une nuit dans la cité des anges - noomi

Le cinéma, Frank, ça a jamais vraiment été son truc. Il connaît ses classiques, sait ce qui est à savoir sur Kubrick, Leone ou encore Lars Von Trier - même si lui, il a surtout le don d'éveiller chez l'ancien militaire des pulsions suicidaires qu'il n'avait jamais soupçonnées avant de visionner l'un de ses films. Mais il ne lui viendrait pas à l'idée de faire un ciné-dimanche devant sa télé, et encore moins de se rendre dans un cinéma, un vrai de vrai, de son plein gré. Mais quand Sarah le supplia de l'y emmener, il ne se voyait pas lui refuser ça. Après tout, il ne pourrait pas l'empêcher elle d'aimer le cinéma, et l'idée qu'elle puisse commencer à prendre certains traits de caractère de son père dont elle n'avait pas déjà hérité répugnerait probablement Noomi au point qu'elle ne décide d'en finir une bonne fois pour toute, à coups de fusil de chasse.

Enfin, tout ça pour dire qu'il avait décidé de faire plaisir à sa fifille, même si ça avait impliqué de mettre ses compétences de survie à l'épreuve devant une rediffusion d'un Miyazaki. Poney sur la falaise, ou quelque chose du genre. Rien qui ne restera trop longtemps gravé dans sa mémoire, en tout cas. Mais Sarah avait apprécié, et c'était l'essentiel. La voir sourire, passer du temps avec elle - même si c'était plutôt facile vu qu'il en avait la garde - ça valait bien toutes les peines du monde. Ce à quoi Frank ne s'attendait pas, cependant, c'est le fait que le temps de traînasser un peu dans la salle dans l'espoir d'une scène post-crédits comme, il cite Sarah, "chez les Avengers", et de faire une pause pipi par la suite, le personnel s'était décidé à fermer les portes et à couper les lumières. Merde. Frank se demanda d'abord si ce n'était pas une mauvaise blague, comme celle qu'on avait pu lui faire la dernière fois qu'il avait fait un saut à la piscine. Il en fallait peu pour jouer avec ses nerfs. Ensuite, il alla frapper à l'entrée, haussa le ton dans le hall dans l'espoir de tomber sur un membre du personnel qui faisait quelques heures sup'. Mais rien. Alors, il prit la main de Sarah et tous les deux, ils décidèrent d'arpenter les couloirs à la recherche de quelqu'un. Après tout, c'était assez improbable que toutes les salles soient déjà impeccables.

C'est là que le destin, petit joueur qu'il était, vint le frapper de plein fouet. Sarah lâcha la main de Frank pour faire de grands gestes.

- Hé, maman ! On est là !
- Putain de mercredi.

Qu'il marmonna. Il soupira ensuite, comme si il subissait le plus grand malheur du monde, puis avança à la rencontre de Noomi en emboîtant le pas à sa fille.

- La petite famille qui se retrouve dans les coups tordus, ça commence à devenir une habitude. On cherchait quelqu'un pour nous ouvrir, ils ont tout verrouillé et je me vois mal jeter un truc à travers la porte pour sortir.

Il adressa un signe de main à Noomi pour la saluer. C'était suffisant, il n'y avait pas de raisons qu'ils commencent à se faire la bise. Ce serait plus bizarre qu'autre chose. Il glissa ses mains dans les poches de son jean, puis s'intéressa un instant aux affiches placardées sur les murs.

- Je vais appeler au poste, ils trouveront bien quelqu'un pour nous ouvrir.
- Sinon...

Il sentait venir l'idée douteuse.

- Quoi, ma puce ?
- Sinon on pourrait rester encore un peu. C'est plutôt cool.

Et voilà. Tout sa mère. La nuit allait être longue.

Noomi avait l’impression que ça faisait des lustres qu’elle n’avait plus mis les pieds dans un cinéma. Pas qu’elle n’aimait pas ça, elle trouvait que ça faisait toujours partie des bonnes sorties, le hic c’est qu’elle ne voyait pas l’intérêt d’y aller sans Sarah. Cela dit, avec son dysfonctionnement momentané, elle y était peut-être venue la semaine passée sans en avoir le souvenir. Ah, comme c’est gai. D’où sa surprise de se réveiller dans une salle. Enfin, il lui avait fallu un petit temps d’adaptation avant de s’apercevoir qu’il s’agissait bel et bien d’une salle de cinéma puisque les lumières étaient éteintes, ainsi que l’écran. Super. Un coup d’œil à droite puis à gauche lui apprit qu’elle était seule. Bon, c’était étrange mais pas impossible non plus. Puis pour être tout à fait honnête, il lui était arrivé de se réveiller dans des endroits bien plus glauques que ça sans souvenir de la veille. Elle devrait s’estimer chanceuse. Plus que la personne qui l’accompagnait ce soir, en tout cas parce qu’il était clair qu’elle n’était pas venue là seule. Probablement un rencard quelconque qui n’avait pas apprécié qu’elle ne se passionne pas pour le film qu’il l’avait emmenée voir. Oh, tant pis pour lui. Ou elle.

Bref, s’ils avaient éteint les lumières, il valait mieux qu’elle se presse avant qu’ils ne ferment aussi les portes et qu’elle se retrouve coincée là pour la nuit. Le genre d’expériences qu’elle ne préférait pas vivre seule. Comme pour à peu près tout, quand on prend le temps de se pencher sur la question. La blonde rassembla ses affaires et s’apprêtait à quitter la salle lorsqu’un doute s’empara d’elle : et si elle n’était pas venue en voiture ? Encore fallait-il savoir où elle se trouvait exactement. Il n’y a rien que ressemble plus à une salle de cinéma qu’une autre salle de cinéma. Au pire, elle passerait un coup de fil à son père appellerait un taxi. La première chose à faire était donc de vérifier que la batterie de son portable n’était pas morte. Ce qu’elle fit en poussant la porte de la salle, et laissa son geste en suspend en entendant une petite voix l’appeler. Ça alors, c’était Sarah ! Noomi ne chercha pas à comprendre le pourquoi du comment et se contenta de se diriger gaiement vers sa fille, les bras tendus. Sa fille qui n’était bien évidemment pas seule. La remarque de Frank lui passa au-dessus de la tête puisqu’il était évident que ce n’était pas de sa faute. Ni de la sienne. Il lui annonça ensuite que tout était verrouillé – de mieux en mieux, donc – mais qu’il connaissait peut-être un autre moyen que de balancer une poubelle dans l’une des portes vitrées du complexe pour les sortir de là : appeler au poste. Ah, c’était pas une si mauvaise idée que ça, ils devaient bien bosser avec des serruriers, non ? Il ne pouvait tout de même pas enfoncer toutes les portes qui osaient se dresser sur leur passage non plus, dans la police. La grecque commença à hocher dans la tête lorsque Sarah intervint. Elle trouvait ça cool de passer la nuit dans un cinéma. Ce qui ne surprenait personne au fond, elle-même aurait trouvé ça vraiment cool, en d’autres circonstances. En revanche, devoir passer une nuit entière en compagnie de Frank ne l’enchantait plus trop, bizarrement. Elle adressa donc un sourire à sa fille.

« C’est vrai que c’est cool mais on devrait quand même essayer d’appeler quelqu’un. »

Puis elle releva les yeux vers Frank.

« Tu crois qu’ils seraient pas trop occupés pour ça, ce soir ? »

Si ça se trouve, quelqu’un était en train de se faire trucider à Wellington pendant que des voitures de courses étaient volées au même moment où le fameux cambrioleur d’Island Bay frappait à nouveaux, allez savoir. Si jamais c’était le cas, alors ils pourraient envisager de rester ; ils ne mourraient pas de soif, ni de faim et puis ils pourraient essayer ces fameux sièges plus confortables pour lesquels il fallait payer un supplément habituellement. Sans oublier qu’ils pourraient regarder n’importe quel film. Sarah n’avait vraiment pas tort, c’était drôlement cool.

- C’est vrai que c’est cool mais on devrait quand même essayer d’appeler quelqu’un. Tu crois qu’ils seraient pas trop occupés pour ça, ce soir ?

Dans la tête de Frank, les mauvaises pensées qu’il pouvait occasionnellement avoir à l’égard de son ex-femme se mêlaient à un brin de confusion. Il n’avait pas capturé le véritable sens derrière la question de Noomi, et tout ce qu’il lui restait maintenant, c’était un drôle de dilemme pour déterminer si la grecque parlait en personne sensée ou si l’envie de commettre une effraction la titillait. Le grand brun ne pouvait pas se défiler maintenant, alors il tira son téléphone de la poche de sa veste à la recherche du numéro de téléphone d’un collègue qui pourrait faire passer le mot. Mais peut-être qu’il ne pouvait pas non plus réduire en miette les espoirs de sa petite Sarah, encore moins en présence de sa mère.  Alors c’était décidé, il verrouilla son téléphone et le glissa de nouveau dans la poche où il résidait bien au chaud, avant de jeter un regard complice à sa fille suivi d’un autre, plus investigateur, à son ex-femme. Il prit une grande inspiration, avant de faire part de sa décision.

- Ok, c’est super bizarre. Bon, j’imagine qu’il ne me reste plus qu’à aller préparer un peu de pop-corn.

Bien évidemment, hurlements de joies de la part de Sarah que Frank ne manque pas de rappeler à l’ordre en mimant le silence : ils ont beaux être seuls dans ce cinéma, si ils veulent visionner au moins un film alors mieux vaut éviter de se faire remarquer tout de suite. Il en profite même pour plaisanter du caractère explosif de la petite tête.

- Tu joueras au gorille quand on sera dans l’une des salles.

Avec de vrais airs de Flic de Beverly Hills, Frank enjamba le comptoir derrière lequel étaient vendus les snacks hors-de-prix. Il eut quelques instants d’hésitations sur la façon dont on pouvait bien démarrer la machine à pop-corn, et si elle s’alluma enfin, c’est surtout grâce à la chance qui était venue donner un coup de pouce au policier au moment où il appuyait sur un peu tous les boutons, dans l’espoir que ça finisse par fonctionner. Puis, il se redressa, vint s’accouder au comptoir avant de poser le menton dans le creux de sa main, comme un serveur qui guette après les clients.

- Allons mesdames, qu’est-ce que ce sera pour vous ?

Même si il avait d’abord été un peu hésitant, la situation l’amusait surtout beaucoup au fond. Bien sûr, c’était assez tordu de faire ce genre d’activités avec Noomi, mais sûrement pas plus qu’un mariage raté, un cambriolage pour un doudou ou alors un entretien avec le juge. Maintenant que ça lui traversait l’esprit, ils faisaient plus parodie low-cost qu’ex-conjoints rancuniers. Mais ça lui donnait aussi l’impression d’agir au mieux pour Sarah, alors bon, il relativisait comme il le pouvait en s’imaginant pire scénario, parce qu’en connaissant la grecque, le juge était le cadet de ses soucis.

Ah, ça serait tout de même le comble que Noomi soit surprise en constatant que Frank ne se donnait pas plus de mal que ça pour essayer de contacter quelqu’un ; fut un temps où ce genre de bêtises, ils les faisaient ensemble après tout. L’affaire était donc entendue, ils resteraient là jusqu’à ce qu’on vienne les y chercher pour le plus grand bonheur de Sarah. Qui ne se priva d’ailleurs pas de leur faire savoir à quel point elle était ravie. Logique parce que pour le coup, on pouvait carrément dire que la blondinette avait des parents plutôt cool. Ou un peu dingues, au choix. Dans tous les cas, il ne devait pas exister tant de parents que ça qui seraient okay de passer la nuit enfermés quelque part sans même faire l’effort d’en sortir parce que c’est « chouette ». Mais pour le coup, chouette, ça l’était et la grecque était assez contente, elle aussi ; ils allaient pouvoir faire quelques trucs sympas comme de se faire du popcorn ou encore un film gratuit. Installer une bobine, aujourd’hui, ce n’était plus comme avant, quand c’était un peu complexe et qu’il valait mieux avoir quelqu’un du métier sous la main. Quand bien même, Noomi aurait de toute façon pu s’en charger puisqu’elle avait fait partie du club d’audiovisuel au lycée. Pas étonnant qu’elle puisse dompter l’impressionnante console qui se trouvait à la radio et animer son émission toute seule comme une grande, donc.

Bref, son ex-mari demanda gentiment à Sarah de mettre une sourdine s’ils voulaient avoir le temps d’en profiter un peu et passa derrière le comptoir. Il leur sortit son plus beau sourire commercial une fois qu’il eût réussi à mettre en route la machine pop-corn et leur demanda ce qui leur ferait plaisir. C’était ce genre de petits détails qu’elle trouvait charmant chez lui et c’était curieux qu’elle s’en fasse la remarque à ce moment précis mais ce fut le cas. Soit, en jeune fille bien élevée qu’elle était – sans être trop stricte, Noomi était parvenue à instaurer pas mal de respect entre sa fille et elle, quand on vous dit que c’est une bonne mère -, la mini-blonde releva des yeux interrogateurs vers sa mère. Qui, pour toute réponse, d’un bond, sauta sur le compteur avant d’y hisser Sarah pour l’asseoir à côté d’elle.

« - On voudrait du pop-corn !
- S’il te plaît. »

S’il n’y avait pas de quoi être fière, sérieusement, même pas besoin de lui rappeler le mot magique. Passant de l’autre côté du comptoir à son tour, la blonde se dirigea vers les frigos qui, par chance, n’étaient pas sous clef eux non plus, à tous les coups, il n’y avait que le tiroir-caisse qui l’était et prit à boire pour elle, pour Sarah avant de demander à Frank :

« Je te prends quelque chose aussi ? »

Elle veillerait à laisser le compte sur le comptoir avant se rendre dans la salle. Ainsi, on ne pourrait pas les accuser de vol. D’ailleurs, ça serait la moindre des choses de leur offrir des trucs en compensation pour les avoir enfermés là et peut-être même qu’elle essayerait de s’arranger avec le gérant pour qu’il en soit ainsi.

« Alors, qu’est-ce qu’on va regarder ? T’as une idée de ce que tu voudrais voir ? »

La question s’adressait bien évidemment à sa fille. Et Noomi croisait très fort les doigts pour qu’il ne s’agisse pas de la Reine des Neiges, 1, 2 ou allez savoir combien ils en avaient fait de ces trucs mais elle avait entendu Libérée, Délivrée en boucle – et dans trois langues différentes, s’il vous plaît - pendant des semaines, si pas des mois et elle n’en pouvait plus.

« On peut regarder Doctor Sleep ? C’est la suite de Shining ! »

Ah… Bon, en vrai, Noomi n’avait jamais laissé regarder Shining à Sarah. Du moins pas encore. Six ans, c’était tout de même un peu jeune mais, puisque sa fille le lui avait réclamé à cor et à cris, elle lui en avait parlé et si ça ne semblait pas être une obsession comme Frozen avait pu l’être, ça l’intéressait quand même pas mal, apparemment.

« Non, n’exagère pas, on redrumera d’ici quelques années. En attendant, choisis un film tout public, okay ? »

La fillette haussa mollement les épaules, manifestement déçue. Et indécise quant au choix du film. Bon, ce n’était pas comme s’ils n’avaient pas du temps devant eux non plus.

Elles voulaient du pop-corn. Voilà qui n’avait rien d’une surprise, et la marque de politesse qu’offrit Sarah à ses deux parents non plus puisqu’elle n’avait pas été élevée par une sauvage. Frank souligna ce petit moment de satisfaction dans le fait d’élever un enfant, même si il était bien conscient que ce n’est pas par sa grâce que Sarah avait appris à être polie, et se décida donc à rajouter un léger supplément sur le dessus du paquet qu’il était en train de servir. L’espace d’un instant, il prenait son métier fictif de serveur très à cœur, au point de faire mine de râler lorsque ses deux complices se hissèrent sur son comptoir tout propre. Il prit une poignée de pop-corn encore chaud qu’il jetait et rattrapait entre ses dents en adressant des clins d’œil à Sarah, bien sûr amusée par la scène. Pendant ce temps, son ex-femme pillait l’un des frigos – la deuxième victime de cette grande nuit du crime. Leur relation continuant d’être le jour et la nuit après des années éloignés l’un de l’autre, il ne sourcilla pas lorsqu’elle se proposa pour prendre quelque chose pour lui aussi, accepta au contraire d’un hochement de tête, alors qu’il mâchait son pop-corn.

- Pas franchement sûr qu’ils aient de super bières, mais… ouais, allons-y pour une bière. Ça fera une bonne arme si jamais on doit affronter…

Il pivota comme un robot vers Sarah avant de lever les bras et de hurler.

- COMTE DRACULA !
- Fraaank, t’es vraiment trop nul !

Il n’était pas vraiment calé en terme de culture vampirique, et sa prestation était peut-être plus tordante qu’effrayante, mais c’est l’atmosphère que lui inspirait cette drôle de soirée. Maintenant qu’ils étaient tous ici de manière consentie, autant faire en sorte que ça reste un bon souvenir pour tout le monde. Enfin, Noomi demanda à la petite ce qu’elle souhaitait regarder, alors Frank en profita pour couper la machine à pop-corn et s’assurer qu’il n’avait pas laissé traîner quelque chose qui aurait pu leur causer du tort quand quelqu’un remarquerait qu’ils sont bloqués là. Sarah, tenant plus de sa mère que de son père en terme de caractère, ne se démonta pas et proposa d’aller regarder Doctor Sleep. Tout ça fit doucement rire Frank, qui en profita même pour ajouter que :

- Ça aura pas traîné.

Pas de pique subtile envers Noomi, simple constatation. Il salua néanmoins le bon goût dont faisait déjà preuve Sarah, tout comme il grimaça lorsque Noomi lui proposa de se rabattre sur un film tout public. Lui n’avait pas subi l’époque Reine des Neiges, mais il s’attendait au pire pour la deuxième vague qui, de ce qu’il avait compris quand sa petite en avait parlé, n’était plus pour dans très longtemps. Pour l’instant, elle n’avait pas l’air décidée. Frank passa de nouveau par-dessus le comptoir avant de hisser Sarah sur son dos. De là, il la mena jusqu’à ce coin qu’on trouve toujours dans les cinémas où on peut voir tous les films à l’affiche.

- Il y a bien quelque chose de moins… sanglant, qui doit intéresser les filles de ton âge, non ? Et puis au pire, ta mère sait changer une bob-…

Il haussa la voix pour interroger la grecque.

- Hein, Noomi ? Tu sais toujours changer une bobine ?

Ce n’est que lorsqu’il eut confirmation qu’il reprit.

- Tu vois ? On trouvera bien le film idéal quelque part. Tiens, pourquoi on partirait justement pas à la recherche de la bobine, celle sur laquelle il y aura le film parfait ?

Parce qu’entre tout ce qui était à l'affiche et les fêtes d’Halloween qui approchaient, autant dire que le mois d’Octobre n’était franchement pas l’idéal pour une sortie ciné en famille.

A la façon dont Sarah parlait de Frank quand elle revenait le week-end, Noomi savait qu’il ne s’en sortait pas si mal dans son rôle de père. Pourquoi pas ? Il devait apprendre sur le tas mais elle aussi. Et encore, elle avait eu de l’aide, de son côté. Certes, c’était plus compliqué aussi de s’occuper d’un bébé que d’une fillette mais il n’empêche qu’il se débrouillait bien. Elle le savait tout au fond d’elle mais elle aimait à se persuader du contraire. Comme si les choses pouvaient redevenir comme avant. Alors qu’elle savait également que, maintenant qu’il était entré dans la vie de sa fille, plus rien ne serait comme avant, au fond. Les voyant ensemble, elle ne pouvait cependant plus fermer les yeux. Si ça la rendait toujours un peu triste, ça lui faisait aussi paradoxalement plaisir. Rien ne valait le sourire de Sarah. Et c’est aussi pour cette raison qu’ils s’amusaient à jouer à la famille unie de temps à autres. Comme maintenant. Ça faisait toujours un drôle d’effet, comme une vision fugace de ce qu’ils auraient pu avoir si les choses avaient été différentes dès le départ. C’est la remarque de son ex-mari qui la sortit de ses pensées. Ah ça, les chiens ne font pas des chats, c’était évident que la mini-blonde hériterait d’une partie de ses goûts en matière de cinéma et de musique. Temporairement en tout cas puisqu’il arriverait un moment où Sarah trouverait tout ça vraiment ringard et ne voudrait même pas en entendre parler mais elle avait encore un peu de temps devant elle avant que ça n’arrive et elle avait bien l’intention d’en profiter au maximum. Pour tout réponse, Noomi haussa les épaules avec un petit sourire satisfait. Puis elle posa les boissons sur le comptoir et prit une poignée de pop-corn tandis que Frank aidait Sarah à se décider pour le film en l’emmenant voir les différentes affiches. C’est donc la bouche à moitié pleine – si parler la bouche pleine était impoli, faire attendre quelqu’un qui lui avait posé une question trop longtemps l’était tout autant, selon elle – qu’elle répondit :

« - Bien sûr !
- Bien sûr, maman elle sait faire plein de choses, tu sais. »

Voilà qui la fit franchement rire. Disons qu’elle n’était sans doute pas la mère parfaite ; celle qu’on voit dans les séries télé, qui conduit un break familial, passe son temps à faire la cuisine, la lessive et le taxi pour toute la famille mais elle avait d’autres talents qui convenaient apparemment bien à Sarah alors c’était tout ce qui comptait. Frank émit alors l’idée de partir à la recherche de la bobine du film parfait comme s’il s’agissait d’un jeu alors évidemment que la fillette était partante. Ils se mirent donc en route vers la salle de projection et la blonde suivit le mouvement en emportant pop-corn et boissons. Avec un peu de chance, ils avaient gardé les bobines des Disney sortis dernièrement que Sarah n’avait pas encore vus. C’est-à-dire pas Toy Story malheureusement. Noomi n’aurait été contre l’idée de le revoir, celui-là. Tant pis, elle déposa le tout sur une table à l’entrée de la salle et se mit à chercher de son côté elle aussi. Évidemment, elle trouva surtout des films d’horreur étant donné qu’Halloween approchait à grands pas mais pas que. Jusqu’à ce qu’elle tombe sur quelques films pas encore à l’affiche. Dont La Reine des Neiges 2. Et Maléfique.

« Venez voir ce qu’il y a par ici. »

Non, elle ne dirait pas le titre à voix haute, si ça se trouve, Sarah allait carrément passer à côté et se focaliser sur Maléfique. Noomi savait qu’elle se faisait des illusions à ce sujet mais elle pouvait quand même rêver.

Ah, ça, bien sûr qu’il le savait. Noomi était capable, dans tout un tas de domaines, et le policier avait compté assez d’années auprès d’elle pour l’affirmer. Plus que Sarah, et plus qu’il en avait passé aux côtés de Sarah aussi, malheureusement. Il n’allait pas faire de mauvaise réflexion à ce sujet, même si ce n’est pas l’envie et l’appel envoûtant de ses vieux travers qui manquait, parce que la grecque faisait de gros efforts en acceptant de partager cette drôle de soirée avec le père de sa fille, et il n’y avait pas de raisons pour que Frank n’en fasse pas de même. Il n’allait pas arrêter de mener la vie dure à son ex-femme, parce que tout ça se déroulait quand même sur fond de procédures judiciaires, mais il était d’avis qu’il valait mieux laisser tout ça de côté pour ce soir, faire comme si tout allait bien pour… le bon développement de Sarah, disons – parce qu’au fond, pas sûr que ce soit la bonne solution. Frank hocha la tête en observant minutieusement les affiches, et exprima la satisfaction d’une réponse positive par un bref sourire en coin. Suite à quoi, il marmonna à Sarah :

- Oh, je sais. C’est une débrouillarde.

Suite à quoi, il inspira à Sarah l’idée de partir à la recherche du film dit ultime, celui qui lui mettrait des étoiles dans les yeux – même si c’est pour la quinzième fois – et qui la comblerait pour la soirée. Ils entraînèrent alors Noomi – projectionniste élue par le peuple - jusqu’à la salle de projection, dans l’espoir d’y trouver quelques bobines. Frank n’était pas encore très au fait des goûts de Sarah, la savait simplement addict à la Reine des Neiges. Alors, en silence, il pria pour qu’elle ne choisisse pas un autre de ces Miyazaki. C’est beau, d’accord, mais pour Frank, c’est aussi très barbant. Noomi attira l’attention des deux autres, puisqu’elle venait de mettre la main sur quelques trouvailles. La Reine des Neiges 2. Maléfique. Putain de bordel. Frank croisa les bras, en silence, inquiet de la réaction de sa fille lorsqu’elle aura déchiffrée le titre flanqué sur les bobines. Il  adressa quelques regards à la grecque, avec l’un de ces airs de « Bravo l’artiste ». Dans ce genre de situations, les miracles n’existent pas et c’est pourquoi il ne fallut que quelques instants pour que le cri strident d’une enfant ne rappelle à Frank qu’il n’est pas si sourd que ça.

- Je crois qu’elle a trouvé.
- C’est la Reine des Neiges !
- Hé, mollo l’asticot, si ça se trouve c’est pas la bonne bobine dedans et on va regarder un snuff movie.
- Frank, c’est quoi un snuff movie ?
- Maman t’expliqueras, un jour. Trouve-nous les meilleures places, zombie girl.

Frank, dans toute sa splendeur. Il attrapa le pop-corn et les boissons avant de les déposer près de Sarah. Puis, il releva la tête entre les rangs à la manière d’un suricate avant d’élever la voix.

- Noomi, un coup de main pour la bobine ?

Avec un peu de chance, ils arriveraient à accorder leur violon pour la deuxième fois ce soir en échangeant volontairement la bobine. Hannibal Lecter, c'est très éducatif.

Noomi aurait sans doute mieux de passer à côté des bobines en faisant mine de n’avoir rien vu, c’est définitivement ce qu’elle aurait fait avant mais c’est ça aussi, être parent : faire passer le bonheur de votre progéniture avant le vôtre. Et la grecque savait que rien ne ferait plus plaisir à sa fille que de regarder ce film et pas un autre. Pourtant, elle essaya tout de même de mettre Maléfique en avant parce que c’était probablement mieux d’avoir à regarder une des méchantes les plus badass de Disney le devenir un peu moins, pour le coup, que l’autre option mais c’est évidemment à peine si Sarah y prêta attention. Bien sûr que non, elle n’avait d’yeux que pour la bobine portant le titre de son Disney favoris. Enfin, de la suite. La blondinette ne put d’ailleurs contenir son excitation plus longtemps et pour une fois, Noomi était un brin soulagée que ça ne soit pas elle qui la récupère ce soir parce qu’il en faudrait du courage et de la patience pour l’endormir. Elle capta bien le regard que son ex-mari lui adressa mais ne s’en froissa même pas. Frank tâcha de tempérer tout ça par des moyens quelque peu limite que la grecque se contenta de désapprouver d’un froncement de sourcils. Un peu plus accentué lorsqu’il eut la bonne idée de dire qu’elle lui expliquerait tout ça quand le moment serait venu. Noomi avait peut-être la réputation de pouvoir parler de tout et n’importe quoi mais elle redoutait ne serait-ce que le moment où elle devrait expliquer à sa fille comment on fait les bébés alors lui expliquer ce qu’était un snuff movie, quelle bonne blague, ça ne serait pas demain la veille en tout cas.

Bref, Sarah aurait probablement oublié d’ici-là. Et elle aussi par ailleurs. Ç’avait tout de même ses bons côtés ses trous de mémoire par moment, comme par exemple de ne pas se rappeler de ce qu’elle avait vu la veille, ce qui fait qu’elle ne se souviendrait même pas de La Reine des Neiges 2 demain aussi bon ou mauvais soit ce film. Frank poussa alors Sarah dans la salle pour qu’elle leur choisisse des places, elle entendait même sa fille lui expliquer qu’elle choisirait les nouveaux fauteuils où y a plein de place et où maman refusait de savoir parce qu’elle trouvait que payer quelques dollars de plus juste pour ça, c’était de l’arnaque tandis qu’elle déboîtait le film. C’est fou, ça, pas moyen de garder un secret avec les enfants. Quand tout à coup, son ex-mari lui proposa un coup de main. Allons bon, c’était si rare de sa part que la blonde eut du mal à en croire ses oreilles. De plus, ça ne lui ressemblait plus tellement de proposer de s’isoler quelque part avec elle ; il valait effectivement mieux pour l’un comme pour l’autre qu’il y ait des tas de témoins oculaires alentours quand ils se retrouvaient tous les deux. Elle aurait pu répondre qu’elle n’avait pas plus besoin de lui maintenant qu’avant mais elle perçut la détresse dans sa voix, aussi répondit-elle :

« Si tu veux, Frank. »

Sans toutefois attendre qu’il débarque pour s’affairer. Elle releva les yeux sur lui quand ce fut le cas et afficha un authentique sourire amusé.

« T’as pas l’air emballé à l’idée de passer un moment en compagnie des sœurs congelées de Disney, j’me trompe ? »

Ça pouvait se comprendre, d’autant qu’il venait déjà de passer plus d’une heure à regarder un autre dessin animé, ça elle s’en souvenait, quant à dire lequel… peut-être une histoire de cheval sur une colline.

Il est vrai, la politesse de Frank relevait avant tout de l’égoïsme ; il n’y était pas habitué, et subissait par conséquent les pics d’hystérie de Sarah à tel point qu’il lui arrivait parfois de se demander si il avait était comme ça à son âge, lui aussi. Probablement pas, ou alors des claques se seraient perdues en chemin car même si ça n’a marché qu’un temps, la mère McKenzie mettait toujours un point d’honneur à ce que son fils unique ne lui fasse pas honte. Enfin, toujours est-il qu’en attendant le début de la « séance », il espérait pouvoir échapper à tout ça, profiter de quelques instants de répits avant la longue lutte qui se profilait. Noomi ne s’y opposa pas, mais ne s’en réjouit pas non plus ; pas de surprise jusque là, alors Frank se permit de la rejoindre dans cette petite salle qui n’était pas sans lui rappeler des souvenirs qui paraissaient maintenant si lointains. La grecque se permet une plaisanterie, qui déconcerte le policier. Comme début de réponse, à la recherche de ses mots, il hausse les épaules avant d’enfin ajouter

- Que veux-tu, j’ai pas encore pris le coup de main. Qui sait, peut-être que ça ira quand ils auront sorti le quatrième épisode ? Elle en parle tout le temps de ses reines des neiges, et... bon, tu t'en doutes, c’est pas vraiment mon univers.

Voilà bien l’une des facettes de la paternité à laquelle il n’était pas préparé à faire face, à laquelle il n’avait même pas songé, quand il reçut un beau jour ce message de Livia. Maintenant, à chaque fois que sa petite était à la maison, il essayait de prendre un peu de temps avec Sarah pour déchiffrer tous ces charabias, essayer de distinguer tous ces Olaf, Flynn et autres Vaiana dont il entendait parler mais dont il ignorait même l’apparence physique. Il s’attendait à une remarque de la part de son ex-femme qui, elle, pratiquait le déchiffrage de l’imagination infantile depuis un bon moment maintenant, et seule qui plus est, et c’est pourquoi il se dirigea vers une pile de bobines pour faire mine de regarder quelles pépites il pouvait trouver dans le lot – et peut-être pleurer intérieurement, à l’idée de devoir les troquer contre la Reine des Neiges 2.

- Enfin, je suis content de l’emmener au cinéma. Elle m’avait dit, une fois, qu’elle aime quand tu l’y emmènes. Alors, j’ai sauté sur l’occasion. Qu’est-ce que t’étais venue voir ?

Demanda-t-il en grimaçant à la vue d’une copie d’Expendables. Noomi et lui s’entendaient à peu près en terme de cinéma, alors il aurait quand même été assez intéressant de savoir si elle aussi était venue se faire du mal ou si elle avait pu regarder un truc digne de ce nom. Une nouvelle fois, il vérifia également sur son téléphone que la cavalerie n’était pas sur le point de venir les cueillir. Il serait vraiment dans de beaux draps avec ça sur le dos, en plus de sa mise à pied.

Noomi aurait pu en dire des choses, elle aurait même peut-être dû. A commencer par le fait que s’il n’avait pas encore le coup de main pour tout ça, c’était d’abord et avant tout parce qu’il ne l’avait pas voulu. Mais le fait est qu’il lui avait avoué avoir regretté sa décision. C’est d’ailleurs étrange qu’elle se souvienne de ça. Qu’il s’agisse officiel d’un signe précurseur annonçant un début de guérison ou que ça soit uniquement parce que ça concernait Sarah – parce que bien sûr, la blonde ne serait pas assez stupide de croire que Frank avait un jour regretté de l’avoir laissée elle, seulement de ne pas avoir fait partie de la vie de sa fille dès le départ -, elle l’ignorait mais c’était plutôt encourageant. Quoi qu’il en soit, ça résonnait dans sa mémoire et elle n’avait étrangement pas envie d’en remettre une couche. C’était même l’inverse, à vrai dire. C’est qu’elle a bon cœur. Par mimétisme, elle haussa à son tour les épaules.

« C’est qu’une question d’habitude. Ça viendra avec le temps. »

Puisqu’il fallait s’y résoudre… autant s’y faire dès maintenant. Bien que ça soit difficile, évidemment. Tout ça pour dire qu’à force d’entendre la blondinette en parler, il finirait bien par apprendre qui étaient Maui, Nick et Judy. Elle était passée par-là aussi parce que les Disney, oui, okay, comme tout le monde mais quand même pas les princesses Disney, ça non. Et en parlant de princesses, ils s’apprêtaient donc à regarder deux des plus nunuches. Elle finit de placer le film que son ex-mari faisait la conversation. Que Sarah aime que sa mère l’emmène au cinéma était l’évidence même ; sans être trop rare non plus, ce n’était pourtant pas quelque chose d’habituel, alors elle mettait un point d’honneur à en faire une sortie un peu excitante, quelque chose dont la petite ne se lasserait que le plus tard possible. Certainement au moment où elle se lasserait de tout, comme tous les ados. Ah vraiment, elle qui n’avait peur de rien, ça lui fichait une trouille d’enfer. Pour tout réponse, la grecque hochait donc la tête. En un sens, c’était assez flatteur que son ex-mari prenne exemple sur elle, elle aimait bien le concept mais elle n’irait jamais jusqu’à le formuler à voix haute devant lui, de peur de quelque peu froisser son égo. Loin d’elle l’idée de vouloir jouer les psys en prétextant que, s’il est un parfait connard la majeure partie du temps c’est parce qu’au fond de lui, Frank est un être sensible qui blesse parfois les autres à cause d’un savant mécanisme d’auto-défense… Nooon, c’est tout un tas de conneries, ça. C’est juste que Frank est un mec, et lorsque vous n’en êtes pas, une des premières choses qu’on vous apprend, c’est comment vous comporter en leur présence ; pas forcément vos proches mais la société tout entière. Et ne pas froisser leur égo de mâle viril, fait partie de ces nombreuses leçons. En voilà un sujet passionnant dont on pourrait parler durant des heures. Enfin, entre femmes ou alors en monologue intérieur uniquement mais elle n’en eut pas l’occasion puisqu’il la sortit de ses pensées en lui demandant ce qu’elle était venue voir.

Noomi fit un réel effort pour s’en souvenir mais c’était comme d’habitude depuis l’accident : plus elle essayait, plus elle avait la sensation que ledit souvenir, s’amusait à lui filer entre les doigts. Un sentiment extrêmement frustrant, si vous voulez tout savoir.

« Pas la moindre idée. Ça devait pas être très enthousiasmant… j’ai fini par m’endormir, c’est pour ça que je suis là. » admit-elle en faisant la moue pour accentuer ses propos.

Qu’elle l’aime, qu’elle le déteste, peu importait, la blonde ne s’endormait jamais devant un film à moins d’être vraiment exténuée ou alors malade comme un chien. Sinon, c’était quelque chose qui ne se faisait pas. Bref, pas que ce ne soit pas plaisant de faire la causette avec son ex-mari – mais vraiment étranges et comme hors du temps -, mais elle en avait fini avec le film. Elle passa donc à côté de lui et lui mit un léger coup de coude, bien plus awkward qu’ils ne l’étaient à l’époque et lui souffla :

« Allez serre les dents, ça va bien se passer. C’est quand même un peu moins désagréable qu’un rendez-vous chez le dentiste. »

Rassurant, n’est-ce pas ? Puis elle le précéda dans la salle et alla s’installer sur l’un des sièges « cozy » que sa fille avait choisi, ouvrant les bras pour qu’elle puisse venir s’y blottir comme toujours.

Quand il avait entendu parler pour la première fois de ces troubles de la mémoire temporaires, peu de temps après l’accident de Noomi, Frank ne pouvait réagir autrement que par un grand élan de scepticisme. Il ne connaît pas grand-chose aux affres du cerveau, en particulier de la mémoire, et suite aux explications des médecins, il était bien plus confus en sortant du bureau qu’il ne l’était déjà en y entrant. Est-ce que c’était définitif ? Quel impact est-ce que ça allait avoir sur sa vie de tout les jours ? Mieux, était-elle encore capable de s’occuper de sa fille ? Tout était allé très vite, et Frank n’avait pas vraiment pris le temps d’y réfléchir lorsqu’il lui arracha la garde de l’enfant, d’une enfant qu’elle avait élevée sans demander l’aide de qui que ce soit et qui allait maintenant continuer de grandir chez un père qu’elle ne connaît pas et qui n’avait jamais voulu la connaître non plus. Maintenant que Noomi était là pour lui expliquer toutes les subtilités de ses séquelles et du fardeau que ça impliquait au quotidien, tout paraissait plus clair pour Frank, et notamment à quel point il avait agit de manière déraisonnable. Il hocha la tête avec un air grave.

- Peut-être que ça te reviendra pendant la séance. Et au pire des cas, ton film est sûrement là, parmi toutes ces bobines.

Le fait que, selon la grecque, ce film soit potentiellement peu enthousiasmant avait bien atteint ses oreilles, mais il avait la conviction que c’était surtout une espèce de cérémonie pour ne pas avoir dire que, bon ou mauvais, elle ne se souvenait plus du film. Il préféra positiver avec légèreté plutôt que de s’excuser de poser des questions aussi idiotes, parce que depuis le temps, il avait bien compris qu’elle ne pouvait pas faire grand-chose pour changer sa situation. C’est la fin des préparatifs qui indiqua qu’il était temps d’en rester là, et Noomi pivota vers la sortie en offrant, au passage, et conseil et coup de coude à Frank. C’était assez surprenant sur le coup, il n’est plus habitué à ce qu’il y ai du contact entre eux puisqu’ils ne se font même pas la bise, alors en sentant l’os du coude de la blonde toucher son bras, il était réellement persuadé qu’elle était sur le point de l’agresser pour tous ces sales coups. Il pouffa néanmoins à la remarque sur le dentiste. Elle n’avait pas tort.

Il rejoignit la salle à son tour, s’installa du côté de Sarah qui le séparerait de son ex-femme pour ne pas rendre les choses plus louches qu’elles ne le sont déjà et, contre toute attente, décapsula sa bière  à l’aide du briquet qui traînait dans sa poche.

- L’avantage, avec les séances de nuit, c’est qu’on échappe aux pubs.

Puis, il se débarrassa de sa veste et s’installa confortablement dans le fond de son fauteuil, afin de « profiter » du film. Les premières minutes défilent, Frank tente de comprendre un peu ce qui est en train de se dérouler sous ses yeux avec les faibles connaissances acquises ces dernières semaines. Puis, l’écran s’éteint et la salle se retrouve plongée dans le noir. Dans le noir, et dans le silence.

- Merd… credi. Le courant se couperait automatiquement ? Je vais aller jeter un œil, vous n’avez qu’à attendre là. D’accord ? Tu vas l'avoir ton film, Sarah. C'est promis.

Il tira son téléphone de sa poche et, non sans mal, parvint à trouver l’icône qui active la torche. Puis, il glissa son téléphone dans la poche de sa chemise afin de créer une espèce de kit mains-libres. Pratique. Le voilà maintenant en aventurier des temps modernes, prêt à braver les couloirs sombres d’un petit cinéma de Nouvelle-Zélande pour rétablir le courant.

Pour une fois, Frank n’avait pas l’air de se moquer ou de ne tout simplement pas prendre en compte l’ampleur des dégâts que son accident avait pu causer. Par expérience, Noomi savait que ça ne lui reviendra pas pendant la séance ; si elle n’insistait pas pour que l’information passe directement dans sa mémoire à plus long terme, alors c’était fichu, l’info ne reviendrait plus. Mais elle avait eu le temps – et surtout pas d’autre choix que – de s’y faire. Mais là où il n’avait pas tort, c’est que son film était probablement là quelque part. Cela dit, pas sûre d’avoir envie de le retrouver puisqu’elle avait fini par s’endormir avant la fin. Le détail sur lequel elle avait envie de s’attarder, en revanche, c’était que son ex-mari essayait de la rassurer. Un peu et sans trop avoir l’air d’y toucher non plus mais c’était ça. Or, il n’avait aucune raison de l’encourager. Il devait bien se douter que, le jour où sa mémoire serait à nouveau opérationnelle, Sarah lui reviendrait. Pas exclusivement comme autrefois, elle ne se faisait pas d’illusions à ce sujet mais les rôles seraient inversés. A moins qu’il fasse jouer son statut. Bien qu’un policier rétrogradé devait quand même moins peser dans la balance, non ? Pourtant, cette attention n’était pas dénuée d’intérêt et, une fois la surprise passée, elle lui alla même droit au cœur. Tant et si bien que la blonde resta bêtement à hocher la tête pour toute réponse. Lui aussi avait quand même drôlement mûri avec le temps. Peut-être était-ce dû à sa mémoire mais ça la frappait régulièrement.

Bref, juste comme ça, il fut temps de retrouver Sarah qui attendait sagement le film. La réflexion de Frank amusa tout le monde ; les pubs étaient plus pénibles qu’autre chose pour les gens qui arrivaient à l’heure. Ce qui n’était pas forcément le cas de la grecque soit dit en passant. Encore moins depuis Sarah. C’est que sa fille aimait bien prendre son temps. Surtout le matin, avant de partir pour l’école. D’un côté, elle tenait donc sa fille serrée contre elle et de l’autre, Noomi piochait allégrement dans le pop-corn. Etant donné qu’elle était très au fait des palpitantes aventures des sœurs congelées, elle n’eut aucun mal à suivre la suite. Pas même avec la blondinette qui lui commentait chaque scène à l’oreille. C’était une situation étrange, oui, mais pas si dérangeante que ça non plus. Du moins jusqu’à ce que tout s’éteigne. Façon panne de courant. Décidément, si c’était bel et bien ça, alors les pannes les poursuivaient : d’abord l’essence, maintenant le courant. A croire que l’univers entier voulait non seulement les réunir coûte que coûte mais aussi les faire chier. Et oui, Noomi préférait penser qu’il ne s’agissait que d’une coupure de courant et que la police n’était pas en train de les attendre en dehors du bâtiment avec fourgons blindés et tout le bazar juste parce qu’ils s’étaient aperçus – on ne sait pas comment – d’une activité anormale en provenance du cinéma.

Dans tous les cas, elle fut bien contente que Frank se propose d’aller voir tandis que sa poupée ronchonnait dans son coin.

« - Mais zut, c’était le meilleur moment !
- C’est trois fois rien. T’as entendu Frank ? Il a dit qu’il allait arranger tout ça. »

Sous-entendu qu’elle n’avait pas l’intention de le suivre. Il s’en sortirait très bien sans qu’elle lui colle aux basques. Pendant ce temps-là, Noomi essaya donc de consoler Sarah en la laissant regarder des vidéos sur son téléphone portable. Jusqu’à ce qu’elle trouve le temps long. Alors qu’une ou deux minutes s’étaient écoulées tout au plus.

« On n’irait pas aider Frank ? On ira plus vite à trois. »

Hum hum, la grecque allait opposer un refus avec comme argument que si c’était bien un pépin lié au courant, elles ne pourraient sans doute rien faire. Noomi savait un peu trifouiller une installation électrique mais c’était clairement un coup à se prendre un coup de jus à ce stade donc non merci mais sa fille lui lança son regard de bébé labrador qui ne demande rien d’autre qu’un peu de ce qui se trouve dans votre assiette, alors forcément…

« Bon okay, on va voir comment il s’en sort mais c’est tout. »

Et inutile de s’encombrer de toutes leurs affaires. Imitant son ex-mari, elle s’empara de son téléphone histoire d’y voir un peu plus clair et partit sur ses traces, la main de Sarah dans la sienne afin d’éviter tout bobo. Ce qu'il ne fallait pas faire des fois...

Vraiment, ce qu’on ne ferait pas parfois pour avoir la « chance » de suivre les aventures d’Elsa. Frank n’avait pas manqué les étoiles qui brillaient dans les yeux de sa petite fille alors que les images défilaient devant la drôle de famille. Il trouvait ça beau. Au fil des jours passés en sa compagnie, le policier se surprenait à développer une sorte de fibre paternelle coupable d’un type qui n’avait autrefois jamais voulu d’un gosse au point de finir de briser un mariage déjà fissuré avant d’en jeter tous les morceaux au feu. Il n’avait pas encore pris le temps d’en parler avec Sarah, se répétait que peut-être valait-il mieux demander son avis à Noomi avant, même s’il recevrait probablement tout un tas de noms d’oiseaux comme seule réponse. Il était loin de le mériter, mais au fond de lui, il avait espoir qu’elle finisse un jour par l’appeler papa. Ou au moins quelque chose de plus affectueux que simplement Frank. Ah ça, il avait envie de les brûler les étapes, mais il était toujours rappelé à l’ordre en apprenant quelque chose de nouveau au sujet de sa petite Sarah : il l’a reniée toute son enfance, il ne représente pas grand-chose pour elle et ne sait rien de sa petite vie.

Il avançait d’un pas hésitant à travers le cinéma, équipé de la torche de son téléphone. Difficile de savoir s’il s’agit d’une mauvaise blague de la part du disjoncteur ou d’un raid des forces de l’ordre, alors autant y aller mollo. Et puis, mine de rien, si c’est la première supposition qui s’avère être la bonne, il n’a certainement pas envie d’aller jouer les électriciens. S’il est plutôt bon bricoleur et toujours prêt à apprendre un truc où deux pour parfaire son œuvre, c’est un vrai manche en électricité. Les histoires de phases, de dominos, ça ne lui parle vraiment pas et il n’a certainement pas envie de mourir d’une décharge foudroyante ici, dans ce cinéma d’Island Bay, pendant une projection de la Reine des Neiges. Merde quoi, à croire que tous les maux du monde allaient lui tomber dessus.

Une fois devant ce qu’il suppose être le boîtier électrique, il cale son téléphone entre ses dents, se dit que ce serait plus pratique une petite lampe, avant de plonger dans les entrailles de la bête. D’abord les bobines rangées dans tous les sens, maintenant les câbles qui jaillissent du boîtier et le manque d’indications. Si ça ne tenait qu’à Frank, il brûlerait probablement ce foutu cinéma. Il passe de longues minutes à tenter des branchements, faire tomber des vis et pester dans l’espoir qu’un genre de fantôme des tableaux électriques ne vienne lui apporter son aide. Au final, ce sont deux fantômes qui se pointent et qui, à cause de la lampe-torche, manquent de lui faire lever les mains comme s’il venait de devenir suspect d’une entrée par effraction. De surprise, Frank entrouvre la bouche, faisant ainsi tomber le téléphone. « Bon sang, les filles. Vous m’avez fait peur, j’ai cru que c’était un gardien. » Son tournevis lui glisse des doigts, comme un aveux de faiblesse. « Je suis en nage, là. L’électrique c’est pas mon dada, je suis à deux doigts d’arracher le panneau. Fais jamais les mêmes erreurs que moi, Sarah. Va en cours de sciences. » Entre autres fautes irréparables commises par le grand Delgado. Il s’assied un instant, cherche des solutions avec le peu de réseau que parvient à capter son téléphone avant de se remettre à la tâche, sans cette fois prendre la peine de demander son aide à Noomi. Probablement la fierté du mâle alpha persuadé que l’électricité, c’est un truc d’hommes et uniquement d’hommes. « Je sais pas exactement combien de temps ça va prendre, mais j’ai lu un truc qui a l’air pas trop mal sur Goggle. Retournez dans la salle si ça vous dit, il fait un peu frais là. Sinon, expliquez-moi un peu le premier film, que je sois un peu moins largué après l’entracte. »  

Pour être tout à fait honnête, Noomi serait bien restée dans la salle, elle. Assise bien confortablement sur ces sièges qui valent la peau des fesses en temps normal. Mais Sarah n’était pas de cet avis quant à elle. Et c’est bien connu, ce que Sarah veut, elle a. Surtout ces derniers temps. Ce n’était d’ailleurs pas une très bonne idée mais sa fille ne s’était pas encore transformée en un mini-tyran donc peut-être que ça irait ? Dans tous les cas, c’est bien pour cette raison qu’elles avaient délaissé la salle pour partir à la recherche de Frank. Quelle idée, vraiment. La blonde haussa vaguement les épaules pour elle-même ; le moins que l’on puisse dire, c’est que la vie vous réserve des surprises parfois. Elles finirent par lui mettre la main dessus devant le fameux tableau électrique. Et sans grande surprise, il avait l’air de galérer. Bien qu’il ne l’avoua pas. Ni ne lui demanda de l’aide, d’ailleurs. Sarah passa outre sa frayeur et son orgueil pour lui demander si justement, il n’en avait pas besoin. Comment pouvait-elle lui être d’un quelconque secours, là était la question mais elle allait peut-être lui proposer de lui tenir son téléphone pendant qu’il bidouillait divers câbles.

Pendant ce temps-là, la grecque attendait sagement, ayant pris appui contre le mur le plus proche. La désinvolture incarnée. Elle voulut faire comme il disait et retourner dans la salle mais c’était bien entendu sans compter sur sa fille qui décida, elle, la seconde option. Oh bon sang, ce moment allait lui sembler très long ; c’est que Sarah ne s’arrêtait plus une fois qu’elle se mettait à parler de la Reine des Neiges. Déjà qu’elle avait toujours la langue bien pendue, là, c’était le summum. Et puis en plus, Noomi n’avait nullement besoin d’un résumé en ce qui la concernait ; elle le connaissait par cœur, ce dessin animé. A son grand regret, ses problèmes de mémoire n’avaient pas réussi à rendre son souvenir plus flou, ç’eut pourtant été fort utile.

« Hum hum. Si ta tentative échoue, j’y jetterai un petit coup d’œil. »

Bien sûr, ce n’était pas un défi : il n’avait rien à lui prouver. Juste qu’on ne sait jamais, elle pourrait possiblement arriver à un résultat digne de ce nom, en ce qui la concernait. Et puis si ça pouvait abréger le résumé en détails du premier film, alors autant se proposer.