another day (billie)

Bien loin de moi l'idée selon laquelle j'aurais dû me rendre au commissariat de police ce matin. J'avais repris mes petites habitudes : mon thé chaud sur la terrasse ensoleillée, un petit pancake bien goûtu, un trajet à vélo les cheveux au vent, et le début d'une belle journée de travail. Sauf que cette dernière étape avait été remise à plus tard. La raison ? Des petits malins s'étaient amusés à taguer la barque en bois devant le centre nautique, celle-là même qui faisait office d'enseigne, de décoration avec ses peintures colorées et de rangement pour les planches de surf. Sur ce bel objet avait été tagués quelques pseudos et un "peace and love" : pour moi, c'était la signature d'un groupe de potes éméchés (des indices jonchaient d'ailleurs la plage aux alentours du centre) ayant cherché à jouer les petits rebelles du dimanche. Dieu merci, il n'y avait aucune insulte, aucun symbole choquant. Et, encore une fois, j'avais la chance que la peinture verte de leurs exploits semble partir avec de l'eau savonnée. C'est du moins ce que j'avais eu le temps de constater en frottant un peu, avant de découvrir que ce n'était pas la seule surprise. Devant l'entrée de la boutique, il y avait du verre cassé. Je relevai la tête et constatai avec désespoir qu'une vitre avait été brisée. Mon coeur se serra à l'idée que quelqu'un ait pénétré à l'intérieur du centre nautique, et qu'il ait détérioré quelque chose. Je pris mon courage à deux mains et fis une entrée fracassante, comme pour m'imposer en vue d'un quelconque affrontement. Après avoir fouiné partout, une chose était sûre : personne n'était rentré. Il n'y avait aucun signe d'effraction, et la vitre ne semblait pas suffisamment brisé pour qu'une personne adulte ne la traverse sans se blesser. J'appelai mon assurance qui me confirma que pour prendre en charge ce désagrément et donc, rembourser l'achat de la grande vitre en verre, il fallait que je porte plainte. C'est donc ce que je fis, presque à contre coeur. C'était sûrement des jeunes qui avaient un peu trop abusé de l'alcool, mais ils ne voulaient rien de mal après tout ... combien de fois avais-je fait des conneries de ce genre ? Foutu système d'assurance. J'attendais patiemment au guichet d'accueil du commissariat de Wellington, entendant presque les mouches voler. Les équipes devaient être réquisitionnées pour sacrée grosse affaire ... j'étais sur le point de demander s'il y avait bien quelqu'un quand une belle brune s'avança vers moi. Je la reconnus immédiatement. Billie Wade. Je ne savais pas comment mon cerveau s'était souvenu de cette femme, puisque je ne l'avais jadis côtoyée qu'une après-midi, mais elle m'avait fait forte impression. Un grand sourire aux lèvres, je me redressai et fis preuve d'une certaine nonchalance. « Je devrais remercier mes petits casseurs. » prononçai-je à demi-mot, sans savoir si elle m'entendrait... ni même si elle se souviendrait de moi.

En règle générale, les gens qui découvrent que leur commerce a été la cible d'une petite attaque de casseurs en herbe arrivent au commissariat dans un état d'esprit vengeur. Ou du moins, coléreux. Aujourd'hui, il n'en était pas de même pour moi. L'important avait été de constater qu'en dépit de quelques bris de verres et quelques tags (que j'aurais pu faire moi-même étant jeune), rien ne m'avait été volé. Les dégâts étaient mineurs et pouvaient même être réparés dans la journée. Ne vous y trompez pas, je ne cautionnais en rien que des inconnus sabotent mon lieu de travail, mais j'étais consciente que certains (jeunes, pour la plupart) ressentent le besoin de faire du bruit pour attirer l'attention. Je le comprenais parce que je l'avais vécu. Etant adolescente, j'avais fait quelques conneries de ce genre, et si mon père ne m'avait pas clairement remise dans le droit chemin en me poussant à travailler, je ne sais pas ce que je serais devenue. Sans doute était-ce dû à l'absence de ma mère, c'est en tous cas ce qui était maintes fois ressorti de mes  convocations au commissariat. Aujourd'hui, j'avais suffisamment de recul pour avouer que les policiers avaient raison : j'avais été abandonnée à la naissance par ma génitrice, et cet acte que je considérais comme le pire acte de lâcheté au monde (peu important les circonstances) m'avait grandement perturbé à l'époque où je remettais tout en question. Pourquoi n'avait-elle jamais cherché à prendre contact avec moi ? Pourquoi ne m'avait-elle jamais laissé un mot ? Pourquoi être allée jusqu'au bout de sa grossesse si je ne méritais pas de vivre avec elle ? J'en finissais presque par culpabiliser d'être là, et je cherchais tous les moyens possibles pour me faire remarquer en espérant qu'une chose en entrainant une autre, qu'elle me repèrerait dans un journal local et qu'elle enterrait de prendre contact avec moi. Evidemment, cela n'eut jamais lieu et aujourd'hui, j'ignore même si elle est encore en vie, quelque part dans le monde. Toutes ces raisons me poussaient à croire que ces casseurs n'avaient rien de méchants, et qu'ils étaient dans le même schéma que moi, adolescente. Ma petite remarque fut entendue par cette belle brune que j'avais jadis rencontrée. « Les petits casseurs et l'énorme carambolage qu'il y a eu sur l'autoroute. » Oups. « Ce sont les mêmes ?! » Je perdais un peu de ma nonchalance, gênée d'avoir pris le parti de ces casseurs qui étaient peut-être bien plus que de simples jeunes en quête d'identité. À moins que ce soit deux affaires absolument différentes ... hum, je réfléchissais tandis qu'elle me demandais l'objet de ma venue. « Que puis-je faire pour toi ? » Qu'elle me tutoie fut une agréable surprise. Je bombai légèrement le torse, fière d'être venue jusqu'ici pour tomber nez à nez avec cette belle brune. « Accepter de boire un verre ? » dis-je à voix basse, pour que sa collègue n'entende rien de cette proposition plutôt indécente pour une "fausse" première rencontre. Qui plus est dans un commissariat. Mais vraiment, c'était trop tentant. « Après tout, tu n'as jamais répondu à mes coups de fil. » Loin d'être une accusation, j'en profitais au contraire pour lui adresser un petit sourire malicieux. « Mais on peut très bien s'en tenir à mon simple dépôt de plainte. » J'haussai les épaules et affichai une moue résignée. « Ce sera juste vachement sympa que de faire connaissance autour d'une pina colada. » J'étais clairement en train de lui faire des avances, parce que je sentais qu'aujourd'hui peut-être, après plusieurs années, elle serait prête à m'accorder un peu de son temps. Après tout, elle était toujours aussi séduisante et je n'avais plus rien de prévu depuis que ces petits casseurs m'avaient poussée à fermer le centre pour la journée, le temps que les dégâts soient réparés.

Déposer une plainte n'avait jamais été ma spécialité (pour le peu que ce soit la spécialité de quelqu'un), mais je devais avouer que finalement, ça me plaisait bien. Jamais de ma vie je n'aurais imaginé me retrouver dans une telle situation : déposer une plainte face à une femme resplendissante, que j'avais jadis tenté de séduire en vain. Notre rencontre avait été courte, très courte, mais elle m'avait marquée. Ses longs cheveux bruns, sa couleur de peau, ses sombres iris, son corps élancé ... elle était sûrement la plus belle femme de cette ville, et peut-être même du pays. Déjà il y a six ans, elle avait éveillé en moi un désir ardent. Une envie charnelle certes, mais plus encore : en réalité, cette femme m'intriguait. Elle avait tout pour plaire, et elle n'avait pourtant pas refuser mes avances. Des avances d'une lycéenne qui n'avait certainement rien à faire avec - bien que j'eus été suffisamment audacieuse pour prendre les choses en main. Aujourd'hui, je m'amusais à retenter l'expérience et, curieusement, elle ne semblait pas réfractaire. Je crus même déceler un soupçon d'amertume quant au comportement qu'elle avait pu avoir envers moi - chose qui m'étonnait d'autant plus que je ne lui en voulais pas pour un sou. Quoiqu'il en soit, elle semblait plutôt réceptive : qu'il s'agisse de mon éternelle quête de séduction avec elle, ou de ma simple requête administrative. « On devrait commencer par le dépôt de plainte et voir ensuite pour d'autres choses. » J'haussai les sourcils, déployant un sourire coquin sur mon visage qui lui fit certainement prendre conscience de la proposition qu'elle venait de me faire, presque malgré elle. « Pour un possible verre. » « Je suis disponible pour ces ... autres choses. » Un rictus creusait ma joue droite. Maintenant que j'avais un nouvel objectif, je n'avais plus la moindre envie de fourrer mon nez dans cette paperasse. « Alors raconte-moi tout, qu'est-ce qui t'amène ici ? » Malheureusement, elle me faisait bien comprendre que les choses n'iraient clairement pas plus loin tant que nous éluciderions pas cette affaire ... enfin, façon de parler. Je pris une bouffée d'oxygène, sans la lâcher du regard, pendant deux ou trois secondes, avant de capituler. « Tu es très douée quand tu veux quelque chose, ça me plaît. » Je ne lui laissai guère l'opportunité de rebondir sur cette affirmation. « Des petits malins se sont amusés cette nuit sur la plage, et je pense qu'ils ont dérivé au centre nautique au rythme des bières. Il y a des tags, du verre brisé et une vitre cassée. » J'énumérai les choses du bout des doigts, en prenant garde de ne rien omettre. « Enfin voilà, rien de bien grave. » J'haussai les épaules, presque blasée d'être ici pour si peu. Mon interlocutrice sembla un peu étonnée. « Oui, enfin ça arrive à tout le monde. Moi je suis surtout là parce que mon assurance me le demande. Sans dépôt de plainte, le mécanisme de remboursement et tout ne se mettra pas en route, et il faut que je change la vitre au plus vite. » Voilà. J'avais déballé ma petite histoire, et honnêtement, j'espérais maintenant que l'affaire soit vite réglée ... pour qu'on puisse passer aux choses sérieuses. Parce que cette fois, hors de question de louper ma chance de connaitre davantage cette femme.

Le fait de ne pas considérer un délit comme "grave" semblait avoir étonnée mon interlocutrice. Je lui adressai un large sourire laissant apparaître toutes mes dents, avant de loger mon regard loin de celui de Billie. S'en suivit une description longue (et ennuyante, il faut l'avouer) de ce qu'il s'était passé au centre nautique. À en juger par la difficulté qu'éprouvait la policière à tout rédiger sur son morceau de papier, j'aurais peut-être dû énuméré les points essentiels de ce délit avec un peu moins d'empressement. « Rien n'a été volé ? » finit-elle par me demander avec un certain professionnalisme. « Rien. J'ai vraiment tout retourné à l'intérieur, et rien n'a disparu. La caisse n'a même pas été forcée. » En fait, si cela avait été le cas, cela ne m'aurait pas semblé dramatique. J'aurais dû redoubler d'efforts pour combler le manque et faire attention aux dépenses mais une indemnisation de l'assurance m'aurait permis de sortir la tête de l'eau, et j'étais suffisamment motivée dans mon travail pour remonter la pente sans trop de difficultés. Non, vraiment, le pire aurait été que des souvenirs partagés avec mon père me soient enlevés. Fort heureusement, rien de tout cela n'avait eu lieu. « Une équipe passera te voir. Demain certainement, ou après demain. » « Je suis bloquée jusqu'à demain ? Pffou... » Je laissai clairement transparaitre mon agacement à l'idée de patienter jusqu'à leur venue pour remplacer la vitre et reprendre le boulot. Sans avoir vraiment le choix, je soupirai avant de lire la retranscription exacte de mon récit que je signai en guise de validation. Je tendis le formulaire à la belle brune, qui le classa quelque part sous le bureau. « En attendant, je dois retourner au boulot. » Je lui souris malicieusement, comme pour amorcer ma prochaine proposition.  « C'est toi qui passe me voir demain, ou je repasse te chercher à la fin de ton service ? » Cette fois, il était hors de question qu'elle me file entre les doigts. Elle me plaisait, je lui plaisais et nous étions visiblement toutes deux disponibles - si ce n'est pour profiter des plaisirs de la vie, au moins pour discuter autour d'un verre. « Il est grand temps de faire connaissance. » Je le gardais pour moi, mais je pensais réellement que nous pourrions développer une bonne relation : qu'elle soit amicale, charnelle ou que sais-je encore, le destin nous avait réunies, et ce n'était certainement pas pour rien.

L'idée d'être bloquée pendant deux jours sans pouvoir travailler me déplaisait fortement, mais si la police le décidait ... « Je peux mettre le dossier sur le haut de la pile, mais avec le carambolage, je ne sais pas s'il sera traité aujourd'hui ou demain. Je pense qu'il faut prévoir large et s'attendre à demain. » Je lui adressai un petit sourire très convaincant, qui sembla désarçonner un peu mon interlocutrice. J'aurais mis ma main à couper sur le fait que Billie était prête à me filer un coup de main, mais cela aurait été déloyal de ma part de la pousser à me pistonner. J'optai pour un silence religieux jusqu'à ce que je lui soumette deux propositions. « Je suis plus du genre à rester derrière un bureau, je ne vais pas sur le terrain. Donc c'est préférable que tu passes ici, ou alors on pourrait se retrouver dans un café. Sauf si tu ne me fais pas confiance. » Je plissai les yeux, suspicieuse. Et si elle me faisait encore un tour de passe-passe pour se débarrasser de moi ? À la fois, l'idée que rien n'était acquis m'excitait davantage. « Je prends le risque. » annonçai-je fièrement, un sourcil arqué. « Et puis ce sera toujours plus sympathique que votre machine à café... sans vous manquer de respect Monsieur l'agent. » Je souriais de toutes mes dents, mimant une légère révérence. Aujourd'hui, j'étais tout à fait respectueuse des forces de l'ordre et ma petite boutade n'était en rien agressive. Il ne fallait pas qu'il y ait méprise et que la belle brune fasse machine arrière ; non, je voulais vraiment faire connaissance avec elle. « C'est vrai, tu ne connais que mon nom et mon numéro de téléphone, ce n'est pas beaucoup. » « Depuis peu. » ajoutai-je discrètement en sous-entendant que le numéro que je connaissais jusqu'à lors n'était sûrement pas le bon, vu qu'elle n'avait jamais décroché. « Il n'a pas changé, mais je vais te le redonner. » Je ne pus cacher ma surprise. « Donc c'était le bon ?! Mince, tu ne voulais vraiment pas entendre parler de moi ! » J'étais réellement amusée par cette situation, par cette discussion taquine sur notre rencontre atypique. Pas une seule once de rancoeur ou d'incompréhension ne noircissait le tableau, pour la simple et bonne raison que cela n'avait pas lieu d'être. Nous n'avions jamais poursuivi quoi que ce soit, et je ne lui en avais jamais voulu. À quoi bon ? Des tas de personnes se rencontrent, se plaisent ou se déplaisent, font un bout de chemin ensemble ou non. Avec Billie, cela n'avait simplement pas été le bon timing. « Voilà. Je tenterais de répondre aux messages ou appels cette fois-ci. » « On va faire mieux : c'est toi qui m'appelle cette fois, tu as mes coordonnées sur ce petit papier. » J'attrapai mon dossier et, dans la foulée, m'éclipsai du commissariat ... en croisant les doigts.