the universe is rarely so lazy → charli

Roulant vers le centre-ville, Sunny pianotait sur son volant et hochait de la tête en rythme avec la musique qui passait à la radio. Parfois, il chantait ― faux ― les quelques paroles qu’il connaissait ― vaguement, sa mémoire n’ayant jamais été des plus efficaces dans ce domaine ― sans se soucier d’offenser les oreilles des passants par sa technique vocale qui avoisinait le zéro absolu et dont il faisait éhontément profiter la ville par ses fenêtres ouvertes. C’est qu’il n’y avait pas la clim’ sur l’antiquité qu’était son pick-up. Sa sœur le vannait tout le temps sur son tas de ferrailles, disant qu’il suffirait d’un ultime coup de freins un peu trop brusque pour qu’il tombe en poussière. Sunny lui répondait toujours qu’elle exagérait et que, de toute façon, c’est dans les vieilles marmites qu’on fait les meilleures soupes. Ce n’est pas qu’il n’avait pas les moyens de changer de véhicule, c’est juste qu’il n’en voyait pas l’utilité. Tant que son vieux compagnon passait le contrôle technique, il n’en demandait pas plus.

« Po-po-po-poker face po-po-poker face ! »

Ça, ça allait, c’était pas difficile à retenir ― bien que, pendant tout un temps, il avait été persuadé que les paroles étaient « poke her face ». Il scandait donc ce vers en boucle tout en commençant à manœuvrer pour se garer le long du trottoir, et coupa le moteur alors que la chanson prenait fin et qu’une autre commençait. Il se pencha sur le siège passager, attrapa et fit tourner la molette pour remonter la vitre, puis se redressa et fit de même côté conducteur. Il s’apprêtait à couper le contact, mais ses doigts se figèrent sur la clé en reconnaissant finalement la chanson qui passait. The Chain, par Fleetwood Mac. Son regard se perdit dans le vide et son esprit dans les profondeurs.

And if you don’t love me now, you will never love me again.
L’image d’un tiroir de métal verrouillé, tremblant sur ses gonds, s’imposa sur son écran mental.
I can still hear you saying you would never break the ch…

Sunny retira vivement la clé du contact et la radio se coupa. Il secoua la tête pour chasser l’image de son esprit, souffla un coup, et posa son regard sur la grosse enveloppe brune qui trônait sur le siège passager. Il la saisit, puis entreprit d’ouvrir la portière, ce qui n’était jamais une mince affaire puisqu’elle s’était depuis quelques mois mis en tête de faire de la résistance. Sunny avait déjà pris l’habitude de ce caprice ; aussi, dans un geste réflexe, il actionna la poignée tout en donnant un bon coup d’épaule contre l’intérieur de la portière sans faire attention, encore perdu dans ses pensées, qu’il l’envoyait ainsi dans la tronche d’une rouquine qui passait par-là sans avoir rien demandé à personne.

La portière s’était ouverte mais avait rencontré une nouvelle résistance, et Sunny comprit rapidement que cette dernière n’avait rien de mécanique ; plutôt d’organique, à en juger par l’enguirlandage qui lui parvenait désormais aux oreilles et qui était, il n’aurait osé dire le contraire, bien mérité. Bondissant alors de son véhicule, sa main libre accrochée au sommet de la portière, Sunny regarda de l’autre côté, se confondant déjà en un flot d’excuses :

« Ohmondieupardonjesuisdésolétoutesmesconfuses ! »

Flot qui s’interrompit enfin lorsque, clignant des yeux, Sunny reconnut en la victime de son étourderie la personne de Charli. De tous les êtres qui peuplaient la banlieue de Wellington, il avait fallu qu’il emboutisse ni plus ni moins que la fille de son ex-femme. Sérieusement, l’univers ? En tous cas, à en juger par son air et sa façon de le désigner en tant que revenant d’entre les morts ― décidément, ça devait être de famille ― Charli semblait, elle aussi, avoir reconnu Sunny. Ce dernier referma enfin sa portière et fit un pas vers la jeune femme, lui tendant une main hésitante comme à la fois pour présenter de nouvelles excuses et offrir un soutien.

« Vraiment désolé, c’est ma faute. Cette putain de portière ― j’ai trop traîné à la faire réparer. »

Il préféra s’abstenir de s’enquérir de son état par un conventionnel « est-ce que ça va aller ? » puisque, de toute façon, Charli ne l’avait pas attendu pour lui faire comprendre que oui, ça fait mal, tu conduis par un marshmallow, connard. Bien sûr, l’esprit de Sunny s’était aussitôt mis en branle-bas de combat pour tenter de trouver une façon de se racheter mais sa réflexion fut prise de court par la pique que lui lança Charli sur les raisons possibles de son retour en ville et qui fit arquer à Sunny un sourcil décontenancé et suspicieux quant à la pertinence de l’information qu’il venait d’entendre.

« Heurm, non, répondit-il avec le ton posé de l’évidence. C’est juste que, tu sais, j’habite ici. »

Il prit le temps de verrouiller son pick-up, empocha les clés et, machinalement, défroissa l’enveloppe qu’il avait plus tôt quelque peu pliée sous le coup de la surprise, ce qui lui donna le temps de se décider sur le fait qu’il préférait mettre un point au clair, pour le bien de tous. Ainsi, conciliant, il reprit :

« Et tu sais, Iggy et moi, on est divorcés depuis trois ans. »

Et six mois, trois semaines et deux jours ― mais qui comptait vraiment ?

« Je me suis jamais donné un droit de veto sur la façon dont elle menait sa vie quand on était mariés, continua-t-il, alors je vais sûrement pas commencer maintenant. Donc t’as pas à t’en faire pour ça, » termina-t-il avec un sourire et en levant les mains.

Il préférait mettre de côté le fait qu’il était effectivement un chouya perturbé d’apprendre qu’Iggy se soit inscrite sur un site de rencontres. Perturbé parce que cela ne ressemblait pas du tout à quelque chose qu’aurait fait la Iggy qu’il connaissait, rien d’autre…

Si Charli avait raté quelque chose ? Peut-être, si Iggy ne l’avait pas mise au courant du voyage de Sunny, mais ça, ça ne regardait qu’elles. Sunny n’avait rencontré Charli qu’une fois et même si cette rencontre ne l’avait pas laissé indifférent ― c’était pas moins de le dire puisqu’après tout, c’était en grande partie parce qu’il avait appris son existence que lui avait cachée Iggy qu’il avait eu besoin de faire ce voyage ― on ne pouvait néanmoins pas dire que ça en faisait automatiquement des proches et qu’elle avait été mise sur sa liste de cartes postales. Sunny se demanda brièvement si cela valait la peine de s’expliquer mais préféra s’abstenir, pour les mêmes raisons susnommées, et de toute façon, ils étaient déjà passés à autre chose à savoir, le sujet d’Iggy. C’était une grande fille, qu’elle disait. Sunny haussa les sourcils ; oui, ben, c’était en substance ce qu’il venait de dire, lui semblait-il. Il avait cru percevoir dans le ton quelque peu inquisiteur de Charli une possible accusation d’alerte au stalker, et il avait préféré la rassurer sur ce point, mais peut-être s’était-il trompé. Quoiqu’il en soit, l’interrogatoire ne s’arrêtait pas là, puisque Charli continua en s’enquérant des raisons de sa présence ici. Dans le centre de la ville où il habitait, donc. Nonchalamment, il leva la grosse enveloppe brune à hauteur de regard :

« Je vais à la poste. »

Simple, efficace. En même temps, qu’aurait-il pu dire de plus ? Qu’il envoyait des documents pour compléter son dossier d’adoption ? Pas sûr que ça intéresse la jeune femme ; de plus, le sujet étant non seulement plutôt personnel mais en plus source d’attention qui donnait généralement suite à des félicitations et tout le tremblement, Sunny aurait eu l’impression de se braquer un spotlight sur la tronche, ce qui n’était pas son genre. Il ne sentit donc pas obligé d’en préciser plus.

« J’en ai pour deux minutes, ajouta-t-il cependant. Est-ce que tu voudrais que je te dépose quelque part, après ? Pour me faire pardonner de ma… maladresse, » termina-t-il dans un sourire un brin embarrassé.

C’est que, bien que ça n’ait été qu’un accident, il s’en voulait quand même un minimum de lui avoir envoyé sa portière dans la figure. Et cela n’avait rien à voir avec le fait que Charli était la fille d’Iggy. Sunny s’en serait voulu même s’il s’était agi du premier quidam venu.

« Ou je peux t’offrir un truc à boire aussi, si tu veux. Je comptais m’arrêter cinq minutes pour prendre un café, de toute façon. »

Charli avait répondu qu’elle allait s’acheter de l’alcool. Est-ce que c’était seulement une réponse ? Peut-être dans le sens que cela voulait dire qu’elle acceptait sa proposition de la déposer quelque part, en l’occurrence, à un magasin où elle pourrait acheter, donc, de l’alcool. Peut-être par convenance, peut-être par naïveté, Sunny commenta :

« Une petite fête de prévue ? »

Ça, en revanche, c’était plutôt une question rhétorique, assez vague pour laisser entendre qu’il n’avait pas besoin d’une réponse qui ne le regardait sûrement pas. La jeune femme s’empressa de préciser que de les voir ensemble acheter de l’alcool aurait été un spectacle douteux. Peut-être, étant donné que les gens étaient prompts aux ragots et aux pires jugements, mais de toute façon, Sunny s’était simplement proposé pour la déposer quelque part, pas pour faire le caddie. Au pire, il l’aurait attendue dans le pick-up, au mieux, il aurait pu en profiter pour faire lui-même une rapide course dans son coin, et ils se seraient retrouvés après être passés chacun en caisse. Ce n’était néanmoins pas nécessaire de tirer des plans sur la comète puisque Charli se décida finalement pour aller prendre un café. Sunny sourit. À la bonne heure.

« Je passe à la poste en vitesse et on peut y aller. Enfin, en vitesse, c’est la poste et avec ma chance, je pourrais tomber sur un stagiaire qui sait pas faire les recommandés. »

Il désigna alors une direction vers le trottoir d’en face.

« Il y a un café par-là un peu plus loin, il me semble. Tu peux déjà y aller, ou tu peux m’attendre ici, comme tu veux. Je fais au plus vite. Je préfère régler ça maintenant, je dois absolument envoyer ces papiers aujourd’hui. À tout de suite ! »

Sur ce, il lui adressa machinalement un signe de la main et s’éloigna pour pousser la porte de la poste. Une fois à l’intérieur, il eut un petit soupir de soulagement en constatant que la file d’attente n’était composée que de quatre personnes. Il se mit à la queue, et il ne lui fallut malheureusement pas longtemps pour se souvenir que quatre personnes, à la poste, c’était déjà trop, surtout lorsque le guichetier passait son temps à faire des allées et venues entre son poste, les étagères, l’arrière-boutique, et les postes de ses collègues pour allez savoir quelle raison. Sunny se retenait de taper impatiemment du pied, mais il ne pouvait s’empêcher de régulièrement consulter l’horloge accrochée au mur. Lorsque son tour vint enfin, il faillit s’étrangler avec sa propre salive en voyant le guichetier, sans lui jeter un regard, se lever et disparaître, sûrement pour aller faire sa pause pipi. Heureusement, il ne tarda pas trop à revenir, et sembla suffisamment capable, bien que peu enthousiaste, de remplir un recommandé pour le Chili. Sunny, fidèle à lui-même, prit tout de même le temps de le remercier, se fendant même d’un sourire de circonstances, et tourna les talons vers la sortie, non sans jeter un coup d’œil à l’horloge. Quinze bonnes minutes s’étaient écoulées depuis son arrivée, une bagatelle en matière d’attente à la poste, mais un temps non négligeable lorsqu’on attend quelqu’un, d’autant que cela suffisait largement pour que Charli ne finisse éventuellement par se dire que d’être vue prendre un café avec l’ex-mari de sa mère ne valait pas mieux que d’être vue en train d’acheter de l’alcool avec celui-là même.

Sans plus attendre, Sunny prit la direction du café qu’il avait plus tôt indiqué à Charli, sans traîner ni trop presser le pas car après tout, il n’y avait pas non plus affaire d’état. Il se sentait plus serein, maintenant que l’enveloppe si importante avait été déposée à la poste et cette démarche avait au moins eu le mérite de dissiper le trouble qui l’avait mis dans ce drôle d’état second et avait causé sa maladresse avec la portière. Il était donc d’autant plus disposé à discuter autour d’un café avec Charli, si bien sûr cette dernière ne s’était pas ravisée entre temps. Et ce n’était pas le cas car, une fois que Sunny eut poussé la porte du café, il n’eut aucun mal à repérer la présence de la rouquine qu’il rejoignit aussitôt, s’asseyant en face d’elle tout en prenant déjà une inspiration pour s’excuser du temps d’attente, ce qu’il n’eut néanmoins pas le temps de faire puisque la jeune femme se fendit d’une petite pique qui, pour le coup, ne manqua pas d’amuser Sunny, lui arrachant un petit ricanement.

« Ça aurait peut-être été plus vite, ouais. »

Ou pas, puisque la fameuse enveloppe n’avait ni plus ni moins qu’un océan à traverser, mais l’ironie ne s’arrête jamais quand on parle de l’efficacité de la poste. Pas la peine de s’attarder sur le sujet, Charli enchaînait déjà en expliquant que, bien qu’elle ait pris de l’avance pour elle-même, elle avait préféré ne pas commander pour Sunny. Ce dernier acquiesça de la tête.

« T’as bien fait, qui sait combien de temps t’aurais encore pu attendre. Mais non, précisa-t-il, je t’aurais pas plantée, j’ai des manières quand même, j’suis déjà allé au restaurant. »

Il lui adressa un sourire entendu puis pivota légèrement sur sa chaise, levant une main pour attirer l’attention d’une serveuse qui ne tarda pas à venir à leur hauteur. Sunny lui rendit son bonjour avec son affabilité habituelle avant de commander un café noir, s’il-vous-plaît. Ce fut une fois la serveuse repartie que Charli décida de reprendre son interrogatoire. Peut-être était-ce le fait de s’être délesté de son enveloppe, peut-être le fait d’être posé dans l’atmosphère cosy du café ; quoiqu’il en soit, Sunny ne se sentit pas plus piqué que ça par sa question et n’hésita pas avant de répondre :

« J’étais au Chili. J’y suis resté un an, je viens juste de rentrer. Donc, ceci explique cela, » dit-il en faisant référence à la remarque que lui avait plus tôt faite Charli sur son absence de ces derniers mois.

Puisqu’elle était du genre à poser des questions, Sunny anticipa la suite et se dit qu’il pouvait bien ajouter quelques détails. Au pire, elle allait s’en foutre mais dans tous les cas, on ne pourrait pas reprocher à Sunny de ne pas essayer de faire la conversation puisque, après tout, c’était bien lui qui avait proposé d’aller prendre ce café, et ce n’était pas pour qu’ils regardent voler les mouches.

« En fait, je suis né là-bas mais j’ai été adopté. J’ai toujours été curieux de voir d’où je venais et comme l’année dernière j’avais besoin de… prendre un peu l’air, je me suis dit que c’était la bonne occasion. »

Prendre un peu l’air, c’était une certaine façon de dire les choses, mais Sunny se voyait mal balancer à la tronche de Charli que la révélation de son existence même avait pesé dans la balance de sa décision de prendre une année sabbatique.

« Mon enveloppe s’en va là-bas aussi, d’ailleurs, ajouta-t-il l’air de rien. Et toi sinon, qu’est-ce que tu deviens ? »

Sunny avait beau avoir anticipé et donné quelques détails en plus dans sa réponse, ça n’avait manifestement pas été assez pour Charli. Si sa première question, quant à la raison de son départ au Chili, eut pour effet de lui serrer un peu les tripes, les autres en revanche, s’enchaînant avec un naturel presque déconcertant, finirent par l’amuser. Il était difficile de savoir si Charli s’intéressait vraiment à sa vie ou si c’était juste sa manière à elle de faire la conversation mais peu importe, Sunny préférait ça plutôt que de se retrouver bloqué dans un silence gênant ― et peut-être était-ce également pour cette raison que les questions pleuvaient, allez savoir.  Questions-réponses en chassé-croisé, donc, alors autant commencer par le début et balayer par la même occasion le sujet le plus délicat.

« C’est en partie à cause de Noël dernier, confessa donc Sunny en prenant garde à insister sur en partie. Pas à cause de toi, bien sûr, ne put-il s’empêcher de préciser, ça a juste, disons, tapé là où ça faisait un peu trop mal. Mais, comme je le disais, j’avais toujours eu envie de voir le Chili, donc c’était aussi une sorte de prétexte pour me lancer, je suppose. »

Ce qui répondait par la même occasion à la troisième question : cela avait en effet été la première fois qu’il s’était rendu au Chili. Et sur ce sujet, il pouvait enchaîner :

« J’y retourne bientôt, d’ailleurs. Juste pour quelques jours, dix tout au plus. Mais non, expliqua-t-il avec un petit sourire, j’ai pas investi dans l’immobilier. Cela dit, c’est pas une mauvaise idée, je serais pas contre avoir un petit pied-à-terre là-bas, ça pourrait être utile un jour ou l’autre. Si je me lance, je te créditerai pour l’idée. »

Ce fut à cet instant que, comme si elle avait attendu le bon moment, la serveuse vint apporter le café de Sunny. Il la remercia de la même façon que lorsqu’il avait commandé puis, quand elle fut partie, se mit à machinalement touiller son café avec la cuillère, bien qu’il n’ait rien ajouté dedans. C’était maintenant le tour de Charli de parler d’elle, et ce qu’elle mentionna en premier, comme quoi elle était toujours la terrible squatteuse d’Iggy et que cela devait tenir de leur parenté, arracha un petit rire à Sunny. Lâchant sa cuillère pour lever une main en signe de paix, il plaisanta :

« Je me risquerais pas à faire de commentaire là-dessus, je tiens à mon intégrité physique. »

De là à préciser s’il plaisantait sur l’existence d’une crainte envers Iggy ou envers Charli, hé bien, il laissait avec un malin plaisir cette dernière se faire sa propre idée. Après tout, telle mère, telle fille…
La suite, en revanche, ne manqua pas d’effacer son sourire. Arquant légèrement les sourcils, Sunny marqua un silence avant de répondre avec sincérité :

« Oh, je suis désolé de l’apprendre. »

Il avait pu deviner qu’il s’agissait d’une mauvaise nouvelle puisque Charli avait souligné la corrélation avec son projet d’aller acheter de l’alcool. Démarche qui faisait légèrement grincer Sunny des dents mais il préféra terminer en les serrant plutôt que de laisser courir sa langue car il était évident qu’il n’avait pas la moindre légitimité pour lui faire la leçon sur le sujet. C’était une grande fille, capable d’assumer ses propres choix, et qu’ils soient bons ou mauvais, ce n’était pas non plus à Sunny d’en juger. De là à dire qu’il ne s’inquiétait pas, c’eut été mal le connaître. Pas trop quand même, Charli venait elle-même de reconnaître qu’un café était peut-être mieux. Raison de plus pour ne pas en rajouter une couche alors, Sunny se contenta d’acquiescer de la tête avec un petit sourire.

« Trinquons à ça, alors. Au café. Et au hasard des rencontres, aussi fracassantes soient-elles. »

Sur-ce, il leva sa tasse de café pour trinquer avec celle de Charli et se siffla une petite gorgée après avoir soufflé machinalement sur le liquide.

« Je regretterais presque un peu moins de t’avoir envoyé ma portière dans la figure, se permit-il d’ajouter non sans un sourire en coin. Mais promis, je vais la faire réparer pour éviter que ça se reproduise. »

On avait souvent pointé Sunny du doigt pour se confier trop vite mais les mises en garde n’avaient jamais réussi à remodeler chez lui ce trait de caractère bien que, avec l’âge, il s’était peut-être fait un brin plus modéré. C’est sûr que ça avait déjà pu lui attirer des problèmes, les gens les plus mal intentionnés se faisant une aubaine d’utiliser des confidences trop rapidement données pour lui marcher sur les pieds. Mais c’eut été ignorer les nombreuses fois où cela lui avait permis de créer des liens exceptionnels, juste en étant lui-même, franc et entier. Rien que pour ça, cela valait le coup de prendre le risque et puis, avec le temps, Sunny avait appris à esquiver les tentatives d’écrasement d’orteils et à les retourner contre ses agresseurs version aïkido psychique. Il ne pouvait pas encore savoir dans quelle situation il se trouvait avec Charli, mais il voulait croire qu’il s’agissait du meilleur cas. Prudemment, cependant, car la situation était particulière : il n’oubliait pas qu’il s’agissait de la fille de son ex-femme.

Quand Charli lui demanda en quoi il regrettait moins de l’avoir emboutie avec sa portière, pour sa rupture ou pour le café, Sunny haussa les sourcils et étira un sourire faussement mystérieux en répondant simplement :

« Est-ce que c’est une vraie question ? »

La réponse semblait tellement évidente, puisqu’il venait de dire qu’il était désolé d’apprendre la rupture de Charli et il était sincère, ce n’était pas le genre d’information où il serait resté de marbre, étant bien loin d’avoir un cœur de pierre. Ne restait qu’en évidence le fait que cela leur ait permis de se retrouver pour prendre un café et, peut-être, faire un peu mieux connaissance que ce fameux soir de Noël. En tous cas,  Charli semblait rester plutôt calée sur cette fameuse portière, accusant même Sunny d’agression. Que cela soit pour le charrier ou non, Sunny, toujours pas fier de sa maladresse, se sentit obligé de préciser :

« J’aurais dit accident, c’était pas volontaire, et j’en suis encore désolé, parce que, bon, fait exprès ou pas, je doute pas que ça fasse mal de la même manière. »

Il était peut-être temps de passer à autre chose. Si elle décidait de le relancer là-dessus, il n’aurait plus grand-chose à ajouter, tout avait été dit. Heureusement, Charli enchaîna de nouveau sur le Chili.

« Tiens, tu réponds à ta question toute seule cette fois, ricana-t-il. Est-ce que je développe quand même ou pas ? »

Question rhétorique, évidemment qu’il allait développer. Il reprit une gorgée de café puis, faisant machinalement tourner la tasse dans la soucoupe, reprit :

« C’était… pas loin d’être parfait, je dirais. Je suis parti en voilier avec juste un sac à dos et sur place, j’ai fait avec les moyens du bord. Je voulais pas l’expérience touristique de base, je voulais celle du terrain, pour m’imprégner de l’esprit de la terre. J’ai été là où le vent me portait et… »

Il marqua un temps, son regard se perdant momentanément dans le vague alors que le visage de Sandro apparaissait sur l’écran de son esprit. Souriant dans un souffle, il termina :

« On dirait que j’ai fini par trouver ce que je cherchais, sans même savoir que j’étais en train de le chercher. Ça a du sens ? » demanda-t-il en fronçant les sourcils, incertain.

Parler d’expérience pour lui renvoyer la question, c’était un peu étrange. Sunny n’était pas du genre à faire prôner l’âge en matière de savoir mieux que d’autres, l’âge ou autre chose, d’ailleurs. On pouvait atteindre le vénérable âge de quatre-vingt balais en ayant rien vécu de plus palpitant que de retoucher de l’argent aux impôts, est-ce que c’était un pantouflard de ce genre qui allait pouvoir donner des conseils sur la vie ou philosopher sur les mystères de la vie, tout ça parce qu’on était plus vieux ? Sûrement pas. Pour autant que Sunny le sache, Charli aurait tout aussi bien pu avoir vécu des choses dans sa vie qui lui aurait apporté un point de vue plus que pertinent sur la question, mais elle avait l’air de ne pas penser que cela puisse être le cas. Tant pis alors, il n’allait pas insister. Quant à répondre lui-même à sa question, ça n’avait pas grand intérêt alors il se contenta de hausser les épaules, la laissant passer à la suite. Ce qu’elle lui fit remarquer était d’ailleurs bien vu, dans la mesure où il était resté plus que vague dans ce qu’il avait dit. Trouver quelque chose qu’il avait cherché, et revenir quand même. Ah oui, certes, il n’avait pas précisé qu’il avait toutes les intentions de le ramener ici incessamment sous peu. Et bizarrement, il était un peu frileux quant à l’idée de tout lui expliquer. Non pas qu’il pensait que ça ne la regardait pas ― encore que ― mais surtout parce qu’il ne pouvait s’empêcher de penser que ça ne l’intéresserait en rien, qu’elle-même ne se sentirait pas concernée, alors à quoi bon. Néanmoins, avec la question sur laquelle Charli termina, Sunny n’avait plus beaucoup d’option que de commencer à être un peu plus précis.

« Y vivre temporairement, oui, c’est sympa… Même si je me suis pas installé, vu que j’ai bourlingué, donc je sais pas si on peut vraiment dire que j’y ai vécu. J’ai visité, j’ai échangé avec des gens, mais je me suis jamais posé. C’est pas tellement une question de lieu, en fait. C’est plutôt une question de… personne. »

Prononçant ces mots, il se rendit rapidement compte que cela pouvait être mal interprété ― d’autant plus que la situation s’était déjà produite avec Iggy le jour même de leurs retrouvailles. Une expérience qui lui revint aussitôt en mémoire et qui l’encouragea à s’ouvrir un peu plus afin de dissiper un éventuel malentendu :

« En fait, j’ai pris contact avec une agence d’adoption là-bas. Et j’y ai rencontré un petit garçon. Mon petit garçon, enfin, presque, bientôt j’espère, précisa-t-il avec un sourire. Le courrier que j’ai envoyé, c’était pour finaliser le dossier. J’ai plus qu’à attendre un retour et, si tout se passe bien, je vais pouvoir aller le chercher. »

Voilà, c’était lâché. Dans le meilleur des cas, en ce qui le concernait, Charli lui répondrait un « oh cool » et ils pourraient passer à autre chose.