▬ paint it black, nathan

i see a red door and i want it painted black. no colors anymore i want them to turn black. i see the girls walk by dressed in their summer clothes. i have to turn my head until my darkness goes. (STONES)

Le téléphone qu'il tient entre ses mains, petit bijou de ces années qu'on a déjà oublié, machine increvable, même noyée au fond d'un lac. Il grogne, peste comme un enragé face à ces touches décidément trop petites pour ses doigts abîmés, et face à ce clavier qu'il considère comme définitivement trop lent. Un geste brusque, la main qui se lève et le biceps tendu : il se ravise. Éclater son téléphone contre le mur, c'était une mauvaise idée. Surtout qu'il fonctionnerait beaucoup moins bien après cette embrassade. Foutue technologie dont il ne maîtrisera jamais les rouages malgré la potentielle persévérance, longtemps qu'il avait baissé les bras. Les dents serrées entres lesquelles se faufilent un nom d'oiseau rendu plus doux par sa langue maternelle, Anibal appuie enfin sur la touche envoyer. Nathan recevra le message, brut, sans la violence de son écriture, la frustration de son auteur qui accepte mal que les choses évoluent sans lui, le laissé pour compte par l'âge qui avance. Le vingtième siècle ? Ouais, c'était pas mal le vingtième siècle.

Le cul vissé sur un tabouret près du bar et un verre à moitié vide dans la main, ses yeux erraient entre l'écran de télé un peu plus et le reste de la salle. Il savait pas trop ce qu'il y avait de plus amusant : le match de foot dont le résultat était couru d'avance ou le couple de p'tits jeunes qui se déchiraient dans un coin de la pièce, l'air dramaturgique. Mais ce qu'il savait, c'était qu'il avait un pressentiment comme il n'en avait que très rarement. Ecouter son inconscient, avoir un sixième sens, c'était clairement pas son truc mais il y avait quelque chose qui clochait chez son pote et ça, même un aveugle aurait pu crier je l'vois bien. Une gorgée de plus, Anibal qui se dandine sur ce tabouret qu'il réchauffe bien trop souvent et le barman qui accoure à cette main qui se lève. Le cubain passe commande, un amuse-bouche, comme souvent. Il n'y a pas grand monde pour l'instant. Nathan finit par franchir les portes du bar, c'était devenu presque inespéré. Et Anibal se lève, lui adresse un grand sourire, le verre dans une main et la planche en bois dans l'autre, celle que venait de lui apporter le serveur. Elle a pas voulu t'laisser partir ou quoi ? J'te jure, les gonzesses. De ses bras pris et dressés de chaque côtés de son buste, il invite le chilien à prendre place sur la table la plus proche. Univers bien plus intime pour une discussion d'homme à homme. J'ai commandé des gambas, j'espère que t'as les crocs. Il dépose la planche au milieu de la table, ça sent bon les épices. Il est d'une énergie débordante, toujours. Cette même énergie qui contraste avec les épaules basses de Nathan et son sourire envolé. Dernière gorgée du verre qu'il avait emporté avec lui et le serveur vient prendre leur commande. Pour Anibal, c'était devenu routinier : une tequila, on s'laisse pas abattre. L'intru qui tourne les talons, les deux latinos qui se retrouvent enfin seuls ou presque. Le cubain passe bras par-dessus la banquette, observe son vieux pote. J'vais pas te poser la question parce que tu vas essayer d'me rouler dans la farine. Alors dis moi c'qui va pas, ca sera plus rapide, t'as la même gueule que Chris quand il voit ma tronche. Droit au but, pas de chemins de traverse : si il y a un truc qui perturbe l'âme de Nathan, il veut en être. La vanne était facile mais dans le fond tout le monde le sait, qu'il adore Chris.

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Un plaisir dans chaque main, le cubain accueille son vieil ami, le sourire indélébile. Tu vas m’faire croire que tu m’aurai posé un lapin pour une partie de jambes en l’air ? Tu m’fends le coeur. Le rire franc et l’humour graveleux, Anibal laisse l’autre latino passer devant, marche dans son sillage jusqu’à la table qui leur est réservée. Ils s’installent, la serveuse à leurs trousses pour prendre les commandes. Elles furent faites rapidement, le brun qui tend son premier verre vide pour qu'il disparaisse avec l'intruse. Il ne lit jamais grand chose sur les visages, Anibal, mais celui de Nathan hurlait la détresse sans qu'on le lui demande, c'était gravé sur son front, en toutes lettres. Des années qu'ils pratiquent l'amitié. Des années qu'ils se partagent leurs peines comme leurs joies : s'il était un homme à qui il ne pouvait rien cacher et surtout, qui ne pouvait rien lui cacher, c'était bien son meilleur pote. Nathan avait été un des fils rouges de sa vie, du début et probablement jusqu'à la fin, il se casserait les deux jambes si ça pouvait l'amuser, si ça pouvait lui redonner son sourire habituel. Parce que celui que le chilien vient de lui servir, il y croyait pas une seconde.

Anibal attrape une gambas qu'il se colle au fond de la bouche. Tu sais très bien de quoi j'veux parler. La malheureuse pas encore avalée, les bonnes manières, il s'asseoit dessus. Son regard traîne sur la planche en bois juste devant, entre les deux compères, les pupilles prédatrices de sa prochaine bouchée. La serveuse fait de nouveau apparition, les verres sur un plateau. Le cubain se redresse, garde un bras par dessus la banquette et suit les mouvements de la jeune femme. Elle tourne les talons et le regard d'Anibal s'échoue sur ces hanches qui s'éloignent en balançant au rythme de ses pas. Il s'y perd quelques secondes avant que Nathan ne reprenne la parole, se livrant un peu. J'en ai pas l'intention non plus si ça peut t'rassurer. Le rire facile qui fait trembler ses épaules, ils n'avaient ni l'un ni l'autre envie de se morfondre sur leurs émois respectifs. Le cubain vient poser ses deux coudes sur la table, s'emparer d'une deuxième gambas au passage et joint ses mains sur le bois. Mais j'te promets que j'vais t'faire passer une soirée pourrie si tu m'racontes pas tout, tout de suite. Il se marre, la menace légère. Qu'ils jouent cartes sur table, c'est tout ce qu'il souhaitait. Une confidence de plus, rien qu'une, pour ensuite passer à autre chose, réparer les maux que lui livrerait son ami. Qu'est-ce qui cloche ? Ca va pas avec Joey ? Le couple de Nate, première chose qui lui vient à l'esprit avec l'espoir qu'il lui réponde par la négative.  

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Nathan avait le sourire fébrile et le rire invisible. C’était ses bonnes manières qui lui servaient de remparts, l’empêchaient de simplement tirer une tronche de quinze mètres. Anibal, il lisait dans les yeux de son pote comme dans un livre ouvert : les mensonges ne servaient à rien entre eux, ils se connaissaient assez pour en détecter le premier mot, le premier rictus d’une vérité déformée. Le cubain sourit, comprend l’ironie de l’autre brun. Tu m’connais, détourner les questions c’est pas mon fort. Puis tu bois rarement un whisky avec un foutu médic’. Le jargon militaire toujours au bord des lèvres, il ne se levait le matin pour rien d’autre que pour l’espoir d’enfiler de nouveau le treillis. Pourtant pas l’habitude de se laisser abattre, y’avait rien de plus tentant ces derniers temps : se laisser sombrer dans le fond du plumard, ne pas se lever pour éviter de croiser l’enfer sur ses hauts talons, de plonger dans les vapeurs alcoolisées de l’oubli. Ses meilleurs souvenirs étaient ceux qu’il avait construit avec Nate, leurs premiers pas dans la boue, leur premier rasage à blanc. Il avait toujours vécu à travers son rôle, son métier. Et depuis qu’on le lui a retiré, il se laisse lentement sombrer dans une solution éphémère mais salvatrice.

Il a l’air morose, Nate, quand il met au défi son meilleur pote, quand il entre dans ce jeu habituel de latinos aux grandes gueules. Anibal reste silencieux, respecte les émotions du chilien. Il se contente d’avaler sa deuxième gambas et de s’en lécher le pouce et l’index pour ne pas perdre un grain d’épice. Nate reprend la parole et le cubain manque de s’étouffer, se laisse embarquer quelques secondes dans une toux incontrôlée. Un gamin ? Chris ? Les yeux ronds comme des billes, il pose ses coudes sur la table que les sépare. Pour lui, y’a pas de rapprochement, pas de possibilité de lier la tête blonde à un chérubin. Anibal écoute la suite, bousculer dans ses représentations, délaisse les gambas lorsque son pote se livre enfin. Il avale une longue gorgée, le cul du verre qui heurte le bois de la table. J’comprends. Enfin j’me mets à ta place. Ses mains qui se joignent, son regard qui s’évade. J’sais bien qu’y’a pas moyen de contourner la nature mais, vous avez déjà pensé à l’adoption ? Il vendrait père et mère pour que son vieux pote connaisse la joie d’être père, le bonheur de tenir la vie au creux de ses bras. Les cernes charmantes de sa moitié, le sourire fatigué et la fierté timide : il ne l’avait trouvé aussi belle, Amaia.

Nathan ose une dernière question qui attendrit le cœur écorché du cubain. La réponse lui semblait évidente et lui arrache un sourire. T’as vu comme tu t’occupes de ton vieux pote déjà, pourtant j’suis pas un cadeau. L’humour pour désamorcer la tristesse, Anibal s’affale de nouveau dans le fauteuil, passe son bras sur le dossier. Nan plus sérieusement, tu feras un bon meilleur père que j’l’ai jamais été. Y avait pas de regrets dans sa voix, pas de souvenirs noyés au fond d’une piscine. Sa fille, elle est toujours là, berçant son cœur, mais puisque la vie là lui a arrachée, il refuse de s’y morfondre : esprit rebelle, envie contradictoire.