Semelles de vent (jason et eve)

L’heure est matinale. Avant l’embauche. C'est le meilleur moment pour croiser des coureurs à pied. Son circuit est toujours le même, comme la plupart d’entre eux. Les seules différences tiennent surtout de l’instant de départ. A quelques minutes près ceux-là se croisent ou se loupent. D'abord la rue en sortant de chez elle, les trottoirs, les croisements, le moins possible la chaussée. Ensuite direction le parc pour quatre tours. Contrairement à beaucoup, Eve ne coure pas avec des écouteurs dans les oreilles. Elle a besoin des bruits de la ville. Quand elle était enfant, elle faisait comme eux, se noyer dans la musique, au point de ne pas entendre le véhicule qui l’avait heurtée. Elle ne commettra plus cette erreur. Elle voudrait leur dire à tous ces joggeurs que leur vie peut en dépendre. La ville et le parc ont a offrir leur lot de sons plus ou moins harmonieux. Le parc c’est sûr. Elle les reconnait surtout à leur tenue. A leurs attitudes. A leur point d’arrêt pour s’étirer. Eve ne calcule pas les kilomètres, son rythme cardiaque ou ses calories dépensées. L’heure, oui. Elle doit être à 9h au Tattoo Shop. C’est la seule contrainte. S’il n’y a pas quatre tours, ce sera trois ou trois et demi, peu importe.

Ecouter les bruits. Elle entend le crissement des cailloux sous les chaussures qui se rapprochent. Elle s’attend à voir une ombre sur le côté. Elle tente d’imaginer qui coure derrière elle, qui s’apprête à venir à sa hauteur. Pas la miss en jaune avec son bandeau assorti, elle a déjà tourné sur l’autre chemin. Pas monsieur muscles, il s’étirait au bosquet d’avant. Pas les deux gars qui avancent à un rythme militaire, même foulée parfaite. Pas la petite brune, toujours à la traine de son copain, elle l’a vue tout à l’heure boudée sur un banc. Pas Arielle, la vendeuse de la boutique vintage où elle traine souvent, elles ont des parcours inverses, elles se croisent et se saluent. Elle a envie de ralentir, juste ce qu’il faut pour que l’autre viennent. Ou pas. Il y en a sur le parcours qu’elle n’a pas envie de voir, parce qu’ils ont une sale gueule, parce qu’ils friment dans leur super tenue, parce qu’ils sont super connectés pour la performance. Eve coure parce que si elle ne le fait pas, sa vie n’a plus de sens. Il n’y a plus que cela qui la tient debout. Se donner l’illusion d’être encore capable de faire quelque chose, même si le médecin lui répète toujours “pas d’activité physique excessive”. Est-ce grave docteur ? Elle est morte, une fois, en faisant du vélo, pourquoi pas en courant. Ce serait logique. La boucle bouclée. Son débardeur colle à son corps à cause de la sueur et du vent qui vient de pointer son nez à la sortie de la palissade. Machinalement, son esprit part explorer des équations traitant d'aérodynamique. C'est à peine si elle remarque que l’ombre l’a rejointe.

Le bruit des chaussures qui frappent le sol en même temps. Le même rythme. Eve sort de sa cogitation inutile. Elle baisse machinalement ses yeux pour découvrir deux ombres avançant côte à côte. Deux ombres qui courent ensemble sur le même chemin. Avec curiosité, elle tourne la tête pour vérifier qui. Deux secondes pour le reconnaitre. De nouveau, elle fixe un point devant elle. Eve sait qui coure près d’elle. C’est ce footballeur qui a eu son moment de gloire à une époque, qui a fait la une des journaux pour des faits sordides et qui tourne sur sa piste dans le parc. D’habitude, ils restent à distance. Aujourd’hui, peut-être que l’un est en retard ou l’autre en avance, peut-être que l’un va plus vite et l’autre traine des pieds.

Dire qu’à une époque, elle avait un poster de lui dans sa chambre. Dire qu’elle l’a brûlé quand il a été dévoilé qu’il avait violé une femme. Dire que parait-il l’affaire était peu claire, on peut le dire, mais le mal est fait et la confiance n’est plus là. Des sales gueules qui tournent dans les parcs, des gens qui donnent pas envie de devenir pote, il est en tête de liste. Ce type ? Un clown. Sans nez rouge. Un clown quand même, il a foiré sa vie quand il avait toutes les cartes en mains. Il traine des casseroles et ça fait un boucan pas possible. Pas envie de trainer avec lui. Tant qu’à faire s’il faut courir à deux, il faut un ou une partenaire de confiance. Une personne avec qui on peut partager des centres d’intérêt communs. Une personne qu’on trouve sympathique. Lui, elle trouve qu’il a vraiment une sale gueule, ce serait un acte charitable de lui offrir un nez rouge.

Elle l’a vue courir plus d’une fois. Il a la ressource pour la dépasser. Il reste là. C’est suspect. Eve allonge sa foulée.

« Tu restes à la traine ou tu montres le chemin comme Rudolph ? »

Aussitôt dit, qu’elle se mord la lèvre. Faire la course avec Jason : l’idée est mauvaise. Ce que rabâche le toubib, elle va pouvoir le tester ! Ça passe ou ça casse. 

Une course ? Est-ce que c’est une course ? Il la dépasse et trace sans se soucier de rien. Pas un mot. Pas un regard. Courir, c’est tout. Alors c’est une course ! Eve a lancé l’idée d’une certaine manière, sans vraiment le vouloir. Elle le regarde s’éloigner. Qu’il parte, il est sans intérêt ce type. Elle peut retourner dans sa bulle de confort. C’est ce que tout le monde fait quand il court, quand il court seul, il est dans sa bulle. Mais le confort, ce n’est pas ce qui définit Eve. Elle court depuis des mois n’ont plus pour un maintient d’une bonne condition physique pour intégrer l'armée. Elle a jeté à la poubelle tout ses beaux rêves. Elle court pour se prouver qu’elle est en vie, pour prouver à tout le monde qu’elle est en vie. Lui montrer à lui aussi. Elle emboite son pas, au moins éviter que la distance n'augmente, le rattraper va être difficile, en tout cas elle va faire le maximum pour ne pas se laisser larguer en queue de peloton. Ils sont deux, en fait il y a le premier et la dernière.

Dans la liste au père Noël, elle ne mettra pas un tee-shirt, un chapeau de paille et un billet pour un concert, elle demandera une machine à voyager dans le temps pour éviter l’accident, des baskets avec des ailes qui boostent pour rattraper les retards, un bel écusson avec un kiwi dessus sur le blouson d’aviateur de La Royal New Zealand Air Force et un stage de formation pour astronaute. Voilà ce que le père Noël peut faire pour elle, l’aider à effacer le malheur et rendre le bonheur possible. Pour l’instant, il faudrait qu’elle se concentre sur cette course, il faudrait, si dans sa tête ça pouvait éviter de partir dans tous les sens. Si elle pouvait éviter de se ridiculiser devant l'ex star du foot néozélandais !