i'm not dead, just floating ☍ jo

Je déteste cette sensation de ne pas savoir pourquoi je me réveille le matin. Ce sentiment que plus rien n’a d’importance, que tout l’intérêt de mon existence est réduit à néant. J’ai passé tellement d’années de ma vie à juste ‘survivre’, et pourtant, j’ai l’impression de ne plus savoir le faire maintenant que ça me retombe dessus, par accident. Enfin, c’est faux. Bien sûr que j’ai encore quelques raisons de vivre - laissez-moi faire ma drama queen -, mais ces raisons sont un peu compliquées à distinguer en ce moment. Alors je m’en invente de nouvelles ; comme le besoin absolu de retrouver la montre de Megan. Une montre qu’elle a toujours au poignet, en souvenir de son père, puisqu’elle lui appartenait. Sa montre n’était pas dans la pochette d’effets personnels qu’on m’a rendus, à l’hôpital, et malgré mes nombreuses réclamations, personne n’a su me dire ce qui avait pu lui arriver. Personne, jusqu’à ce qu’une infirmière me suggère d’aller voir du côté des pompiers, puisque c’étaient eux, les premiers arrivés sur les lieux. Suggestion totalement vaine - j’ai bien senti que c’était juste une tentative désespérée pour se débarrasser de moi -, mais qui a fonctionné, puisque j’ai mordu à l’hameçon. Ou alors, peut-être que c’était juste une excuse pour aller me trouver un autre os à ronger. Et peut-être, pourquoi pas, en savoir plus sur ce qui s’était exactement passé ce jour-là ? Personne n’a su me le dire depuis mon arrivée ; et c’est une de mes plus grandes sources de frustration, depuis. Ça me fait donc deux raisons d’aller voir du côté des pompiers, ce qui est largement suffisant pour justifier ma visite aux petits soldats du feu.
C’est l’effervescence à la caserne lorsque je me présente à l’accueil. Visiblement, l’équipe revient tout juste d’intervention, et c’est à peine si mon arrivée est remarquée… Jusqu’à ce qu’un jeune homme à peine majeur vienne à ma rencontre. Un stagiaire, sûrement. « Bonjour, j’peux vous aider ? » J’arque un sourcil pendant qu’il me détaille du regard… Sérieusement ? « Bonjour, ma femme a perdu sa montre quand vous l’avez transportée il y a quelques jours, elle n’était pas dans ses affaires à l’hôpital, je me dis que vous l’avez peut-être retrouvée ? C’est une Rolex. » Pourquoi je précise sa marque comme si qu’elle avait une quelconque importance ? Aucune idée. Enfin si, pour le dissuader de jouer au malin ou d’espérer aller la revendre au marché noir ; je connais ce genre de magouilles. Et surtout, son air insolent quand il hausse les épaules avec nonchalance. « Hm… J’sais pas. Mais c’est pas les objets trouvés ici, madame. Si elle est perdue, c’est dommage, mais… » Voilà, qu’est-ce que je disais ? En plein dans le mille ! « Comment ça c’est dommage !? Ecoute moi p’tit con, ma femme est morte dans votre ambulance, alors tu vas me retrouver cette montre, je m’en fous si tu dois retourner toute la caserne pour ça ! » Mon sang n’a fait qu’un tour ; ce n’est qu’à la fin de ma phrase que je réalise que j’ai levé la voix, en attirant l’attention du reste de ses collègues. Tant mieux, d’une certaine façon. Mais je sens bien que ça ne va pas jouer en ma faveur, surtout que je le vois chercher, du regard, le soutien de ses supérieurs.

Être pompier n’est jamais facile. C’est un métier qui demande de la performance, de l’adrénaline, de l’empathie et de la force mais surtout du courage. Sans vocation, il est difficile de surmonter tout ce qu’on peut traverser sur le terrain. Les incendies, le sauvetage de personnes en danger… Quand tout se termine bien, c’est satisfaisant, mais il arrive parfois que nous arrivions trop tard ou que nous ne puissions plus faire grand chose. Nous sommes confrontés à la mort régulièrement et c’est toujours un moment difficile. Fort heureusement, nous venons de terminer une mission qui s’est soldée sur une réussite et le moment difficile n’a pas eu lieu. Un sauvetage d’une grand-mère, ayant fait un malaise sur la chaussée. Assez basique comme situation, mais qui n’en reste pas moins angoissante.

Lorsque nous rentrons à la caserne, nous sommes encore dans l’adrénaline et impatients de découvrir notre prochaine mission, si bien que j’observe rapidement qu’une femme attend visiblement, mais je ne vais pas la voir. Je ne la reconnais même pas, et ce n’est que lorsqu’elle se met à hurler dans la caserne que je remarque réellement sa présence. Notre stagiaire tente d’apaiser les choses avec des mots un peu maladroits et je fronce les sourcils en m’approchant. Visiblement, il s’agit d’une histoire de Rolex et d’une femme décédée… Je jette un peu au stagiaire et lui fait signe qu’il peut s’en aller immédiatement, au risque de se prendre encore plus de foudre de cette femme, très en colère – et c’est justifié, si elle vient de perdre sa compagne. “Bonjour, lieutenant Taylor. Vous pouvez me suivre si vous le souhaitez, on peut discuter de ce qu’il s’est passé.” Je lui offre un léger sourire réconfortant. Accueillir les familles, donner des réponses sur des accidents et des terribles dénouements comme celui de cette femme, j’ai l’habitude. Ce n’est jamais facile et ce n’est pas ce que je préfère faire dans mon travail, mais nous avons bien perdu une femme il y a quelques jours, une seule alors je sais mieux que personne ce qu’il s’est passé. J’étais sur les lieux de l’accident, puis dans l’ambulance lorsqu’elle a poussé son dernier souffle. Je regarde la jeune femme et fronce un peu les sourcils, son visage me dit vraiment quelque chose, mais impossible de savoir vraiment. Difficile également de lui demander si on se connaît ou si on s’est déjà croisé, dans de telles circonstances… “Je peux vous servir un café ? Un thé ? Ou ce que vous voulez.” J’ai vraiment l’impression de la connaître. Si c’est le cas, la tâche risque d’être encore plus difficile.

Ce n’est pas spécialement mon genre de m’en prendre à un inconnu… Okay, non, je corrige : ce n’est pas mon genre de m’en prendre à un inconnu sans une bonne raison, ou en tout cas, ce que j’estime être une bonne raison. Là, on pourrait potentiellement se demander si c’est une vraie bonne raison ou non, mais je choisis de penser que oui. Surtout qu’il me regarde avec des grands yeux paniqués, et que, j’avoue, c’est presque satisfaisant. Ouais… On dira qu’il m’en faut peu, surtout en ce moment. Le gamin n’ose plus prendre la parole, et c’est une autre femme, que je suppose être plus gradée, qui vient prendre la relève. « Bonjour, lieutenant Taylor. Vous pouvez me suivre si vous le souhaitez, on peut discuter de ce qu’il s’est passé. » Je lâche un nouveau regard noir en direction du stagiaire, comme pour marquer son esprit, une bonne fois pour toutes. Voilà, c’est comme ça qu’on reçoit quelqu’un, ça lui apprendra. « Merci. » J’adresse un signe de la tête au lieutenant Taylor, puisque c’est ainsi qu’elle vient de se présenter. Ce nom me dit quelque chose ; et je réalise que je l’ai vu noté quelque part dans le dossier de Megan. Je n’avais pas pu mieux tomber, je crois… et en même temps, je suis soudainement prise d’un coup de panique. Est-ce que c’est vraiment une bonne idée d’avoir les détails exacts de la façon dont elle a perdu la vie…? Jusque là, on m’a simplement dit que c’était un accident de voiture, et mon imaginaire a fait le reste.
Sans trop y penser, je suis simplement les pas de la jeune femme qui m’emmène dans une autre pièce, plus au calme pour discuter, j’imagine. « Je peux vous servir un café ? Un thé ? Ou ce que vous voulez. » Machinalement, je commence par secouer la tête à la négative. Mais à mi-chemin, je me ravise, avant de répondre. « Un café, s’il vous plaît. » Je sens que je vais en avoir besoin. Et quand bien même, j’espère qu’il compensera la soupe qu’on m’a servie ce matin, ce qui ne devrait pas être bien compliqué. Le lieutenant Taylor me fait face, maintenant, et je prends finalement le temps de détailler son visage. Ses traits me sont familiers, mais je suis bien incapable de dire pourquoi. Je n’ai pas le souvenir d’avoir vu une photo dans le dossier de Megan - et pourquoi faire ? -, et cette tenue ne me dit rien de toute façon… Enfin, c’est sûrement ma mémoire qui me joue des tours. « C’est vous qui étiez là-bas, ce jour-là ? » ‘Là-bas’, ‘ce jour-là’… J’ai l’impression de parler d’un événement de fiction, dont les détails changent sans arrêt, puisque purement imaginaires. Quelque part, je n’arrive toujours pas complètement à concevoir que ça s’est vraiment passé, même si j’ai bien vu le cadavre de ma femme décédée, et le gamin qu’elle m’a laissé sur les bras au passage. « J’ai vu votre nom sur son dossier. Josephine Taylor, c’est ça ? » Je ne sais pas pourquoi je m’en souviens, maintenant. Je ne sais pas non plus pourquoi je lui demande de confirmer. On dira que c’est pour mieux savoir à qui j’ai affaire, si jamais cette histoire de montre devait se finir devant un tribunal - à croire que j’ai quand même appris certains réflexes après toutes ces années auprès d’une avocate.

Quand nous rentrons d’intervention, nous sommes souvent encore dans l’action. Si bien que nous manquons parfois de tact et certaines choses passent inaperçues. C’est le cas pour cette jeune femme jusqu’à ce que son ton monte, m’obligeant à me rendre compte qu’il y a un souci. Très vite, je comprends qu’elle a besoin de réponse et que je vais devoir faire preuve de psychologie. Elle a perdu sa femme, dans notre ambulance… et je me souviens très bien de l’intervention puisque j’y étais. Je lui propose de me suivre dans une salle à part, plus au calme, afin de pouvoir discuter. Elle me suit sans trop broncher et je réfléchis un peu à mes mots et à la meilleure manière de lui expliquer ce qu’il s’est passé. Quand nous devenons pompiers, nous n’avons pas de cours de psychologie. Nous devons apprendre à faire sur le tas, nous apprenons petit-à-petit et avec l’expérience. L’empathie ne s’apprend pas vraiment et avoir les bons mots non plus. Malgré tout, je suis souvent responsable de la relation avec les familles à la caserne. Sans vouloir dire quelque chose de sexiste, être une femme, et être maman, m’aide peut-être à être davantage empathique que la plupart de mes collègues. Je propose à la jeune femme de boire quelque chose et elle réclame un café. Alors que je m’éloigne vers la machine à café au coin de la pièce, elle me demande si j’étais présente sur l’intervention. “Oui, en effet. J’étais présente sur l’intervention et dans l’ambulance. J’étais là du début à la fin, je peux vous apporter les réponses dont vous avez besoin.” Je prépare rapidement le café avant de revenir vers la brune. Je lui dépose son café en face d’elle, lui tend le sucre, puis viens m’asseoir en face d’elle derrière le bureau. Dans le fond, j’ose espérer qu’elle ne me posera pas de questions trop intimes. Enfin, bien-sûr, elle y a le droit mais je sais qu’avoir trop de détails n’est pas toujours une bonne chose dans ces moments-là. Surtout que la femme prise en charge était enceinte. Je ne sais pas si le bébé est en vie grâce aux médecins, ou si malheureusement, c’était déjà trop tard. Le cœur du bébé battait encore quand nous l’avons déposé aux urgences mais nous n’avons pas eu de nouvelles ensuite. C’est souvent le cas dans nos interventions : nous déposons nos patients puis nous n’avons plus jamais de nouvelles. Parfois, ils reviennent nous voir, plus tard, pour nous remercier, mais parfois ils disparaissent à tout jamais. La brune s’adresse à moi et je lis les lignes de son visage. Elle me dit vraiment quelque chose… mais impossible de me souvenir où je l’ai déjà vue. “Oui, c’est ça. Lieutenant Josephine Taylor.” Je précise mon grade afin de montrer que je ne suis pas une débutante et que je suis professionnelle. J’ouvre rapidement le tiroir du bureau où se trouvent les objets trouvés et en sort une montre. Nous l’avons retrouvé dans l’ambulance lors du nettoyage, et c’est une Rolex. C’est sans doute celle de la défunte. Je tend la montre dans son emballage en ziploc à la femme. “Nous avons retrouvé cette montre dans l’ambulance. Est-ce que c’est celle que vous cherchez ?” Je lui offre un léger sourire. “Puis-je vous demander votre nom ?” Son nom me rappellera peut-être quelque chose.

« Oui, en effet. J’étais présente sur l’intervention et dans l’ambulance. J’étais là du début à la fin, je peux vous apporter les réponses dont vous avez besoin. » J’acquiesce en silence, tout en m’installant sur la chaise qu’elle m’indique. Pendant qu’elle s’occupe de mon café, je prends le temps de réfléchir à ces ‘réponses’ dont je pourrais avoir besoin. Il y a beaucoup de questions laissées en suspens, certes, mais je ne suis pas encore certaine de vouloir tout savoir. Quoique, peut-être que ça pourrait faire l’effet d’un bandage qu’on retire en une seule fois ; est-ce que ça ferait moins mal ? C’est un pari que je pourrais être tentée de prendre. Enfin pour le moment, je commence par une question simple : confirmer son identité, ce à quoi la jeune femme me répond par l’affirmative, tout en précisant son grade. Est-ce que savoir qu’elle est lieutenant changerait fondamentalement ma perception à son égard ? Pas sûr. Quoique… peut-être.
« Nous avons retrouvé cette montre dans l’ambulance. Est-ce que c’est celle que vous cherchez ? » Elle me tend l’emballage en plastique, et ma gorge se serre dès que mes doigts se referment autour du bracelet en acier. Oui, c’est celle-là. C’est exactement celle-là, et je hoche la tête, lentement, tout en pinçant les lèvres pour ne pas trahir l’émotion qui m’envahit. Je déteste me montrer vulnérable, et ça commence à devenir une sale habitude depuis quelques jours. « Puis-je vous demander votre nom ? » Je relève la tête vers la jeune femme, qui me sourit avec patience. « Flores. » Je renifle discrètement, tout en reposant la montre sur le bureau, toujours enfermée dans son emballage plastique, avant de poursuivre. « Luca Flores, mais ma femme s’appelait Megan. Walters. Elle était blonde, aux yeux bleus. » Je ne sais pas pourquoi je commence à la décrire, alors qu’il n’y a plus vraiment de doute sur le fait qu’on parle de la même personne. Mais surtout, je remarque que c’est la première fois que j’arrive à parler d’elle au passé. « Elle était… enceinte. » Ça aussi, c’est une chose que je n’avais jamais dite à voix haute, à qui que ce soit, d’ailleurs. Pas de son vivant, déjà, et encore moins depuis qu’elle n’est plus là.
Je prends le temps d’inspirer, puis expirer, les yeux vissés à la montre toujours posée devant moi. C’est un peu comme si que ce simple petit objet en métal était capable de me faire accepter la réalité. Enfin, après tout ce temps, et après tout ce qu’on m’a expliqué jusque là… Ce serait presque cocasse. « J’imagine que vous en voyez tout le temps, des accidents comme ça ? Des gens qui rendent l’âme avant d’arriver à l’hôpital ? » Je grimace, légèrement blasée, et essayant déjà de prendre du recul. Est-ce qu’on peut tricher et sauter les étapes du deuil ? J’imagine qu’elle doit le savoir, elle. « Vous dites quoi aux familles, dans ces cas-là ? » J’ai bien conscience qu’elle n’est pas médecin. Mais si elle est lieutenant, c’est qu’elle a déjà quelques années d’expérience. Et je connais une pompière, assez vaguement, mais suffisamment pour savoir qu’il faut être sacrément altruiste pour choisir ce métier. Elle lui ressemble un peu, d’ailleurs. Avec les cheveux relâchés, une lumière différente, un sourire au visage… Attends, attends, qu’est-ce que… Bordel.
Les yeux ronds, vissés dans sa direction, je me redresse soudainement. « Attends… Jo… ? » Les sourcils froncés, la confusion est telle que je ne sais même pas comment réagir. Comment j’ai fait pour ne pas la reconnaître plus tôt ? Et surtout, est-ce qu’elle, elle a compris qui j’étais ? J’imagine que oui, surtout depuis que je me suis présentée. Quoique, je ne sais plus si je lui avais donné autre chose que mon prénom. « Je… Je savais pas que c’était toi. Je… » Je suis complètement perdue, incapable de savoir quoi faire, quoi dire, ni comment réagir. Inconsciemment, je cherche même une échappatoire autour de moi pour ne pas avoir à affronter cet instant. En vain. « Qu’est-ce que… Pourquoi t’as rien dit ? » Je ne fais pas exprès d’être si vindicative, je le jure. Mais sans même savoir si c’est le cas ou pas, une partie de moi cherche à se convaincre que ça ne peut pas être une coïncidence ; pas encore. Pas après avoir été confrontée à mon ex, au pire moment… Quelles sont les chances que je tombe sur elle, maintenant ?

Je n’aime pas ce genre de moment. Ça fait partie des étapes difficiles dans mon métier, devoir expliquer à des familles endeuillées ce qu’il s’est passé. Je préfère annoncer des bonnes nouvelles, recevoir en visite des personnes que nous avons sauvé ou encore voir grandir des bébés que nous avons fait naître. Mais tout ne peut pas être joyeux, c’est la loi du métier. Je me présente à la jeune femme avant de lui rendre la montre qu’elle est venue chercher. Elle n’a pas besoin de dire quoi que ce soit que je n’ai plus de doute désormais : cette montre appartenait bien à sa femme décédée. J’ose lui demander son nom, et la laisse s’exprimer. Elle me donne davantage de détails sur sa femme, son prénom, son nom, des traits physiques. Mais tout ça, je m’en souviens, puisque son prénom est similaire à celui de mon ex-femme. Sur les lieux de l’intervention, ça m’avait un peu perturbée d’ailleurs. Le fait qu’elle soit enceinte également. “Oui, nous l’avons transporté à l’hôpital rapidement pour essayer de sauver le bébé.” Je n’ose pas demander s’il va bien ou s’il a succombé également à l’accident. La brune m’en parlera d’elle-même si elle en ressent le besoin. Je l’écoute parler, attentivement. Dans ces moments-là, je préfère écouter plutôt que prendre la parole. Ça fait office de thérapie et c’est plus simple. De toute façon, qu’est-ce qu’on pourrait dire ? La brune me pose la question et je soupire très discrètement. Ce n’est pas simple, il n’y a pas une seule réponse. Enfin, il y en a une commune : dire qu’on a fait tout notre possible. Mais ça, elle le sait déjà. “On dit qu’on a fait tout notre possible. Mais cette réponse est plutôt bateau. De mon côté, je préfère inviter les familles à venir discuter, se confier. Je leur dit qu’il ne faut pas chercher de coupable, ça rend le deuil plus compliqué.” Je lève la tête vers la brune. Je n’ai pas le temps de dire quoi que ce soit de plus que la brune réalise qui je suis… et je comprends à mon tour qui elle est. Voilà où je l’ai vu… C’est Luca. Une femme avec qui je parle depuis de longs mois, mais que je n’avais jamais eu l’occasion de rencontrer. On a connu mieux comme première rencontre. Et voilà que je passe de la femme avec qui elle discute sur un site de rencontre à la femme qui n’a pas réussi à sauver la sienne… c’est moche. “Luca, je… je suis désolée, je ne t’ai pas reconnu.” Et c’est vrai. Son visage me disait quelque chose, mais j’étais loin de me douter que c’était elle. Et puis, je ne connaissais que son prénom, et j’ignorais l’identité de sa femme. J’en sais bien plus désormais, un peu malgré moi. “Je suis vraiment désolée, si j’avais su je t’aurai contacté bien avant… Je suis sincèrement désolée pour ce qui s’est passé. Je suis là, je peux t’écouter, te prendre dans mes bras, si je peux t’aider, tu n’as qu’à le demander.” Je suis sincère et je culpabilise un peu maintenant. Je ne suis pas la responsable de la mort de sa femme, mais malgré tout, la situation est particulière. “Tu es à Island Bay depuis longtemps ? Si tu as besoin d’aide pour quoi que ce soit, dis-le moi.” Je baisse les yeux. J’ai une chambre d’ami en cas de besoin, et puis, même si je n’avais jamais rencontré Luca, je me suis tellement confiée à elle que je la considère comme une amie assez proche. J’espère simplement que la situation actuelle ne va pas nuire à notre relation.

Faire tout leur possible… Ouais, c’est vrai que c’est une réponse bateau, du genre qui ne veut pas dire grand-chose, et qui n’aide en rien, pour personne. C’est ce qu’ils m’ont dit aussi, à l’hôpital ; et j’aurais pu avoir le vertige rien qu’avec le vide que représentent ces mots, si je n’avais pas été submergée par d’autres émotions. Peut-être que, quelque part, l’approche de cette pompière est meilleure. Moins impersonnelle, et il faut croire que c’est déjà pas mal. Et malgré moi, je crois bien que j’ai pris sa proposition - qui n’en était pas vraiment une - au mot, puisque me voilà dans son bureau, à me confier, lui raconter tous ces détails sur Megan… Je lui en suis presque reconnaissante, jusqu’à ce qu’une autre vérité me frappe, et que je réalise que cette femme en face de moi n’est nulle autre que celle à qui j’ai passé des mois à me confier, à travers un écran. C’est fou, j’ai failli ne pas la reconnaître maintenant qu’elle est devant moi. Et si j’avais encore un doute qu’il puisse bien s’agir d’elle, sa réaction, lorsqu’elle me reconnaît à son tour, finit par me convaincre. « Luca, je… je suis désolée, je ne t’ai pas reconnu. » Je soupire, incrédule. Au moins, je n’étais pas la seule dans l’ignorance… J’en rigolerais, presque, de ce nouveau coup du destin qui a vraiment décidé de se foutre de ma gueule. J’en rigolerais, si je n’étais pas soudainement aussi nerveuse. « Je suis vraiment désolée, si j’avais su je t’aurai contacté bien avant… Je suis sincèrement désolée pour ce qui s’est passé. Je suis là, je peux t’écouter, te prendre dans mes bras, si je peux t’aider, tu n’as qu’à le demander. » Je secoue la tête, les yeux baissés sur la montre que je serre entre mes doigts. Je sais qu’elle essaie de me mettre à l’aise, mais sa façon de rendre la situation plus personnelle à mon égard a, au contraire, tendance à me tendre davantage. Et puis, ça aurait changé quoi si elle m’avait contactée plus tôt, au juste… ? « Non, non… Ne t’inquiète pas. Tu pouvais pas savoir, de toute façon. » Je ne lui ai jamais vraiment parlé de Megan ; en tout cas, pas en des termes qui lui auraient permis de la reconnaître en tombant sur elle. Au fond, il faut croire que c’était volontaire de ma part, qu’elle ne puisse jamais la reconnaître. Jamais je n’aurais cru qu’elles se croiseraient dans de telles circonstances… « Tu es à Island Bay depuis longtemps ? Si tu as besoin d’aide pour quoi que ce soit, dis-le moi. » Je suis submergée par ses élans soudains d’affection. Enfin, sa proposition d’affection ? Je ne sais même pas ce que ça veut dire, ni ce que je suis censée lui répondre. « Je suis arrivée il y a quelques jours, quand l’hôpital m’a appelée. » Ils m’ont appelée pour toute la paperasse à gérer après sa mort, mais aussi - et surtout - pour ce gamin qu’elle a laissé derrière elle. Je n’avais même pas mentionné son existence à Jo - et pour cause, j’ai voulu rester dans mon déni jusqu’au bout. Et maintenant, voilà que je me retrouve en face d’elle, avec un gamin sur les bras, et plus de Meg pour tout gérer. C’est risible. Et j’en rigole, amèrement. « Si t’as des conseils sur comment gérer l’existence d’un bébé trop prématuré pour respirer sans machines, je prends. » C’est rhétorique, et le ton de ma voix est - j’espère - suffisamment clair là-dessus. Parce que non, je n’ai pas spécialement envie d’entrer dans les détails des sentiments contradictoires qui me submergent quand je pense à lui. En fait, je n’ai plus envie de grand-chose d’autre que d’un verre, là, tout de suite. Après un temps d’arrêt, je soupire à nouveau. « Ecoute, je suis désolée d’avoir débarqué comme ça… Et tu dois avoir plein de trucs à faire, des chatons à sauver, je sais pas… Je veux pas te retenir. » Je relève le regard, toujours aussi douloureux, pour aller croiser le sien. « Je vais probablement aller squatter le bar au coin de la rue… C’est tout ce dont j’ai besoin, là, maintenant. » Je lui adresse un petit sourire, un peu triste. Je ne cherche pas à m’apitoyer sur mon sort ; c’est simplement la vérité. Mais si je le lui indique avec autant de sincérité, peut-être que je ne serais pas contre l’idée qu’elle me rejoigne… ? Non, c’est probablement une mauvaise idée.

On dit souvent que le monde est petit. L’expression est vraie, mais parfois, j'aimerais qu’elle ne le soit pas. Particulièrement aujourd’hui, quand je réalise que cette femme dont la femme est morte dans mon ambulance n’est autre que Luca. Ma confidente sur un site de rencontre depuis des mois. Je ne l’avais jamais rencontré auparavant et pourtant, elle sait tout de moi, de ma vie et de mes ressentis. La situation aujourd’hui est déstabilisante, et je peine à m’excuser et à lui adresser mes condoléances. La vie est parfois mal faite… La brune ne semble pas m’en vouloir, mais je m’en veux malgré tout de ne pas l’avoir reconnu. Je lui demande quand elle est arrivée, à quoi elle répond il y a quelques jours quand l’hôpital l’a appelé. Bien-sûr, forcément, c’était elle la personne à appeler en cas d’urgence. Naturellement, je lui propose mon aide, si elle a besoin. Je peux lui offrir un toit, et tout ce qu’elle veut. Je suis un peu gênée de la situation, des circonstances terribles de notre première rencontre. La brune me demande des conseils pour gérer un prématuré qui ne sait pas respirer tout seul. Son existence. Si je me demandais il y a quelques minutes plus tôt si finalement, les médecins étaient parvenus à sauver l’enfant, j’ai maintenant ma réponse. J’ai la chance d’avoir eu une excellente grossesse et un bébé en bonne santé, né à terme. J’ai des connaissances sur les prématurés, mais pas de manière approfondie. Cependant, je sais ce que c’est de devenir maman et c’est un grand chamboulement. Encore plus quand l’autre n’est plus là… “Oui, bien-sûr, je peux t’aider… je n’ai pas eu de bébé prématuré, mais je sais ce que c’est de devenir parent et tous les chamboulements que ça apporte. Je peux t’aider et te guider si tu as besoin, bien-sûr.” Je n’ose pas demander le prénom de ce bébé. Ni même si c’est une fille ou un garçon. J’ai peur de la bousculer. Je ne savais même pas qu’elle avait un projet bébé en route, alors, j’ai peur de faire une gaffe. Un léger silence s’installe, mais très rapidement, la brune le brise pour m’inciter à aller faire ce que j’ai à faire – comme sauver des vies, ou des chatons. Nos regards se croisent et je secoue légèrement la tête. Elle veut aller se noyer dans le bar au coin de la rue. Ce bar qui a déjà connu mes détresses de maman et qui est un endroit idéal pour se morfondre seul quand on en a besoin. “Non, ne t’excuse pas. Je n’ai plus grand chose à faire, et je peux quitter ma garde maintenant, mes collègues se débrouillent. Je peux venir avec toi si tu veux, ou tu peux venir chez moi.” Je lui offre un léger sourire, un peu réconfortant. Je n’ose pas la prendre dans mes bras. “J’ai de très bonnes bouteilles et ça sera sans doute plus intimiste qu’un bar en plein milieu de l’après-midi. Tu n’es pas obligée de rester seule, je suis là maintenant, d’accord ?” Un nouveau sourire. Je n’ai pas envie de la laisser seule, et je m’en veux un peu d’avoir été celle qui n’a pas réussi à sauver sa femme. Ce n’est pas de ma faute mais la vie réserve souvent de sacrés surprises.