Une seconde d'inadvertance - Noam

La nuit précédente, alors qu’il rentrait d’une soirée où il avait joué les avocats fraîchement admis au barreau, Noam avait reçu une notification. En retirant sa cravate, il avait survolé les détails de la demande. Encore une fois, il allait devoir les gendres idéals pour un dîner de famille. La cliente lui avait des informations sur sa vie privée. Il allait avoir la journée pour les mémoriser. Il était quatre heures du matin et à cette heure, il n’aspirait qu’à dormir. Il appuya machinalement sur le bouton « accepter la demande » et se laissa tomber sur le matelas installé sur les palettes qui lui servait de lit.

Le lendemain, il se réveilla vers midi. Il ne lui restait plus que quelques heures pour avaler de quoi tenir jusqu’au festin qu’il se verrait offrir en soirée. Il jeta ses vêtements dans un coin et prit une douche dans le carré d’eau précaire qu’il avait installé au pied de sa cabane. Il remonta ensuite et se pomponna pour masquer les stigmates des nuits précédentes. Si on lui pose la question, il se contentera de dire qu’il avait des dossiers urgents à traiter. Avec un peu de chance, sa cliente – et petite-amie fictive – enchérirait en disant qu’il travaille trop, mais qu’elle préfère un homme passionné par son travail qu’un gamin sans ambition, ce qui ne déplairait sûrement pas à sa belle-famille.
En quelques minutes, il était à nouveau présentable : chemise blanche, pantalon gris et veste bleu marine. Il enfila quelques bijoux masculins qu’il aimait porter pour donner une image d’homme moderne lorsque la commande de la cliente allait dans ce sens. Le rendez-vous était fixé pour dix-huit heures tapantes. Il fallait qu’il rejoigne le point de ramassage que la cliente avait donné une demi-heure avant. C’était le délai que Noam avait choisi pour prendre la température. En trente minutes, il avait le temps de savoir si sa soirée allait être agréable ou s’il allait devoir faire preuve de self-control. Cela lui était arrivé à de très rares reprises, mais il ne s’étonnait plus de rien.

En relisant la demande comme un adolescent révisant ses fiches à quelques minutes d’un examen, le brun s’aperçut qu’il devait prendre en charge le dessert. La cliente avait d’ores et déjà réglé une somme plutôt généreuse pour qu’il puisse faire preuve de bon goût. Merde, se dit-il. Il n’avait pas anticipé. Il chaussa ses baskets qu’il échangerait plus tard contre une paire de mocassins et se rendit dans la pâtisserie la plus proche. Il fit preuve de politesse et salua la patronne qui semblait bien seule dans son commerce. Etait-elle aux fourneaux et à la caisse en même temps ? Il fallait qu’il gagne du temps pour le vérifier. Noam n’était pas quelqu’un de malhonnête, mais il avait envie d’une dose d’adrénaline avant de potentiellement s’ennuyer pendant la soirée. « Qu’est-ce que vous conseilleriez à un gendre rencontrant ses beaux-parents pour la première fois et étant chargé de ramener le dessert ? » demanda-t-il avec un sourire charmeur. Il fallait qu’il rentre dans son rôle dès maintenant. Il n’était plus Noam le gigolo en herbe, mais Noam le petit-ami de la plus séduisante des filles Holt.

La pauvre pâtissière, si elle savait. Pendant un instant, Noam culpabilisa presque et puis fut vite rattrapé par le diablotin qui était en permanence assis sur son épaule. S’il faisait le filou, cela lui servirait de leçon et elle embaucherait un subalterne pour pouvoir parer toutes les éventualités. Elle lui parlait de grande rencontre. Il n’allait quand même pas lui dire qu’il connaissait sa fiancée que depuis la veille et qu’à travers une application, si ? Alors quand il fallait statuer sur ses goûts et ce à quoi elle était allergique, il était bien en difficulté. Elle ne lui avait pas donné de directives spécifiques donc il en déduisait qu’elle n’avait pas d’intolérance particulière. Il opterait donc pour quelque chose qui lui plairait à lui. Autant qu’il se fasse plaisir après tout. Le chocolat faisait battre son cœur, mais il fallait qu’il donne le change avec la pâtissière. Le bon moment, il allait le sentir. « C’est pour ce soir, en fait. J’ai été un peu pris de court par les délais, mais je suis sûr que celui-ci fera très bien l’affaire » dit-il en pointant du doigt un gâteau rond recouvert d’un glaçage dans lequel il pouvait voir son reflet. La pâtisserie était définitivement un art, art qu’il ne maîtriserait pas de sitôt en raison de sa cuisine très peu équipée. Au moins, il faisait vivre les commerces. « Ça fait longtemps que vous êtes installé, ici ? Parce que je fréquente pourtant le quartier, mais j’avais jamais fait attention à votre boutique. » Et pour la première fois depuis le début de la conversation, il disait vrai. Il avait beau connaître les environs, cette boutique était totalement passée inaperçue. Il observa les lieux. La peinture laissait à désirer et les finitions étaient sommaires : il était prêt à parier que la pâtissière était aussi peintre à ses heures perdues. Il la regarda emballer scrupuleusement son gâteau et sortit son portefeuille pour payer. C’était le moment. Une fois qu’il eut pris connaissance du prix, il déroula son stratagème et le destin semblait être de son côté. De la fumée grisâtre provenant de la cuisine lui offrit une porte de sortie qui ne se représenterait pas de sitôt. « En revanche, je ne voudrais pas vous alarmer, mais c’est normal cette fumée ? » commenta-t-il en pointant son menton dans la direction voulue. Aussitôt, la pâtissière disparut de la pièce et il sentit qu’il était temps qu’il s’éclipse. Ni une ni deux, il prit son paquet sous le bras et se dépêcha de courir pour rejoindre un point suffisamment éloigné de la boutique. Si vraiment il se sentait l’âme généreuse, il passerait une fois la nuit tombée pour glisser un billet dans la boîte aux lettres. Après tout, il ne voulait pas compromettre la situation déjà bien précaire de la gentille pâtissière.