Oh bah ? Qu'est-ce que tu fais là ?

Ma collègue au journal, Helsie, spécialisée dans la rubrique culinaire, me donne des adresses sympas de restos, mais j’aime bien tester, histoire de savoir qui je peux emmener pour un déjeuner, qu’il soit professionnel ou amical. Extérieurement, il donne une bonne impression de petit bistrot intimiste où l’on se retrouve entre initiés, on connait l’adresse et on la garde jalousement. Au premier regard l’intérieur confirme cette sensation de pouvoir s’approprier le lieu. En tout cas, moi, il me parle ce lieu ! Mon tour d’horizon me fait repérer un profil que je connais. Je souris. Drôle de rencontre ! Mais je ne suis pas là pour ça, pour lui, pour mon flic qui semble attendre quelqu’un. Quelqu’un qui apparemment n’est pas venu car le serveur enlève l'assiette en face de lui. L’homme approche pour me demander si j’ai réservé. Nouvelle confirmation, le lieu est assez prisé au point que les places sont délicates à obtenir. Une idée germe dans mon esprit. — Ne partez pas trop loin avec vos couverts. Je m’avance vers le policier qui n’est pas en service. Je me glisse derrière lui et pose mes mains sur ses yeux. — Devine qui est là ? Pour le faire douter, je pose un baiser dans ses cheveux. Un petit jeu ! Après tout, lui et moi, nous avons vécu suffisamment de choses dangereuses pour qu’une complicité se mette en place naturellement, non ? En tout cas, c’est mon avis.

Je l'ai totalement pris au dépourvu. C'est visible comme le nez au milieu de la figure. Il ne m'a pas reconnue, c'est totalement compréhensible. Je suis certainement la dernière personne à laquelle il pouvait penser. Je lui souris pour le détendre, il n'y a rien de grave, un petit jeu c'est tout. Ce n'est pas comme si nous étions des parfaits étrangers, on a failli se faire tuer ensemble dans le squat, ça crée des liens non ? Des liens intimes même ! — Tout va bien. Je pose ma main sur son bras et m'approche de lui pour glisser quelques mots discrets à son oreille. Je n'ai pas envie que le serveur interfère d'une quelconque manière dans ma requête. — J'ai besoin d'aide, j'ai commis une grave erreur. Je dois tester ce restaurant pour y amener des contacts professionnels mais sans réservation c'est mort. Permettez-moi de me joindre à vous, s'il vous plait. Ce n'est pas trop demandé, la place est libre et je vais payer mon déjeuner. Je peux même lui offrir le café s'il dit oui, pour le remercier. Je me remets à distance pour reprendre une conversation plus anodine entre deux amis qui se retrouvent dans un chouette resto. — Et toi ? En forme ? J'abuse ? Pas du tout. Il m'a fait la bise donc c'est que d'une manière il apprécie ma présence. Point important aussi, un beau mec comme lui, ça ne déjeune pas seul. Je suis sa planche de salut. Ouais, j'abuse. Il n'a pas encore crié à l'imposture ni au viol, donc j'ai mes chances. — Ça faisait longtemps qu'on ne s'était pas croisés. Pour changer, un déjeuner amical plutôt que... Plutôt qu'une course entre les balles, une quasi arrestation sur mon lieu de travail, un vol avec violence... nous avons accumulé les mauvaises rencontres, on peut essayer de faire quelque chose de plus cool. Je devrais peut-être le laisse digérer mon arrivée et ma demande.

Je le reconnait, la situation est très étrange et je ne sais pas du tout quelle réaction j'aurais eu si quelqu'un m'avait fait un coup pareil. A vrai dire, j'aurais jugé sur l'allure et le niveau de connaissance que j'avais de la personne et mon humeur du jour aurait fait le reste. Lui accepte que je m'installe à sa table sans émettre grande résistance. C'est parfait. J'hésite à lui faire une bise sur la joue pour le remercier de sa gentillesse. Je m'abstiens. Merci. Tu es un ange. On va faire plus fraternel en guise de lien positif, je pose ma main sur son épaule que je laisse descendre le long de son bras alors que je contourne pour prendre la direction de la place libre en face de lui. Non ce n'est même pas fraternel, Kenzo je l'aurais pris dans mes bras et serré très fort, là c'est typiquement un geste entre pote, que j'ai avec les miens en tout cas. Arrivée de l'autre côté de la table, je m'assois en lui souriant. Il va bien. Nous allons bien. Un moment parfait pour un diner sympathique. La poisse, c'est bon, on a eu notre compte. J'oscille de la tête en calculant que... Moi c'est sûre. Toi je ne sais pas. Mais là on nique le mauvais sort et on s'octroie le bon. Totalement. Le serveur dépose assiette et couverts devant moi puis me tend la carte. Est-ce que tu avais déjà choisi ? Tu as déjà manger ici ? Après tout s'il a un conseil à me donner sur un plat, ça m'évitera de tout goûter. Ouais, non, je ne risque pas de tout tester ce soir. Plusieurs choses peut-être surtout s'il prend un plat différente de moi et qu'il me laisse planter ma fourchette dans son assiette pour que je prenne une bouchée. Mon prochain déjeuner est avec un agent et un photographe. Euh... Mike, s'il n'a pas son steak, il va être grognon mais Lex aime les choses raffinées. C'est toujours le truc délicat, contenter tout le monde pour qu'ils aient le sourire. Et que les contrats se signent plus facilement quand ensuite ils rencontrent mon boss.

Il se déverrouille le garçon ! J’ai droit à un inventaire des personnes qui font son quotidien : copine, ami, famille, collègue. Je me serais contentée du “Oui je suis déjà venu quelque fois”, parce que peu m’importe avec qui il est venu, le cuisinier n’a pas changé son menu spécialement pour la personne qui l’accompagnait, sauf s’il s’agissait de la reine d’Angleterre. Et le “Pas toi ?” je dois le prendre comment ? Il faut que je fasse la même liste ? Ou... il veut savoir si j’ai un copain ? Euh... Mais... On est déjà aux confessions intimes ? Bon... — Je me doute que tu n’es pas venu avec ton chien, ton chat, ton poisson rouge ou même ton hamster. Un trait d’humour avant de... — Sinon, il m’arrive oui d’aller au resto avec des amis, ma famille, des collègues, et parfois avec des amants. Ouais, parfois, mais parce qu’ils font partis de ma bande d’amis, pas parce que nous... bref, passons. — Pas mannequin. C’est pour le journal. On publie régulièrement des rencontres entre un photographe particulier et un top model pour une séance hors des tirages qu’ils font habituellement. Je dois monter un dossier pour communiquer sur ce travail. C’est cool, ça me change du boulot de vérifier tout ce qui se dit sur Vogue dans la presse écrite, télévisuelle ou sur le web. Je laisse échapper un rire. — Moi, je n’ai pas besoin de demander en quoi consiste ton travail, je le sais. En déjeuner officiel, j’aurais proposé du vin, mais en dehors, c’est simple. — De l’eau me convient parfaitement, mais ne te gène pas si tu veux autre chose. Ça fait étrange de le voir devant moi. Etrange d’être réunis autour d’une table. Sans raison. Uniquement parce que le hasard nous a placé au même endroit pour un tête à tête. Je repense à ce speed-dating où nous sommes allés Leeth et moi, il y a un an environ. Ç’aurait du être le début officiel d’un relation sérieuse. Je crois qu’en fait, ça a été le début de la fin. Une relation c’est fragile, surtout quand les deux personnes ne sont pas prêtes à avancer du même pas dans la même direction. — Une copine... juste une copine ? Pas plus sérieux que cela ? Il a trop chou, lui, mon ange gardien, je ne voudrais pas que ça lui arrive.

Le veinard, plus d’un an avec la même femme, mais il n’a pas passé le cap fatidique. En fait, ce n'est pas le mot "amant" qui l'a interpellé mais le "des", je le sens dans sa voix. Je le comprends, ça a de quoi surprendre dit brutalement. Je vais lui expliquer, y'a pas de mal, c'est moi qui vient de balancer dans la conversation, ça ne me dérange pas. — Vous êtes ensemble sans être ensemble... hum... donc vous n’en êtes qu’au “tout va bien tant qu’on garde une distance de sécurité”. C’est la meilleure période. Ensuite, les sentiments, ça finit toujours pas te pourrir la vie. Tu crois que c’est gagné, que tout roule dans la direction idyllique et paf, c’est là que tu te prends un mur. Moi, je m’en suis pris deux, deux murs, avec Connor, puis avec Leeth. Alors je suis rodée sur l’histoire “sentiments”. — A chaque fois que j’ai cru trouver le mec parfait, il s’est désisté pile au moment où je lui ai dit que, pour moi, c’était sérieux et que ce serait cool de commencer à faire des projets ensemble. Je ne vais pas sortir le mouchoir pour pleurer sur mon sort, d'autant que j'ai résolu la situation de façon radicale. — Alors des amants, oui, parce que là tu sais que ça commence le soir et que ça finit au matin. Même pas besoin d’échanger un numéro. Même pas un petit déj. Pas d’au revoir, c'est inutile, je préfère couper court sans autre forme d'explications. — Ne me dis pas que tu n’as pas essayé ? T’es mignon. Je suis sûre qu’il doit y avoir plein de femmes qui ne diraient pas non à une nuit. Pas le temps d’ajouter “avant que tu ne rencontres ta copine, parce que je suis sûre que t’es quelqu’un de sérieux”, il en a l’air en tout cas, gentil donc surement très attentionné avec elle, pas le temps parce que le serveur se plante à côté de nous pour prendre notre commande. Je caserai le reste de ma phrase après.