let's communicate (ft. Swann)

Ils font de très bons sandwichs chauds au chalet des elfes.

C’est sur ces mots que Timo quitta la colocation. Il ne les avait pas prononcés. De toute façon, personne n’était là pour les entendre. Hannah était partie depuis bien longtemps. Quant à Swann… Il ignorait même si elle était rentrée. Depuis qu’elle avait posé ses affaires au loft, il ne l’avait croisée qu’à quelques reprises. Le courant n’était pas franchement passé naturellement entre eux, mais ils n’avaient eu que de très rares occasions de mettre à l’épreuve leur entente. Ils n’avaient jamais discuté ouvertement. Timo était de nature timide et le caractère de Swann n’aidait pas à ce qu’il surmonte son naturel. Ils étaient très différents, il en était conscient, mais il avait l’impression que la jeune femme ne cherchait pas à faire le moindre effort. Après tout, elle l’avait répété, cette situation n’était que provisoire. Pourtant, Timo avait été touché par les bribes d’histoire qu’elle lui avait accordées. Elle voulait remettre sur pied son héritage familial et lui était amoureux des chiens. Ils semblaient tous les deux d’un calme reposant. C’était pour cette raison qu’il lui avait ouvert les portes de la colocation, peut-être trop ouvert pour qu’il y ait la moindre chaleur humaine entre eux.

Timo avait passé la journée à travailler ses prochaines vidéos. Le temps n’était pas clément et il avait entendu le tonnerre gronder pendant des heures avant que le ciel ne se laisse aller à la pluie. Pas de quoi lui donner envie de sortir. Pour autant, il avait ouvert sa penderie et s’était saisi de son manteau le plus imperméable. On lui avait dit que le marché de Noël valait le coup d’être vu alors il avait sauté sur l’occasion. Lui qui était d’un naturel jovial semblait légèrement éteint ce soir. Pourtant loup solitaire, il n'avait pas le cœur à rester seul. Peut-être qu’il ne parlerait à personne, mais il verrait du monde et échangerait des futilités. Travailler sur internet avait ses avantages, mais aussi ses inconvénients : il se sentait parfois isolé et quand son esprit avait décidé de le torturer, il lui fallait fuir. Ce mot laissé sur le bar était une dernière tentative d’approche. Avec Hannah, l’ambiance était au beau fixe. Elle n’était pas souvent là, mais elle était toujours pleine d’attentions. Elle le rejoindrait sûrement si elle en avait l’occasion et si la journée ne l’avait pas trop épuisée. Néanmoins, il se demandait si ce serait le cas de Swann. En attendant, il avait rejoint le chalet et s’était réfugié à l’intérieur pour siroter une boisson chaude en observant ce qui se passait autour de lui.

« Ils font de très bons sandwichs chauds au chalet des elfes. »
A la première lecture du mot écrit à la main, Swann avait cru à un message codé, une sorte sorte de langage secret entre colocataires dont elle n'aurait pas encore reçu le dictionnaire. Puis, comme si on avait soudain allumé la lumière, elle se rappela que le marché de Noël venait d'ouvrir en ville. Ce mystère élucidé, elle poussa un soupir en laissant tomber à ses pieds son sac à main, et dans un tintement ses clés de voiture sur le meuble de l'entrée. Épuisée, elle se mis à rêver d'un thé bien chaud à boire en lisant son livre, bien au chaud dans son lit. Et alors qu'elle faisait chauffer l'eau dans la bouilloire, elle déchanta en découvrant que son étagère du frigo était animée d'un vide sidéral. Elle avait oublié de faire des courses.
Elle n'avait le temps de rien en ce moment. La demeure familiale avait besoin de bien plus qu'un coup de pinceau, et elle était seule face à la montagne de choses à faire. Elle était revenue à Island Bay depuis seulement quelques semaines, la ville où elle avait grandi, mais n'avait pas eu une seconde à accorder à qui que ce soit, même pas à ses anciennes connaissances, et encore moins à ses nouveaux colocataires. Elle n'avait pas pour habitude d'agir sur un coup de tête, mais en apprenant l'accident de sa belle-mère, elle n'avait pas réfléchi une seconde. A son arrivée, elle s'était confrontée à un problème de taille, elle n'avait nulle part où vivre, sa maison étant totalement inhabitable. Elle avait posé ses valises quelques nuits dans un hôtel avant de se pencher vers une solution moins onéreuse, plus stable. Elle était tombée sur une annonce de colocation, qu'elle avait rejetée immédiatement. Mais en voyant les prix des appartements en location, elle était revenue sur sa décision. Après tout, ce ne serait que temporaire.
Temporaire, c'était le premier mot qui qualifiait son emménagement avec Timo et Hannah, et pour le moment, leur cohabitation n'avait pas trouvé d'autre adjectif. Swann passait le plus clair de son temps à rénover sa maison, ne revenait qu'au loft pour manger et dormir, pas de quoi se laisser le temps de faire connaissance. Avec Timo, celui qu'elle devinait être l'auteur du mot, elle n'avait échangé que quelques mots, et avec son talent légendaire pour cerner les gens qu'elle rencontrait, elle était, encore aujourd'hui, bien incapable de dire ce qu'elle pensait de lui. Timide certainement, solitaire, un peu comme elle, elle n'avait pas du non plus lui faire la meilleure des impressions. Cernée par ses projets et problèmes elle ne se souvenait même pas de la dernière fois qu'elle lui avait accordé un sourire.
C'est sur cette réflexion que ses pensée achevèrent de la convaincre d'aller prendre un sandwich chaud au chalet des elfes. Elle avait beau être fatiguée, elle ne vivait plus à l'hôtel, communiquer faisait partie du jeu. Elle fit le chemin inverse jusqu'à la porte d'entrée, abandonnant son eau bouillante.

Le marché de Noël offrait une ambiance qui la faisait se sentir tout de suite mieux. L'odeur des épices, les lumières des guirlandes éclairant le chemin, tout était fait pour réveiller les souvenirs d'enfants. Elle erra quelques minutes avant de tomber sur sa destination. A l'intérieur de chalet le monde se bousculait pour goûter au meilleur chocolat chaud de la ville, en tout cas d'après ce qui était écrit à l'entrée. Malheureusement pour elle, interdiction de toucher à tout ce qui pouvait contenir du lait, sous peine de passer une très mauvaise nuit. Elle se rabattit sur un chaï tea, proposé avec du lait d'amande. En attendant que sa boisson soit préparée, elle laissa son regard parcourir la salle à la recherche de Timo.
Elle le vit, à une table, avec pour seule compagnie son téléphone portable. Son expression sans joie lui fit l'effet d'un pincement au cœur. Elle avait bien fait de venir, même si, elle n'en doutait pas une seconde, c'était plutôt la compagnie d'Hannah qu'il avait cherché à attirer avec son petit appât. Swann n'était que la fille de passage, avec qui pour le moment il n'avait pas vraiment eu l'occasion d'échanger. Il lui avait bien posé des questions sur sa vie à elle, mais l'esprit trop préoccupé elle n'avait pas relancé les questions pour à son tour en savoir plus sur lui.
Enfin munie de sa boisson, elle se fraya un passage jusqu'à sa table. Et alors qu'elle allait le saluer, entamer la conversation en lui offrant son plus beau sourire, elle sentit un choc à l'arrière de son coude. Les muscles de son bras se contractèrent en réponse à la bousculade, afin de retenir le geste qu'elle lui imposait, mais cela ne suffit pas à empêcher une bonne partie de son thé brûlant de partir en direction de son colocataire. Évitant de peu ses mains tenant son téléphone, le liquide s'écrasa sur la table, éclaboussant légèrement ses manches. Elle avait espéré mieux comme introduction. Il leva les yeux vers elle et elle se confondit silencieusement en excuses, son regard à elle en disait assez long.
Elle posa le gobelet, tendit les serviettes qu'elle avait dans la main, tout en sentant le rouge lui monter aux joues. « Désolée, on m'a poussée. Ça va, tu n'es pas brûlé ? ». Elle s'assit en face de lui, continuant d'essuyer la table, morte de honte. « J'ai vu ton mot sur le bar, je pensais que ce serait sympa de te rejoindre. ». Elle avait l'impression que tout le monde la regardait, et regrettait presque de ne pas s'en être tenue à son plan d'origine, de ne pas avoir commandé à manger. Timo n'avait certainement pas besoin de ça ce soir, et elle n'avait pas besoin de maltraiter leur relation toute neuve. « Excuse-moi, mais tu attendais peut-être quelqu'un en fait, je peux te laisser si tu veux. ».

Timo avait beau approcher le million d’abonnés, il était toujours aussi incertain lorsqu’il s’agissait de sa propre personne. Derrière la caméra, il était devenu à l’aise. Il pouvait décider quand commencer, s’arrêter, bafouiller, il coupait au montage ses imperfections et retouchait ses manques d’attention. Dans la vie de tous les jours, il était légèrement plus terne. Pour quelqu’un qui excellait sur les jeux funs et colorés, c’était un comble. Le comportement qu’avait Swann allait dans ce sens. Avec elle, il avait l’impression de subir les nombreux clichés dont il avait longtemps souffert. Depuis qu’il avait démissionné de son poste « classique », les critiques saillantes n’avaient cessé de fuser. Le temps n’était plus aux stéréotypes sur les « geeks » et pourtant, une grande partie de son entourage avait suivi la tendance. Swann ne l’avait jamais verbalisé, mais il avait l’impression qu’elle s’était rangée de leur côté et que c’était pour cette raison qu’elle ne se laissait pas approcher. Timo avait une aisance avec les machines, mais il était capable de faire preuve de grandes qualités humaines. Du moins, c’est ce que Luana lui répétait en boucle quand il doutait de lui. Si le Père Noël cherchait encore un cadeau à lui offrir, la confiance en soi serait bienvenue.

Il n’avait pas grand espoir de voir quelqu’un de familier en cette période des fêtes de Noël. S’il en avait eu la force, il aurait envoyé un message à sa meilleure amie, à Alexie ou à Augustus. Etonnamment, le mot qu’il avait laissé à la colocation était le seul appel à la compagnie qu’il lancerait. Assis à une table haute, surfant sur son téléphone, sa boisson dans la main, il se demandait bien ce qui lui manquait vraiment. Beaucoup disaient que l’argent faisait le bonheur et pourtant, il avait beau bien gagner sa vie, il n’était pas vraiment heureux. Une part de lui demeurait toujours vide et le marché de Noël n'y changeait rien. C’était pour cette raison qu’il avait mis son loft en colocation. Pour essayer de combler ce vide, ou au moins l’éviter pendant quelques heures, mais entre Hannah qui avait sans arrêt la tête dans les fourneaux et Swann qu’il connaissait à peine, il n’avait pas eu la main heureuse.

Brutalement, il fut sorti de son tête-à-tête avec son téléphone. Alors qu’il ne s’attendait pas à la voir, il reconnut instantanément la silhouette de Swann. Délesté de ses réflexes, il ne bougea même pas d’un centimètre quand sa boisson chaude s’écrasa contre la table. Heureusement pour lui, ce n’était que du thé et non pas un lait de poule qui le doterait d’une odeur nauséabonde pendant des heures. Grâce à sa colocataire, il allait sentir le pain d’épices. Il y avait pire. Dans la précipitation, il aida Swann à nettoyer la table et leurs mains se croisèrent à plusieurs reprises pour réparer les dégâts. Tous les regards semblaient portés sur eux, une situation qui n’arrangeait pas Timo. Il détestait se retrouver au centre de l’attention, que ce soit pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Ainsi, il baissa le regard et ramassa le gobelet vidé de son contenu. « Je n’ai rien, et toi, on ne t’a pas fait mal ? » Le Timo des bons jours était capable d’être attentionné. « A vrai dire, je suis étonné de te voir là... » amorça-t-il avant de se raviser. Déjà qu’il considérait que sa venue tenait du miracle, il n’allait pas rompre la magie de Noël. « Tu peux rester. Et puis, j’vais aller te rechercher un thé et j’vais essayer de ne pas te le reverser dessus, je ne voudrais pas que tu passes le réveillon de Noël aux urgences. » dit-il avec un léger sourire. La soirée commençait sur les chapeaux de roues.

Si elle en avait eu la possibilité, Swann aurait sûrement choisi de disparaître à ce moment là. Alors que Timo l'aidait à faire disparaître la flaque de thé chaud qui n'avait rien à faire sur la table, ce dont elle le remerciait chaleureusement bien que silencieusement, elle se maudissait mentalement d'avoir eu l'audace de changer ses plans au dernier moment. Elle n'avait que rarement donné dans l'impulsivité. C'était un peu le cas de son mariage, dont le sujet n'avait jamais été abordé dans son couple et qui pourtant, du jour au lendemain, suite à une demande à la faveur d'un dîner aux chandelles, était devenu le centre de son attention. Et la tournure qu'avaient pris les choses aurait pu agir comme un vaccin si elle n'avait pas la mémoire aussi courte. Cette soirée n'avait clairement pas le même enjeux qu'une promesse d'amour éternel mais l'échec, à tout niveau, était loin d'être sa tasse de thé. Les joues aussi rouges que le manteau du père Noël, elle poussa sur un coin de la table les serviettes imbibées, dans le but de les jeter plus tard, quand la foule cesserait de les regarder, attendant , l’œil avide, sa prochaine gaffe. « En fait, pour être honnête, je n'avais pas prévu de venir. ».
Honnête, ça elle l'était, peut-être trop parfois, à croire qu'on ne lui avait pas enseigné tous les codes de la communication pacifique. Manquant souvent de tact, elle ne se privait pas de dire ce qu'elle pensait, mais étonnamment se gardait bien de donner son avis quand les conversations prenaient l'allure de débats. « Mais je me suis dit que ce serait peut-être l'occasion de faire connaissance. ». Elle accompagna sa phrase d'un sourire. Aussi étrange que cela puisse paraître, ils avaient eu besoin de se retrouver à l'extérieur pour trouver du temps à passer ensemble. Le plus clair de son temps, Timo le passait au loft, à travailler à sa façon. Elle qui n'était pas du genre à traîner sur internet avait découvert une nouvelle façon de gagner sa vie, et si au début elle en avait fortement douté, elle commençait à comprendre combien son activité était chronophage. Elle avait eu, au début, beaucoup d'à priori sur ce garçon qui qualifiait ce qu'il faisait de travail, elle qui, avec son regard extérieur considérait cela comme un passe temps. Swann ne jurait que par les grands espaces, elle ne se voyait pas s'enfermer où que ce soit, même pour y faire le métier le mieux payer qui soit. Mais aussi grand soit le gouffre qui les séparait, il ne tenait qu'à eu de construire le pont qui pourrait les rejoindre.

Son gobelet vide avait perdu tout l'intérêt qu'elle lui avait trouvé, celui de réchauffer ses doigts engourdis, mais surtout de les occuper pour s'éviter de tripoter nerveusement ses cheveux. « Ne te donne pas cette peine, c'est plutôt celui qui m'a bousculée qui devrait m'en repayer un, mais j'ai l'impression que ça ne l'a pas plus perturbé que ça. ». Comme pour appuyer ses dires, elles jeta un coup d'oeil au dessus de son épaule, à la recherche du coupable qui était retourné à ses occupations, loin de son regard inquisiteur. Elle reporta son regard sur Timo, et au moment de lui rendre son sourire, elle se rendit compte de combien il semblait éteint ce soir. Mais elle le connaissait si peu, il était à la fois difficile de savoir s'il était vraiment dans une mauvaise phase ce soir et d'aborder sérieusement le sujet. « Et sinon comment tu vas ? On n'a pas vraiment eu le temps de discuter depuis mon arrivée. Tu avances dans tes... projets ? ». Loin d'elle l'envie d'être méprisante, même si son hésitation pouvait jouer en sa défaveur, elle traduisait plus de l'ignorance qu'un quelconque jugement négatif. Timo faisait partie d'un monde qui semblait s'être développé sans elle, elle n'avait que deux ans d'avance sur lui mais sur certains points, elle se sentait comme appartenant à une autre génération. Mettez lui un ordinateur dans les mains, elle saura faire le tour des petites annonces sur internet, trouver quelques chaînes musicales sur Youtube, regarder un film et ses connaissances de l'engin s'arrêteront là.
Elle entendait, au loin, les tintements de cloches entamant la culte et entêtante hymne de Mariah Carey. La musique avait toujours été un univers qui la réconfortait, qui lui donnait le sourire même quand elle était au plus bas. Requinquée par les quelques notes, oubliant le faux départ de leur soirée, elle se rappela que si elle était venue, c'était au départ pour passer un bon moment. Alors qu'il en soit ainsi. « Ca te dirait d'aller faire un tour des stands ? ».

Au fond de lui, Timo savait que Swann avait dû hésiter avant de se rendre au marché de Noël. « Laisse-moi deviner… T’aimes pas Noël, tu détestes Maria Carey, t’as l’odeur de sapin en horreur et selon toi, le traîneau est le pire moyen de transport, Noël ou pas ?! » dit-il en plaisantant. Garder la face, voilà ce qu’il s’appliquait à faire. En réalité, il imaginait que la raison était tout autre et qu’elle n’était pas allergique à la magie de Noël. « Ou alors t’avais pas envie de croiser mon regard, mais t’avais pas d’autre choix que de sortir pour avoir un repas digne de ce nom ». Il tournait ça à l’humour, mais une part de lui était convaincue qu’elle aurait volontiers évité de se retrouver en tête à tête avec son colocataire. Pourtant, la suite de leur discussion n’allait pas dans ce sens. Faire connaissance ? Même si cette révélation était censée lui faire plaisir, Timo ne savait pas quoi en penser. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle lui dise une telle chose. En réponse, il se contenta de sourire, légèrement gêné par les mots qui venaient de ponctuer le dialogue. L’occasion était belle : il pouvait enfin savoir pourquoi Swann était plus souvent absente que présente. Certes, elle n’avait aucun compte à lui rendre, mais il avait l’impression que quelque chose la mettait mal à l’aise et il détestait cette idée. « Alors, profitons de l’esprit de Noël pour se faire quelques confidences » commença-t-il avant de poser son regard bleuté dans lequel les décorations reflétaient. « C’est moi, Hannah ou autre chose qui te fait fuir la coloc ? Enfin… Je comprends que tu ne te sentes pas vraiment chez toi, mais si c’est autre chose, je peux l’entendre » conclut-il en douceur. Elle avait fait un pas vers lui et espérait que ses mots ne la froisseraient pas pour autant.

Comment il allait ? Il se passerait bien de lui répondre. Ce qu’il ressentait était passager. Il finirait bien par retrouver la joie de vivre qu’il l’animait la plupart du temps. Pour une fois que Swann et lui étaient réunis, il n’allait pas tout gâcher avec ses états d’âme. « Ça va, ça avance, et toi alors, les travaux ? » L’idée d’aller voir ce que les stands proposaient était une bonne option. Avec un peu de chance, Timo trouverait de quoi finir ses cadeaux de Noël ou de quoi boucler la décoration de la table du réveillon. Il laissa Swann passer devant lui et se rangea à ses côtés pour parcourir les allées. Il s’arrêta subitement à un stand de lait de poule et se rapprocha du vendeur pour acheter un gobelet. Cette fois-ci, il veillerait à ce que personne ne bouscule sa colocataire. Il but une gorgée tout en grimaçant légèrement. Le lait de poule, ce n’était vraiment pas son truc. « T’aimes ça ? Parce que c’est quand même une tradition de Noël… Et puis si je l’ai fait, tu peux bien me concurrencer » demanda-t-il avec une pointe de défi. « Au fait, tu as prévu quelque chose pour le réveillon de Noël ? » dit-il avant d’essayer un chapeau de Noël puis un serre-tête à l’effigie d’un célèbre renne. Ce n’est pas avec ça qu’il prouverait sa maturité à sa colocataire et son business autour des jeux vidéo ne l’aiderait pas à asseoir une quelconque crédibilité et pourtant, il était lui-même et ne s’imaginait pas montrer une personnalité qu’il n’avait pas à quelqu’un avec qui il vivait.

Détester Noël, voilà un concept que Swann avait bien du mal à comprendre aujourd’hui. Elle était pourtant, au cours de sa vie, passée par tous les états d’esprit concernant cette fête. Petite, elle y voyait la magie d’une nuit faisant fleurir, par la volonté d’un vieil homme plein de générosité, des cadeaux dont elle déchirait avidement l’emballage une fois le jour levé. Un peu plus tard, quand elle avait, comme tous les enfants qui grandissent, mise face à la triste vérité, elle avait commencé à y voir une fête commerciale où toutes les occasions étaient bonnes pour vendre le dernier jouet à la mode. Elle avait commencé à bouder Noël à l’âge de quatorze ans, quand, avide de prendre son indépendance, elle n’avait pourtant pas encore l’âge requis pour s’enfuir loin des jupons parentaux. Une fois libérée de l’obligation de fêter les réveillons en famille, bien que ce fut plutôt mal perçu au départ par sa famille, l’ambiance chaleureuse au pied du sapin, parfumée des épices des biscuits faits maison, avait commencé à lui manquer, et elle s’était replongée dans les paillettes et les chants de Noël, oubliant définitivement pourquoi elle avait pu leur tourner le dos. Mariah Carey, les sapins, les traîneaux, tout ça était un simple échantillon de tout ce qu’elle aimait à cette période.
Mais ce n’était pas pour profiter des décorations de Noël, ou des nombreux mets sucrés vendus au marché que Swann s’y était déplacée ce soir. Eviter le regard de Timo n’était pas non plus dans ses objectifs de la soirée, sinon elle aurait commencé par esquiver le chalet dans lequel ils se trouvaient. Et maintenant qu’elle s’y trouvait, il était trop tard pour faire machine arrière. Si se prêter au jeu des confidences ne l’effrayait pas il s’agissait quand même de bien choisir ses mots afin de ne pas vexer son colocataire. « C’est vrai que c’est difficile, j’ai l’impression de m’imposer dans un appartement qui n’est pas la mien, avec de parfaits inconnus. Je n’ai jamais été en colocation, et je n’avais pas imaginé que j’aurais besoin d’en intégrer une, alors je ne sais pas trop m’y prendre, mais ça n’a rien à voir avec vous. ». Elle avait conscience d’être loin de la colocataire qu’ils avaient certainement espéré. Elle avait été un peu déconcertée par la situation, incapable de s’installer à l’endroit où elle avait prévu de déposer ses valises, mais sa venue ce soir était certainement la preuve qu’elle était prête à la glace. « J’ai énormément à faire, la maison de ma famille tombe en ruine, les travaux avancent, mais je ne sais combien de temps il me faudra pour rendre l’endroit à nouveau habitable. ». Un sourire fendit son visage. « Il va encore falloir me supporter un peu, peut être que c’est vous qui allez finir par fuir la coloc. ».

Les allées bondées laissaient peu de place à la circulation, il fallait slalomer entre les passant qui s’arrêtaient devant tel ou tel stand pour se frayer un chemin à travers la foule. Timo s’arrêta à un stand de lait de poule, se laissant tenter par un gobelet du breuvage traditionnel, allant même jusqu’à la mettre au défi d’y goûter après s’être laissé aller à une grimace peu avenante bien que discrète, initiant innocemment un jeu dont elle tâcherait de reprendre la main, un genre de cap ou pas cap, où le premier montrant l’exemple, et l’autre choisissant de suivre avec les honneurs, ou de s’incliner jusqu’à la prochaine manche. « Je vais être obligée de décliner, à moins qu’ils en fassent au lait de soja, et encore ça perdrait un peu de son charme je pense. ». Végane ou intolérante au lactose, elle laissa planer le mystère quelques instants sur l’origine de son refus. « Puisqu’on en est aux confidences, sache que le lactose est une arme efficace si un jour tu veux te débarrasser de moi sans laisser de trace ! ».
Les mains dans les poches, elle le laissa s’orner de différents couvre-chefs, sous son regard amusé, presque étonné par le naturel dont il faisait preuve. Elle l’avait pensé plus timide et réservé, elle ne s’était pas imaginé qu’il se laisserait aller lors de leur première promenade. « Pour le réveillon, je ne sais pas encore, j’ai assez peu de famille dans le coin, et je n’ai pas encore vraiment repris contact avec les amis que j’avais avant de partir. ». Depuis la mort de son père, sa famille se résumait à sa belle-mère, désormais hospitalisée, son demi-frère, habitant à l’autre bout du pays, et tous les autres, perdus au fin fond du Vietnam, qu’elle n’avait jamais rencontrés. Elle se voyait mal passer le réveillon à l’hôpital, même si elle ne manquerait pas de rendre visite à celle qui l’avait élevée comme sa fille, et elle passerait certainement un coup de téléphone à son frère, mais si l’instantané d’un appel donne l’illusion de réduire les distances, elles ne sont jamais réellement effacées. « Et toi, tu as prévu de prendre un peu de vacances ? ».

L’orchestre se profila au bout de l’allée qu’ils avaient emprunté, distillant une musique enivrante rythmée par grelots et piano. Une ronde s’était formée devant les musiciens, regroupant enfants, adultes et grands-parents, dansant en se tenant par les bras. Happée par la ronde, Swann se retrouva au milieu de la foule, et si, pendant une fraction de seconde, l’envie de s’enfuir lui traversa l’esprit, elle se laissa finalement aller sur la musique. D’un regard elle défia à son tour Timo de la rejoindre dans une danse endiablée. Cap ou pas cap ?
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La période de Noël révélait une certaine ambivalence chez Timo. D’une part, il était ravi d’enfiler son tablier et de découper des biscuits sablés à l’emporte-pièce, de fabriquer une maison en pain d’épices et de faire attention au code couleur de son sapin. D’autre part, il entendait souvent que Noël était une fête de famille et de la famille au sens biologique, il ne lui en restait que très peu. Sa mère, bien qu’encore affaiblie par la maladie, et sa famille s’arrêtait là. Il n’avait ni frère et sœur, ni cousins dont il avait fait connaissance, ni grands-parents encore en vie. Il avait bien un géniteur, mais il l’avait rayé de sa vie depuis des années. La faute à la distance ou à l’adolescence, il n’avait pas fait les efforts nécessaires pour rester en contact et le manque n’existait pas. Sa mère était son seul repère et il ne pensait pas à l’après ; quand elle ne serait plus là et qu’il n’aurait plus personne de son sang à inviter. Il savait que ce jour-là, Luana serait là et qu’elle prendrait la relève. Il savait que la famille d’Alexie l’accueillerait à bras ouverts. Néanmoins, quand cette pensée lui effleurait l’esprit, il perdait toute notion de sérénité.

Serein, il ne l’était pas non plus lorsqu’il s’agissait de connaître les raisons de la froideur de sa colocataire. Pourtant, il sentait bien qu’elle serait convaincante et qu’il finirait par comprendre. S’imposer dans un lieu qui n’était pas le sien. Voilà la principale problématique que soulevait la colocation. Il était le propriétaire des lieux et même s’il partageait ses quartiers, il savait qu’il était sûr d’être chez lui et de prendre des décisions qui lui correspondaient. Pour Swann, c’était différent. Elle avait été obligée de s’en remettre à cette solution provisoire et il savait qu’Hannah et Timo ne seraient que de passage dans sa vie. Pourquoi s’investir dans une quelconque relation, après tout ? Jusque-là, le jeune homme n’avait jamais envisagé les choses de cette façon et pourtant, la discussion de ce soir l’aidait à y voir plus clair. « Je comprends. C’est vrai que la vie en colocation, c’est pas forcément évident quand on a l’habitude des grands espaces » dit-il en faisant allusion à ce qui l’attendait. Il ne savait pas ce qu’elle avait fait avant de revenir à Island Bay. A ce sujet, elle était restée très évasive et Timo n’avait pas ressenti le besoin de creuser. Tant qu’elle ne traînait pas un casier judiciaire, il ne s’attendait pas à ce qu’elle lui fasse un exposé sur ses activités passées. « Fuir mon propre chez moi ? Non… J’crois que pas grand-chose me ferait fuir, pas même ma mystérieuse colocataire ».

Du haut de son mètre quatre-vingt-dix, Timo n’avait aucun mal à parcourir les allées. Être grand avait parfois des avantages et le fait de pouvoir se projeter dans la foule en était un. Il déambulait avec tranquillité tout en prenant soin à ce que Swann ne se retrouve pas égarée. Devant son refus de boire du lait de poule, il fit une mine déçue avant de découvrir qu’elle était intolérante au lactose. Il connaissait l’affaire puisqu’une de ses anciennes petites-amies l’était aussi. « C’est un bon scénario de thriller, tout ça. Je t’invite au marché de Noël, dans une ambiance chaleureuse et dégageant de bonnes ondes et tu finis par me donner la clé pour te supprimer. Jackpot. » dit-il en souriant. Il n’avait pas l’intention de lui faire le moindre mal.

Il était désolé d’apprendre qu’elle n’avait pas encore de plan pour le réveillon. Swann n’était qu’une parmi tant d’autres, mais Timo ne pouvait pas s’empêcher d’éprouver de la compassion pour ceux qui n’avaient pas l’embarras du choix pour célébrer cette occasion. Néanmoins, il ne dit rien. Lui, prendre des vacances ? Il aurait aimé pouvoir répondre positivement, mais malgré l’aspect détente de son activité professionnelle, prendre des vacances lui était impossible. « Non, pas vraiment. Je vais m’accorder un peu de repos le 24 et le 25, mais ça s’arrête là. D’ailleurs, ma mère va venir pendant ces quelques jours et on va faire ça en petit comité alors si tu ne sais pas quoi faire, je suis sûr que je pourrais ajouter un couvert et lui expliquer que tu n’es pas la fiancée qu’elle rêve de me voir lui présenter depuis des années » rétorqua-t-il avec bienveillance. Il ignorait si elle saisirait la main qu’il lui avait tendue, mais au moins, il l’avait fait. Du grand Timo.

Quelques instants plus tard, il la vit s’éloigner malgré elle pour se mêler à une ronde. En bon spectateur, Timo la regarda pendant quelques secondes tout en se pouffant de rire. La situation était risible. Ils ne s’étaient parlés qu’à quelques reprises et voilà qu’en un laps de temps réduit, ils se retrouvaient à se lancer des défis. C’était sûrement la façon de s’apprivoiser qui avait été décidée pour eux. Timo n’aimait pas ce genre de choses. De son propre chef, il ne se serait jamais laissé tenter par cette danse, mais il ne pouvait reculer devant la proposition de sa colocataire. Ainsi, il prit son courage à deux mains et la rejoint pendant une pause. Il se prêta au jeu, bien que maladroit, et profita des sourires qui l’entouraient. L’esprit de Noël. Pendant une césure, il se pencha vers l’oreille de Swann qui lui était accessible. « Calzone. Vue. Plage. Cap ou pas cap de me retrouver à cet endroit dans une demi-heure maximum ? » lui dit-il avant de s’éloigner. Un jeu de piste qui s’avérait être en réalité une invitation à dîner. Jouerait-elle le jeu ? Il ne tarderait pas à le savoir.