breaking free (troy)

Sur des rythmes de comédie musicale pour adolescente, je chantonnais un air de musique familier qui passait à la radio. C'était une chanson pour midinette, et je devais être pitoyable à me déhancher dessus en rangeant quelques papiers, mais c'était plus fort que moi. On a tous nos petits secrets, et les chansons pour adolescentes pré-pubères en quête du grand amour aux cheveux longs était le mien. Amusée, j'attrapai une bouteille d'eau en guise de micro et me prêtai à quelques vocalises plus aiguës... jusqu'à me surprendre moi-même. Un large sourire aux lèvres, je jetai un regard à gauche puis à droite, avant de souffler un peu, rassurée qu'aucun client ne m'est vue dans cette position. Non pas que j'eus été gênée, mais le client... ça c'est une autre histoire. Heureusement, il n'y avait personne à l'horizon. Enfin, presque. Cachée derrière ma pile de bouquins sur les fonds marins, j'aperçus la silhouette d'un homme sur la plage. « Ah ! » Ce petit son sortit de ma bouche tant l'opportunité était grande. Cette silhouette, ce n'était autre que Troy, un professeur de surf qui travaillait au centre nautique depuis plus longtemps que moi. Il avait connu mon père, nous nous étions rapidement croisés depuis mon retour cet été, mais c'était tout. J'avais la curieuse impression qu'il cherchait à m'éviter, et ça commençait vraiment à m'intriguer. Chaque fois que je cherchais à l'aborder, il trouvait toujours le moyen de se défiler. Et pire encore : j'avais l'étrange sensation qu'il faisait en sorte que nos emplois du temps se chevauchent le moins possible. Serait-ce de la paranoïa ? Je n'en avais aucune idée, mais une chose était sûre : pour en avoir le coeur net, j'avais besoin de l'approcher et de discuter un peu avec lui. Je stoppai immédiatement ce que j'avais entrepris pour me diriger vers lui, alors qu'il rangeait sagement les gilets de sauvetage qu'il avait pu utiliser lors de son dernier cours, et lui toucher l'épaule du bout du doigt. « Hey, salut ! » dis-je, joviale comme jamais face à cet homme sculpté comme un dieu grec. Putain, pourquoi il ne vient pas plus souvent quand je suis là ? « Comment ça va, depuis le temps ? » Avec un large sourire fixé sur le visage, je restais plantée là, clairement déterminée à faire connaissance avec mon employé du mois.

Pour ceux qui me connaissaient le mieux, mon retour à Island Bay n'était pas vraiment une surprise. Ces proches là savaient pertinemment que mon sang était et serait toujours néo-zélandais, et que quoiqu'il se passe dans ma vie, quelque chose me lierait à jamais à cette petite affaire de south bay. Nul n'aurait pu deviner, et encore moins moi, que ce serait la disparition de mon père qui déclencherait ce processus de retour aux sources. Si son absence était toujours aussi difficile à supporter, je parvenais enfin à sortir la tête de l'eau et à avancer, notamment grâce à mon nouvel emploi. Propriétaire du centre nautique de la ville, ça claque non ? En tous cas, j'en étais particulièrement fière. Même si, en la matière, j'avais encore beaucoup à apprendre - et notamment de mes employés. « Bonsoir. » Je le cherchais du regard, avec insistance, comme pour lui faire comprendre que je ne comptais pas bouger de sitôt. Mais c'était insuffisant ; il semblait absorbé par son travail et si mon statut d'employeur en était flatté, à titre personnel c'était tout autre chose. Je tentai de détendre l'atmosphère en lui demandant si tout allait bien depuis le moment où nous nous étions vus pour la (première et) dernière fois. « Très bien, merci. » Cette affirmation me semblait d'autant plus faussée que le jeune homme, bien qu'il prit la peine de m'adresser un sourire (fût-il sincère ou non), tenta de rattraper la situation. « Je suis désolé, mais je n'ai pas vraiment le temps de parler. J'aimerais avoir fini de ranger tout ceci avant de rentrer chez moi. » Mes sourcils froncés se détendirent à mesure qu'il m'expliquait ce qu'il était en train de faire. Après tout, peut-être qu'il n'était simplement pas le genre de personne à faire ami-ami avec sa patronne. « C'est votre centre, vous devez comprendre que je veuille que tout soit bien rangé. » Je laissai échapper un léger rire, un peu crispé, avant de secouer la tête de droite à gauche. « Oh non non, je ne suis pas la propriétaire du centre. Il paraît que cette femme est un véritable dragon. » J'opinai frénétiquement du chef, pour appuyer mes affabulations. Evidemment, nous savions tous deux que je tenais le centre nautique, mais c'était une ultime tentative pour détendre l'atmosphère. « Vous devriez vous méfier, elle ne supporte pas les employés modèles. » J'affichai un sourire amusé, cherchant l'approbation d'un interlocuteur peut-être un peu trop cartésien. Déçue, je me ravisai sur une conversation plus classique. « Ça se passe bien pour vous ? Je veux dire, vous vous plaisez ici ? » Simple question qui m'éclairerait sur son épanouissement (ou non) dans la petite société bâtie par mon père. « Je vous offre une bière ? J'en ai plein le frigo, 'tendez. » Chassez le naturel, il revient au galop. Avant même qu'il n'ait eu le temps de me répondre, j'avais eu le temps d'attraper deux bières bien fraîches, de les décapsuler et de lui en tendre une. J'avais tellement envie de faire bonne impression aux personnes qui s'impliquaient dans mon centre que j'avais tendance à en faire trop, quitte à transformer une fin de journée tranquille en afterwork sur la plage.

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Je sentais que mes efforts pour détendre l'atmosphère n'étaient pas déployés en vain. Peut-être que je lui avais un peu forcé la main, mais le simple fait qu'il accepte de boire une bière en ma compagnie me rassurait. Je m'étais peut-être simplement monter un film, ce ne serait pas la première fois. « Merci. » Je lui adressai un sourire reconnaissant, levai ma bière et bus une gorgée. Il m'accompagna, et cela sembla avoir un effet plus que positif puisqu'il reprit le fil de notre conversation avant même que je n'eus le temps d'avaler cette boisson pétillante. « Ce n'est pas très sérieux d'avoir des bières au boulot, si ? » Je riais timidement, repensant aux innombrables instants que mon père avait partagé avec des amis (et employés, les deux étant absolument compatibles pour lui) sur son lieu de travail. Mon coeur se serra à l'évocation intime de ce souvenir, et je dus reprendre une bonne bouffée d'oxygène avant de lui répondre. « La vie n'est pas faite pour être sérieuse. » J'haussai les épaules, reprise par ce vent de liberté qui m'avait habitée pendant tant d'années et que j'avais peut-être, malgré moi, égaré ces derniers temps. « Enfin pas toujours, on s'ennuierait. » Un sourire plus tard, Troy me semblait beaucoup plus sérieux que la situation l'exigeait. « Pour répondre à votre question, je me plais bien ici. » Cet aveu me fit plus plaisir que je ne l'aurais imaginé. « Vous m'en voyez touchée, c'était vraiment l'objectif de mon père. Que tout le monde se sente aussi bien que nous ici. » À son tour, il fit preuve d'une certaine reconnaissance qui m'alla, une fois de plus, droit au coeur. « Vous prétendez être un dragon, mais vous n'êtes pas méchante. J'aime la liberté que vous nous laissez. » « Oh détrompez-vous, j'ai glissé une puce dans une de vos molaires. » Cette petite plaisanterie avait pour but premier d'esquiver le compliment qu'il venait de me faire : étrangement, j'étais mal à l'aise à l'idée que mon employé apprécie mon style de management, moi qui n'étais encore qu'un employeur en herbe. « Les clients sont également très sympa. Enfin tous, sauf une. » Je souriais, satisfaite d'entendre toutes ces éloges jusqu'à la fin de cette phrase. Au mot près. « Ah oui ? » Je pris une nouvelle gorgée, à la fois curieuse de connaître l'identité de cet élément perturbateur, et perplexe à l'idée que Troy puisse perdre ses moyens face à une cliente. Les yeux plissés, suspicieuse, j'attendais que tombe la sentence. Et je n'allais pas être déçue. « Vous connaissez une certaine Cameron ? » Je crachai subitement mes poumons après avoir avalé une gorgée de bière de travers. Ce prénom, celui que j'espérais ne pas entendre. Je venais de manquer de m'étouffer et maintenant, ma réaction était trop flagrante pour que je ne puisse me dérober sans difficulté. « Oh, euh... de nom. Une belle blonde, élancée, un peu sûre d'elle, c'est ça ? » C'était exactement cette personne dont il me parlait, mais je priais pour qu'elle n'ait pas fait des siennes parce que cette fois, elle me mettait réellement dans la m*rde. « Il me semble qu'elle suit vos cours depuis peu, ça ne se passe pas comme vous le souhaiteriez ? » Je marchais sur des oeufs, consciente que le caractère exécrable de la demoiselle pouvait constituer un sérieux problème. J'en avais moi-même fait les frais récemment, et même si cela s'était achevé en une sauvage (et inoubliable) partie de jambes en l'air, Cameron demeurait une belle tête à claques. Maligne, qui plus est, puisqu'elle était parvenue à me persuader que suivre le cours de ce professeur en particulier (Troy, en l'occurrence) lui était absolument indispensable. Les négociations avaient été houleuses, mais j'avais fini par céder. Avant de le regretter, je le craignais.

À partir du moment où le prénom de Cameron fut prononcé, je sentis que notre discussion prendrait une tournure défavorable. L'apparente (et récente) détente de mon employé s'envola au profit d'un ton beaucoup plus grave. Je m'enquis de savoir si ses cours, en la présence de Cameron, se déroulaient comme il le souhaitait. La réponse fut sans appel. « Pas vraiment. » À en juger par l'air catégorique qu'il employait, je supposais que seule sa politesse le poussait à nuancer ses propos. Une moue se dessina sur mon visage, laissant transparaître une certaine gêne. Qu'il s'agisse ou non de Cameron, apprendre qu'une cliente pose problème n'est jamais facile à gérer : il faut satisfaire à l'adage selon lequel le client est roi, tout en sauvegardant l'intérêt et la motivation de leurs professeurs. « Je n'ai plus envie de l'avoir comme élève. » Je n'avais plus le choix : je devrais donc faire face à ce problème critique que je redoutais tant. J'eus une nouvelle pensée pour mon père, qui aurait certainement pu me dire comment gérer la situation. Mais aujourd'hui, j'étais seule et je devais agir. Je m'apprêtai à lui demander la raison de ce caprice - parce que cette fois, je le ressentais réellement comme tel - mais il fut plus rapide que moi. « Elle a trouvé le moyen de s'inscrire sous un faux nom et je n'aime pas particulièrement ça. » Mince, ça c'est une nouveauté. J'écarquillai subitement les yeux, tendant sensiblement le cou comme pour entendre mieux les sottises que Troy me sifflait aux oreilles. Désemparée, j'attendais la suite avant de pouvoir me prononcer. Honnêtement, je ne comprenais pas ce revirement de situation. J'avais fait en sorte de mettre Troy en confiance, pour que nous puissions un peu apprendre à nous connaître - en toute amitié - en partageant une bière sur la plage, et voilà qu'il en profitait pour réclamer quelque chose. J'étais aussi déçue qu'atterrée devant un comportement si culotté. « Je ne sais pas si j'ai le droit de faire ça, de demander de refuser un cours, ou alors d'en échanger un avec un autre prof. Je pourrais prendre n'importe qui d'autre, mais pas elle. » « Bon, écoutez. Je n'aime pas vous donner de directives, vous dire quoi faire et avec qui, vous êtes assez grand pour ça et si mon père vous a fait confiance, c'est que vous le méritez. Mais voilà, ce n'est pas non plus à la carte. Vous ne pouvez pas me demander de trier mes clients sur le volet, sous prétexte que vous ne voulez pas donner de cours à telle ou telle personne. » Cette fois, je commençais sérieusement à m'agacer. « Par ailleurs, je trouve assez déplacé que vous remettiez en question mon travail. Je ne suis peut-être pas très expérimentée, mais je demande systématiquement à mes clients de me transmettre une pièce d'identité lors de leur inscription. J'aurais immédiatement remarqué si un nom avait été falsifié. » J'y allais peut-être un peu fort, et cela me désolait de devoir réagir comme ça, mais je ne pouvais pas rester sans rien dire. Il en allait aussi de ma crédibilité en tant qu'employeur. « Et je ne vois pas ce que cette fille aurait à y gagner ! » Changer de nom pour suivre un cours de surf, qu'est-ce que cela pouvait bien apporter ? Là, vraiment, je ne comprenais pas. Je secouai la tête et tentai calmement de reprendre mes esprits. Après tout, il n'y avait pas mort d'homme et nous nous étions peut-être emballés tous les deux. « Je connais un peu Cameron, et je sais qu'elle a ... un foutu caractère. » Je pesais chacun de mes mots. « Mais le client est roi, et elle a clairement exprimé le souhait de suivre votre cours. » J'évitai de lui dire que c'était sûrement pour ses abdos saillants, après que Cameron ait vu sa photo sur le site du centre nautique. « En lui demandant de suivre les cours d'un autre professeur, je prendrais le risque de la perdre. Et vous savez comme moi qu'après la haute saison et le départ des touristes, la clientèle est encore plus précieuse. » D'autant plus si cette clientèle était susceptible de revenir régulièrement suivre des cours, et donc rapporter de l'argent Business is business, malheureusement. « Je crains donc de ne pouvoir accéder à votre requête, à moins que vous n'ayez une raison suffisante... » Je lui laissai l'opportunité de me dire pourquoi il était prêt à tout pour se débarrasser de Cameron, avant de songer à lui venir en aide.

Pour la première fois de ma vie, j'osai mettre les choses au clair avec un de mes employés. Il y a encore quelques semaines, je n'en aurais jamais eu le courage, par crainte de détruire ce que mon père avait construit pendant toutes ces années. Aujourd'hui, forte de ce début d'expérience et gagnée par l'énergie que tout le monde a déployé pour maintenir le centre à flot, je me permis d'honorer sa mémoire en faisant preuve de maturité. Je comprenais tout à fait que Troy se sente en difficulté face à une cliente telle que Cameron, et il y a encore peu de temps, j'aurais tout fait pour lui venir en aide. Mais cette fois, j'avais dû agir comme un employeur le ferait face à un employé lambda. En deux temps, trois mouvements, j'avais pesé le pour et le contre de cette situation délicate, pour en venir à la conclusion selon laquelle aucun changement n'aurait lieu, sauf raison suffisante. Par ces termes, j'envisageais la possibilité que Troy ait réellement un grief contre Cameron. « Je pense que nous devrions nous tenir à une relation professionnelle. » Cette phrase me désola. À titre personnel, je ne doutais pas qu'entre eux, quelque chose avait dû se produire ; pour preuve, Troy était plutôt très discret et n'avait jamais rien demandé à personne, jusqu'à aujourd'hui. Il avait forcément quelque chose contre cette fille, plus encore qu'une difficulté à supporter son attitude irritante. Mais tout cela n'était que suppositions, et il était hors de question que je tente de m'immiscer dans sa vie privée. S'il voulait que j'agisse sur le plan professionnel, il devait se confesser mais je ne pouvais l'y contraindre. « Je ne voulais pas vous mettre mal-à-l'aise avec ma demande. Comme je viens de le dire, ce n'était qu'une demande, pas une obligation. Je vais prendre sur moi et faire avec cette... » Je restais suspendue à ses lèvres, curieuse d'entendre s'il allait me livrer un quelconque indice sur sa relation avec Cameron. « Cette cliente. » Mince, il était trop poli - ce qui était absolument louable - pour oser se lâcher devant moi. Gênée de ne pouvoir lui montrer davantage de soutien, je baissai la tête pour fixer ma bouteille de bière. « Je ferai mieux de me remettre au travail, je ne voudrais pas rentrer chez moi trop tard. » Je soupirais lentement, cherchant la meilleure solution pour me sortir du pétrin dans lequel je m'étais embourbée. Certes, j'étais persuadée d'avoir opté pour la meilleure solution, mais cela m'ennuyait de constater que Troy s'était complètement renfermé. « Je suis désolée. » avouai-je simplement comme une bouteille lancée à la mer. « J'aurais aimé vous aider, vraiment, mais ce ne serait pas juste. » Injuste pour Cameron, cette cliente au fort tempérament qui avait payé pour le suivre le cours de Troy et de personne d'autre. Ce serait comme dire à un enfant qu'on ne peut pas lui donner de bonbons alors qu'on tient une confiserie. On marcherait sur la tête, à moins que qu'il y ait une raison pour que cet enfant ne mange pas de bonbons. Des caries, du diabète, un surpoids ... quelque chose quoi. Pour Cameron, c'était la même chose. Sans raison suffisante, je ne pouvais pas la priver d'un service qu'elle avait payé. D'autant plus qu'un cours de surf ne dure qu'une à deux heures, ce qui n'est tout de même pas la fin du monde. Ah que c'est compliqué d'être le capitaine du navire. Je soupirais une nouvelle fois. « Très bien, je comprends. » Je comprenais surtout que Troy cherchait à couper court à la conversation pour s'enfuir une nouvelle fois. Mais pour le coup, je ne pouvais pas le blâmer. Je me contentai d'acquiescer pour ne pas le brusquer davantage. « Mais merci pour la bière. » « Ça m'a fait plaisir. » avouai-je en me dirigeant d'un pas lourd vers le centre, avant de faire volte face. « S'il vous plait, ne m'évitez pas. » Je fixai Troy, soucieuse de connaître sa réponse. Il ne me portait sûrement pas dans son coeur après que j'ai refusé d'accéder à sa demande, mais je priais pour que nos relations professionnelles - puisqu'il avait écarté toute relation amicale - n'en soient pas altérées.

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