L'autre côté de la médaille (Jake & Noa)

Je suis tendue comme une corde à linge sur laquelle on a posé quatre couettes, quatre couvertures et le change complet hivernal d’une famille nombreuse. Jake veux me voir. C’est clair qu’il se passe quelque chose de positif dans sa recherche. J’y crois dur comme fer. Pourtant je suis assise dans ma voiture depuis un moment sans bouger. Je suis arrivée en avance. J’attends. Je surveille les allés et venues, histoire de savoir à quoi je dois m’attendre quand je vais franchir la porte. Je ne pouvais pas arriver en retard ne sachant où se trouvait le lieu exact qu’il m’a indiqué. Et maintenant j’attends bêtement devant une devanture noir qui n’indique rien de précis sur le bâtiment dans lequel je vais m’engouffrer. Un nom discret, c’est tout. Il faut savoir que ce bar est là. On n’y vient pas par hasard. Ce n’est pas le quartier le plus sympa de la ville. Il donne même froid dans le dos. Si je n’avais pas de rendez-vous, je repartirais sans hésiter. Je regarde ma montre une énième fois. C’est le moment. Je n’ai pas pris mon arme, j’espère que je ne vais pas le regretter. Dans ces rues malfamées, on ne sait jamais qui on peut croiser.

Je sors de ma Mustang en prenant soin de faire le moins de bruit possible en fermant la portière. Je vérifie qu’elle est bien verrouillée. J’avance lentement vers la porte, tous mes sens en éveil. Un vigile m’ouvre. Son regard me fait comprendre que j’ai bien fait d’éviter le décolleté plongeant et de préférer le pantalon à la jupe. Le mot de passe “rendez-vous avec Jake Bailor” fonctionne, j’ai le droit de pénétrer dans le lieu. Bon, c’est un bar. Je ne sais pas si c’est rassurant. Au moins, il y a une chose qui ne change pas dans ce genre d'endroit, il y a toujours un comptoir et un barman. J’attends qu’il serve deux hommes dont l’un semble s’être pris des coups. Bizarrement, je repense à ma première rencontre avec Jake. Ses blessures. Ça y ressemble. Le barman, sourire aux lèvres, vient jusqu’à moi. On va faire simple. Je commande une bière et je lui demande s’il est possible de voir Jake, c’est lui qui m’a invité. Il me toise. Je ne suis pas certaine de savoir sur quoi il s’arrête. Il finit par s’éloigner, discute avec quelqu’un et revient. Il m’informe qu’on va le prévenir. Je n’ai plus qu’à l’attendre.

On n’est pas dans le bar d’étudiants qui prennent un lait-fraise et font leur devoirs dans un endroit sympathique plutôt que chez eux. Je m’en doutais mais j’ai du mal à cerner le lieu. Je n’ai été accostée par aucun mec. Surprenant, une femme seule assise au comptoir, c’est pourtant ce qui attire immanquablement. C’est peut-être à cause du videur qui ne me quitte pas du regard depuis que je suis arrivée, qui les fait fuir. Une façon de dire, “bas les pattes, territoire réservé”. Est-ce le résultat du nom de Jake prononcé pour entrer, puis une deuxième fois au barman ? Probablement, je ne vois pas quoi d'autre. Il a donc une influence importante, ici. Etre tranquille sans un relou à vouloir absolument te payer une boisson avec des intentions non masquées, ce n’est pas un mal, je ne suis pas venue chercher quelqu’un pour occuper ma nuit.

Je me retourne en entendant une voix dans mon dos. Jake. Je lui souris. Salut. Et oui, ça fait un bail. Il me donne la raison de son silence. Je hausse les épaules. C’est le lot de tout le monde, parfois débordé. C’est vrai que j’attendais son appel plus tôt. Ce n’est pas pour autant que notre lien l’obligeait à me rendre compte de ses faits et gestes ni de l’avancée de ses recherches, pas non plus obligé de jouer les détectives pour moi H24. Il avait dit qu’il m’aiderait, mais c’était un service gratuit, rien à voir avec un privé qu’on paie pour qu’il soit efficace. A peine arrivé que le barman lui demande s’il veut boire quelque chose. Le dernier mot qu’il emploie me fait tendre l’oreille. Ce n’est pas le moindre des titres. Il sert le verre et s’éloigne vers un client. Patron ? Tu as pris du galon. Pas mal. Je suppose que c’est ça qui t’a occupé ces derniers temps. Je lève mon verre pour trinquer avec lui. Félicitations pour la promo. Un rapide coup d’oeil autour de nous. Il y a du monde. Les affaires ont l’air de marcher. C’est cool. J’avais rencontré un plongeur cabossé sur un parking roulant en scooter pas de première fraicheur, je retrouve un patron de bar ! Ça fait étrange. Je repère cependant une marque sur son visage. J’ai un petit sourire et j’ose passer doucement mon doigt dessous comme pour la souligner. Je vois que certaines choses ne changent pas. Je ne sais pas s’il est propriétaire ou gérant du Black Dog. Peut-être m’expliquera-t-il plus en détail. Peut-être qu’un jour, il m’expliquera aussi comment et pourquoi il prend autant de coups. Mais apparemment, il n’est pas le seul ici, est-ce que je me suis rapprochée de la source de distribution de coups de poings ?

Je retiens un rire quand Jake parle d’avoir troqué son scooter contre un pick up... rouillé. Ça aussi ne change pas, la rouille, l’engin qui tient tant que personne ne vient s’appuyer sur le capot. Voilà qui me rappelle ma vielle Mustang. Je m’y sens bien souvent mieux que dans ma BMW que j’ai trop peur de rayer, un cadeau d’anniversaire on en prend soin. Ma Mustang en a tellement vu que rien ne peut la défigurer ! Elle est belle avec tout son vécu. Alors je comprends tout à fait que Jake reste avec un véhicule qui a des kilomètres au compteur. Pour les coups, il confirme aussi maintenir le cap dans la même direction. Autrement dit, il y a deux choses qui ont changé le lieu et le titre qu’on lui donne, le reste idem. Trêve du bilan des similitudes et variantes, il en vient à ce qui nous a réuni ce soir. Il a une piste. Ma respiration saute un mouvement. Enfin ! Je cherche depuis tellement longtemps. Je fronce les sourcils en voyant mon hôte inspecter les personnes autour de nous. Vu notre affaire, on n’est jamais trop prudent. Il veut un coin plus discret pour parler. Je suis du même avis. Je ne connais aucune tête ici, mais il suffirait d’un indic qui remonte l’info à la police de ma recherche et nous risquerions des problèmes. Je finis mon verre en même temps que lui et me lève de même pour le suivre.

Un changement d’ambiance évident entre le bar et... une salle de boxe ! Je m’arrête pour regarder le ring. Tous ces gens autour surexcités, c’est impressionnant. Ils veulent clairement du sang et les boxeurs leur en donnent pour leur argent. C’est violent. Je tends le doigt vers ce combat de gladiateurs que j’imagine facilement à mort et me tourne vers Jake en m’approchant de lui pour lui glisser à l’oreille : Sérieux ? C’est là que tu te prends les coups ? Le crier, ce serait inutile, paroles perdues dans les hurlements collectifs. Tu es boxeur ? Pourquoi tu ne me l’as pas dit ? Alors que je suis en train de poser la question, je commence à comprendre. Nous ne sommes pas dans un combat annoncé par des affiches, dans des médias, avec la télé qui retransmet. Nous sommes dans l’arrière salle d’un bar à la façade discrète. Je me retourne vers la foule. Des paris. Des paris clandestins. Jake ne navigue pas qu’en surface. Je comprends mieux son intervention au Thunderclap, je comprends mieux que ses recherches à lui soit bien plus fructueuses que les miennes. Un frisson me parcoure le dos. J’ai l’impression de me retrouver dans l’antre des dealers où j’ai récupéré mon arme. Dans des profondeurs tellement loin de mon univers. Je ne suis pas chez moi ici. Je comprends que tout peu dégénéré sans que je le veuille. Mes yeux se sont de nouveaux posés sur les boxeurs. J’ai l’impression de sentir les coups. J’ai l’impression d’être sur ce ring, attachée sur la chaise et l’autre qui frappe encore et encore. J’ai envie de partir. Partir loin de tout ça. Je sens la présence de Jake près de moi, je me tourne vers lui pour me sortir de l’enfer. Je le vois flou. Il me faut quelques secondes pour revenir dans le présent. J’esquisse un sourire alors que j’ai la tête qui tourne encore un peu, sonnée par ma mémoire.

Jake m’explique pourquoi il n’a pas parlé de la cause des marques de coups sur son visage. Je comprends tout à fait qu’il ne souhaite pas ébruiter le côté illégal de son activité. Pourtant, le jour où j’ai braqué mon arme vers lui, il aurait pu simplement dire qu’il était boxeur, sans s’étendre sur le sujet, au plus préciser vaguement qu’il prenait plus de poings dans la tronche qu’il n’en donnait. J’aurais cessé aussitôt de le prendre pour un agresseur. On ne se connaissait pas du tout, je suppose qu’il a préféré se tenir à distance de mes hypothétiques questions sur le sujet.

La main de Jake est sur mon épaule. Il me retient de tomber. Il me retient dans le présent. Nous sommes à Wellington dans l’arrière salle d’un bar. C’est du tangible, pas les relents d’une agression qui hantent les nuits, même si c’est à cause d’elle que je suis là. Il s’est approché pour m’entrainer hors du lieu des combats. Je n’ai pas envie d’entendre ces cris des spectateurs qui attendent leur dose de barbarie. J’avais pourtant besoin de ce coup de pouce pour décoller de devant le ring.

Nous quittons la zone des combats pour pénétrer dans un couloir jusqu’à une porte. L’attitude de Jake me fait comprendre que derrière j’aurais des réponses, mais à quel prix ? Qu’est ce que je suis prête à payer ? Quelles limites je peux, je veux franchir ? Le passage par l’arène était un avant-goût de l’illégalité dans laquelle je vais basculer si je vais plus loin. J’ai flirté avec cette frontière bien des fois, par jeu ou par inconscience, aujourd’hui il s’agit de faire un choix. Jake me fixe du regard. Je te suis reconnaissante de ton aide. Cela ne fait aucun doute. Il attend une réponse de ma part. S’il a découvert l’un des deux hommes pour trouver l’autre faudra-t-il le torturer ? Est-ce cela qu’il sous-entend ? Ou parle-t-on d’aller encore plus loin ? N’était-ce pas pour cela que j’ai récupéré une arme ? Tuer mes agresseurs ? Jusqu’où est-ce que j’ai envie d’aller ? Je crois que je ne me suis jamais vraiment posé la question. Je les traquais. Je voulais me retrouver face à eux. Ensuite ? Je ne sais plus vraiment quel était le plan initial. Maintenant que je suis au pied du mur, je retrouve cette frontière fragile entre légal et illégal, entre victime et bourreau. Je revois le corps de Jack étendu près de moi dans ce lit, étendu sur la table à la morgue. Il y a ce que j’ai subi et il y a ce que lui a subi. Ni l’un ni l’autre n’avons obtenu justice. Je veux savoir pourquoi. Si je le sais, peut-être que les fantômes partiront, peut-être. Je n’ai pas passer tout ce temps à les chercher pour abandonner maintenant. J’en connais les risques. La prison pour la suite des évènements. Si on se fait prendre. Etrange situation. Eux, ils sont passé au travers du filet de la police. Alors nous, pourquoi ce ne serait pas pareil ? Et si ça ne l’est pas, je m’en voudrais d’avoir entrainer Jake. Mais si toi tu as des craintes...

Je n’ai pas envie de reculer. Pas d'autres solutions que d'avancer. Je crois savoir où je vais mettre les pieds, mais voir ce genre de situations au cinéma et le vivre pour de vrai, il y a une différence. Je m'en suis rendu compte la nuit j'ai obtenu mon arme dans le squat de drogués. Ça a fini en fusillade. Au cinéma, quand la lumière s’allume, on reprend le cours de sa vie tranquillement, là, il faudra nettoyer les tâche de sang sur les vêtements. Parce que si ça cogne dans l’arène, dans l’arrière-salle, cela risque fort de finir pareil. C’est de cela que Jake veut me préserver, de ce non-retour une fois franchit la ligne. Une fois franchit le seuil de la pièce. Je m’en fous de la déco. Je ne vois que l’homme dans la chaise. Mon premier réflexe est de voir son visage. Ce n'est pas lui, ni l'un, ni l'autre. Alors qui ? Alors pourquoi ? Jake me donne les réponses. Un acolyte. Un simple acolyte. Qui, d'après Jake, aurait des réponses. Il me laisse mener l'interrogatoire. Je regarde l'homme attaché dans les yeux. Il est lié et livré à notre bon vouloir, comme j'ai pu l'être lors de mon enlèvement. Les questions, en réalité, il n'y en a surtout une. Où est-il ? Mais on peut aussi prendre plus de temps, avec : qu'est-ce que tu sais de l'enlèvement que j'ai subi en juin 2017 ? Qui l'a commandité ? Pourquoi ? Qui est l'autre homme qui a participé à l'agression ? Qui a tué mon ami la nuit de l'enlèvement ? Il est évident qu'il n'a pas envie de répondre. J'ignore même s'il a les réponses pour toutes. S'il bosse avec le plus âgé de mes ravisseurs, peut-être a-t-il participé en tant qu'homme de main, guetteur, ou autre chose. C'était planifié. Peut-être a-t-il fait de la surveillance pour eux. Il reste aussi un point que j'ai toujours rejeté et que là encore j'évite : est-ce que mon "ami" assassiné cette nuit-là était une simple victime collatérale ou un complice éliminé pour une raison X. 

Dès qu’il le peut, l’homme ligoté balance des insultes. Il fallait s’y attendre. Ce n’est pas un bisounours. Jake y va de sa réplique. Ce qui n’était pas prévu, c’est qu’il me crache dessus. Prête à le gifler, c’est mon équipier qui réagit le plus vite. Le poing d’un boxeur a plus de puissance que celle d’une surfeuse ! Et un deuxième coup ! Ça fait mal. Je sais que les coups font mal. Lui saigne, en bave. J’ai eu ce goût métallique moi aussi dans la bouche. Je ne compatis pas pour autant. Il m’indiffère. J’ai mes propres insultes à lui servir. Espèce de connard. Continue comme ça si tu veux bouffer toutes tes dents. Un ton qui n’a rien à voir avec celui que j’ai dans mon boulot, où parfois je me retrouve à flatter des égos. J’ai la dureté du silex. Qu’il ne s’imagine pas pouvoir atteindre ma gentillesse. Je l’ai laissé chez moi avant de venir ici. Ce qui reste, n’est pas pour lui. Je veux des réponses, c’est tout. Jake veut la même chose. Il agrippe le gars. Je m’attends à entendre craquer les os. Il se décide enfin à parler.

Je n’ai rien vu au festival. Personne me suivre. J’étais trop occupée entre mes potes, le concert et éventuellement ce serveur à l’attitude étrange quand j’allais chercher une boisson. Pour moi c’est un grand pas d’entendre un nom. Un surnom. C’est enfin du concret. Je ne veux pas sourire devant l’homme, même si je suis contente d’avoir ces éléments. Je me contente de faire un signe de tête pour Jake qui s’est tourné vers moi. C’est un bon début. Donne-nous une suite. Comment on le trouve ce Wolf, quels endroits fréquentent-ils ? On ne va pas s’arrêter en si bon chemin. Maintenant que j’ai goûté à la réussite dans ma recherche qui date depuis trop longtemps, je veux en savoir plus, je veux savoir tout.