaire. Sauf que, comme c’est la toute première fois qu’elle travaille pour la jeune femme, elle préfère ne pas prendre le risque et d’abord voir comment ça se passe. Une fois que le passage entre les mains des coiffeurs et maquilleurs est fait, elle constate qu’ils ont finalement eu la main assez légère. Toujours crédible. C’est avec un sourire qu’elle commente :
« Ça vous va pas si mal ! Vous êtes prête ? »

La réponse de Nina concernant son accoutrement ne manque pas de faire rire Marina. La blouse de dentiste est peut-être aussi cintrée que celle de Jennifer Aniston dans Comment tuer son boss, mais elle n’en fait tout de même pas prostituée pour autant. Et pour cause : comment vendre un produit de ce type ? En le faisant tenir par une bimbo à moitié à poil – okay, peu importe le produit, cette technique fonctionnerait sur bien des gens et pas que des hommes -, ou en faisant croire que la personne qui le tient sait parfaitement ce qu’elle dit et ne vous arnaque pas en vous ventant les mérites de ce produit plutôt qu’un autre parce qu’elle travaille dans le milieu ? Les deux méthodes fonctionnent, c’est certain, mais l’une des deux cible tout de même un public plus large. Les féministes, les mères de famille seraient plus convaincues, par exemple.
« Oh non, il faut qu’on croit un minimum que vous savez de source sûre que ce dentifrice rendra les dents des consommateurs plus blanches tout en renforçant leur émail. »
En revanche, la rouquine peut tout à fait comprendre que sa cliente ne se maquillera peut-être pas tous les jours de cette façon : il y a « léger » et « léger qui doit quand même se voir sous le feu des projecteurs », donc oui, ça peut faire un peu bizarre, c’est sûr.

Soit, nouvel hochement de tête de la part de Marina quand Nina lui annonce être prête et cette fois, elle ne lui colle pas aux basques quand on vient la chercher pour entrer en scène. Non, au lieu de ça, elle se trouve une place dans un petit coin et observe. D’un œil toujours puisqu’il lui est apparemment impossible de ne pas garder l’autre sur son téléphone portable. Voilà ce que c’est d’être si demandée. Au bout d’un moment, relevant la tête, elle croise le regard de sa cliente à qui elle adresse un pouce levé en l’air en signe d’encouragement. Si ça se trouve, les spots sont si éblouissants qu’elle n’a rien vu mais c’est l’intention qui compte. D’ailleurs, ça la rassure de voir que l’autre rouquine ne lui a pas dit qu’elle n’avait pas le trac uniquement pour lui faire plaisir ; elle a l’air assez à l’aise, n’oublie pas de bien sourire entre chaque mot afin de montrer ses quenottes très saines bien qu’elle n’utilise possiblement pas ce dentifrice elle-même. Bref, elle a l’air de s’en sortir plutôt bien pour l’instant.

Avec de la conviction, un bon vendeur pourrait vendre de la glace à un esquimau. C’est tout à fait ça. Il faut dire qu’il y en a qui ont le chic pour ça et Marina irait même jusqu’à dire que c’est tout un art. On a beau les voir venir, parfois, on se laisse quand même prendre au piège. Même elle, mais d’un autre côté, il lui est sûrement plus facile de craquer à elle qui n’a définitivement aucun problème d’ordre financier et un gigantesque appart’ dans le centre-ville, qu’à d’autres. Bref, toujours aussi enjouée, elle acquiesce une fois de plus puis laisse Nina faire son travail tandis que, de son côté, elle fait le sien. Si son attention est partagée, elle peut néanmoins se rendre compte que sa cliente s’en sort plutôt bien. Quant au fait qu’on lui fasse tourner plusieurs prises, ça n’a effectivement rien d’anormal, surtout maintenant que toutes les caméras sont numériques. Autrefois, les caméramen croisaient très forts les doigts pour qu’il n’y ait besoin que d’une seule prise car ça coûtait cher en bobines – non, en fait, le caméraman s’en fichait, c’étaient les producteurs qui criaient au scandale sur les petites productions – mais maintenant, plus personne ne se souvient ne serait-ce que de cette époque.

Bref, Marina reste dans son coin et observe : le courant a l’air de très bien passer entre Nina et le reste de l’équipe, ce qui est une bonne chose. Il faut dire qu’elle ne se serait attendue à rien de moins étant donné qu’ils ne sont techniquement pas amenés à se revoir. A moins que l’autre rouquine décide de courir les castings de pubs suite à cette expérience et finisse par retomber sur la même équipe, sans doute. Eh oui, même dans un pays comme celui-ci qui n’est clairement pas Hollywood, il est assez rare de tomber sur une même équipe de tournage. Disons que c’est surtout l’industrie cinématographique qui est la moins développée. Malgré le succès retentissant du Seigneur des Anneaux et de toutes ses suites. Ne captant pas de regard affolé suppliant qu’elle lui vienne en aide de la part de Nina, Marina ne bronche pas, se faisant oublier quelques instants, puis, une fois que le metteur en scène s’éclipse, elle se faufile jusqu’à sa cliente.
« Alors, qu’est-ce que vous en pensez ? »
A peine a-t-elle terminé sa phrase qu’un projecteur s’écrase à deux pas d’elles, leur faisant faire un bond de côté à toutes les deux. Du regard, elle cherche un responsable, petite production ou pas, il faut quand même qu’ils fassent un peu attention !

Il faut vraiment que les équipes de tournage commencent à faire plus attention à ce qu’elles font, il y a beaucoup trop d’accidents malencontreux sur les plateaux ces derniers temps. Nina et Marina peuvent s’estimer chanceuses : le poids d’un de ces trucs lâché de cette hauteur vous tue sur le coup, c’est certain. La rouquine cherche un coupable des yeux sur qui se défouler un peu car merde, elles l’ont échappé belle ! Mais sa cliente essaye quant à elle de détendre l’atmosphère. Et elle y parvient, elle arrache l’ombre d’un sourire à Marina qui se dit qu’on a en effet toutes les raisons de vouloir sa mort. Ce qui est triste au fond parce qu’elle ne souhaite celle de personne, elle.
« J’aurais tendance à dire soit les deux, soit aucune des deux. »
Ou alors, ça signifierait qu’ils n’ont aucune crainte de faire des dommages collatéraux. Ce qui est sûrement possible au fond… Elle n’en sait rien, si elle a connu des gens bizarres par le passé, elle n’a encore jamais côtoyé de psychopathes et elle espère ne pas avoir à le faire avant longtemps, voire jamais. Mais avec ce monde qui part littéralement en couille, ça ne serait pas étonnant que vienne un jour où.

En tout cas, elle ne peut pas laisser passer ça, raison pour laquelle elle alpague la première personne qui accourt vers elles, même pas pour leur demander si elles n’ont rien mais commencer à réparer les dégâts. Sans se soucier de ce qu’on pourrait en dire, la rouquine la chope par le col dès qu’elle en a l’occasion et lui explique très posément :
« Faudrait voir à faire plus attention, sinon, je vous mets sur liste noire. Me suis-je bien fait comprendre ? »
L’assistante déglutit péniblement avant d’acquiescer et de marmonner des excuses. Marina ne sait pas si elles sont sincères. En vérité, elle ne sait même pas si sa menace a beaucoup d’effet sur cette personne, tout ce qu’elle sait, c’est qu’elle n’aime pas cette position aussi la relâche-t-elle. Jetant un coup d’œil au plafond, elle se déplace de quelques centimètres en entraînant Nina afin qu’aucune de deux ne se trouve pile en-dessous d’un autre projecteur, on ne sait jamais. Là, elle retrouve le sourire.
« Donc, vous disiez ? »
Jusqu’à cet incident, tout s’était bien passé pour Nina mais elle pourrait comprendre que celui-ci l’ait quelque peu refroidie.

Pour tout dire, la question de Nina la surprend un peu. Quand elle dit que ça ne l’étonnerait pas qu’on veuille la tuer, elle blague de toute évidence. Enfin, vu comment son travail peut la rendre chiante par moment, peut-être bien que certaines personnes en rêvent effectivement la nuit mais le fait est que ça ne restera jamais qu’un rêve ; personne n’oserait jamais s’y frotter. Pour peu qu’elle survive à l’accident, les voilà qui se retrouveraient avec les avocats les plus féroces de la ville au cul.
« Grand Dieu, non. Et heureusement pour eux, sinon je leur aurais fait mettre la clef sous la porte à tous fissa, je vous le garantis. »
En revanche, Marina sait que ça arrive parfois. Pas plus tard qu’il y a un mois ou deux, un accident sur un tournage faisait encore la une de la presse internationale, soit dit en passant. Et le pire dans tout ça c’est que c’est parce que c’est un tournage qui a de l’ampleur qu’on en a parlé. Avec des noms connus. Mais Marina est persuadée qu’il arrive également ce genre d’incidents techniques sur de plus petits dont on ne parle jamais. Ou alors un article ridiculement minuscule dans la feuille de chou locale.
« Mais ça s’est produit y a pas encore si longtemps, peut-être en avez-vous entendu parler. Un tournage avec Alec Baldwin. Celui-ci a tué la réalisatrice croyant tirer avec des balles à blanc alors que non. Une histoire horrible. Qui aurait pu être évitée par-dessus le marché. »
S’ensuit alors une très légère altercation entre la rouquine et quelqu’un du staff. Un assistant. Certes, Marina sait parfaitement qu’il n’a rien à voir là-dedans. Mais elle sait également qu’il ira se plaindre au principal concerné dès qu’elle se sera tue et qu’il aura pris congé. Que voulez-vous ? C’est ainsi. Le petit personnel prend cher pour les responsables. Après ça, elle peut donc reporter son attention sur sa cliente qui lui explique s’être bien amusée et que, comme l’expérience lui a été agréable, elle ne serait pas contre l’idée de recommencer.
« A la bonne heure ! Vous pouvez compter sur moi pour vous dénicher un autre contrat, dans ce cas. Auriez-vous une préférence ? Toujours de la pub ? Un clip ? Un téléfilm ? »
Bien sûr, elle ne promet rien d’incroyable, toujours un petit rôle. Mais qui sait ? A force de les enchaîner en faisant ça bien, les propositions pour des rôles plus conséquents pourraient directement venir à elle.