Les morts, ça cause plus vraiment, pas vrai ? (Nathan)

En ce moment, Aiden les enchaînait, les maladresses. Entre l’épisode où il avait été « paralysé » par une jeune femme qui l’insultait, moment gênant donc forcément bien relayé, déformé et amplifié par ses collègues, puis l’autre jour, en patrouille quand il avait pété son vélo dans une chute, en passant par son passage aux plaintes, avec l’agent Delgado, où il avait démontré que l’orthographe ça n’était pas du tout son fort... oui, Harton avait cassé son image de Monsieur Parfait, bien malgré lui. Et sa hiérarchie semblait passer de l’admiration au désamour. Pour autant, Aiden ne se décourageait pas. Il donnait le meilleur de lui-même et il ignorait les critiques parfois mesquines que certains de ses collègues colportaient, même si ça ternissait son image. Le monde la police était difficile. Il fallait qu’il fasse avec et qu’il démontre qu’il s’avérait capable d’occuper son poste. La loi de la jungle.

Le défi ne l’effrayait pas. Quand on lui indiqua qu’aujourd’hui, étant donné qu’il avait bousillé son vélo, il avait pour mission de se rendre à la morgue, pour participer à l’autopsie et aider le légiste à faire son rapport, il accepta sans réfléchir, plein de bonne motivation. Le problème : c’est qu’il n’avait jamais vu de cadavre. Il ne savait pas encore comment il allait réagir. Et au delà de ça, il ne savait rien du protocole qu’il fallait suivre. Il débarqua donc à la morgue, avec son uniforme classique, pantalon et t-shirt. Dès ses premiers pas, il fut saisi par le froid ambiant. Il regarda autour de lui. C’était calme ici... on aurait dit un cimetière, mais sans la chaleur réconfortante du soleil... Aiden vit un homme, il s’approcha de lui, avec sa démarche déterminée, très assurée. Ignorant le froid, malgré sa chair de poule, il demanda :

- Bonjour. Je suis l’agent Aiden Harton. On m’a demandé de venir aider le Docteur...

Il regarda rapidement le document qu’il tenait à la main et qui comportait les informations générales sur le macchabée.

- Peu-Na-Li.

Aiden était une vraie brêle en langues. Il prononça le nom comme il le lisait, faisant fi de la tilde et de l’accent espagnol. Où comment entrer en matière et s’assurer de toutes les chances de réussite !

Rien de tel pour bien entrer en matière, que de massacrer le nom de la personne avec laquelle on allait travailler. Sur ce point, Aiden faisait encore des merveilles. Il allait finir par se mettre tout le monde à dos, avec ses maladresses. Heureusement qu'il n'était pas méchant et qu'on pouvait facilement lui pardonner ses erreurs. Jusqu'à un certain stade, sans doute. Il n'était pas sûr qu'on laisse passer une autre bourde, au niveau hiérarchique. Le docteur Peñali n'avait pas l'air commode. De visu, il donnait l'impression d'être peu aimable. Aiden ne pourrait jamais effacer de sa mémoire, ce moment où il l'avait jaugé, en fronçant les yeux. Il lui rappelait l'un de ses anciens professeurs, du genre sévère et peu aimable. Cela n'avait rien d'un compliment pour le légiste. L'intuition d'Harton l'invitait à redoubler d'attention et de prudence. Ici, ça ne plaisantait pas. Aurait-il réussi à trouver pire que l'agent Delgado ? Mieux valait faire preuve de politesse et ne pas rester sur un mauvais départ. Sa mère lui avait toujours après à faire amende honorable, quand il le fallait.

- Excusez-moi... je ne voulais pas écorcher votre nom...

Au moins, on ne pourrait pas lui reprocher de vouloir bien se comporter et de faire preuve de bonne volonté. Quand Nathan lui demanda s'il était nouveau, Aiden se campa sur ses deux jambes, comme on le lui avait appris à l'école de police, pour le passage en revue. Il croisa ses mains dans son dos, pour se tenir bien droit et bomba, de fait, le torse.

- Oui, Monsieur. Je suis arrivé au mois de septembre. J'ai été affecté à la circulation dans un premier temps, puis à la sécurité civile depuis trois semaines. On m'a demandé de venir vous assister pour un rapport d'autopsie. Et donc, me voilà...

Il parlait avec une certaine assurance, qui était plutôt surprenante vu son jeune âge. Il prit la blouse, non sans froncer les sourcils à son tour. Pour quelle raison devait-il s'habiller comme un toubib ? Alors qu'il était policier ? Bon, qu'importe... il l'enfila sans émettre d'objection, bien content de disposer d'un morceau de tissu sur sa peau, pour le protéger du froid ambiant. Lui qui pensait se retrouver dans un bureau à écrire sur un ordinateur les informations dictées par Nathan... Une fois en blouse, Aiden suivit Nathan dans la pièce voisine. D'entrée, une odeur bizarre lui titilla les narines. Ca ne sentait pas mauvais, mais pas bon non plus. Peut-être les produits d'entretien qui viraient un peu à cause du froid ? Il n'avait jamais été en contact avec des morts. Ce serait une première pour lui et il ne s'y attendait pas du tout. Il venait ici avec un air un peu candide. Comme Nathan lui demanda s'il avait des questions, Aiden saisit l'opportunité :

- Oui, Monsieur. Je ne comprends pas bien à quoi sert cette blouse ? Je veux dire, avec le froid, si vous autopsiez, ça ne risque pas de tâcher, si ?

Son regard se posa sur la table, où on devinait sous le drap, la présence d'un cadavre. Cela lui fit un choc. Il déglutit avec difficulté. Ne pas craquer... ce serait un mauvais moment à passer... le temps de faire son rapport. Il reporta son attention sur Nathan, à des lieues de se douter qu'il allait avoir droit à la réalisation d'une autopsie en temps réel.

- Et cette odeur... c'est un peu bizarre non ?

- En fait, pas vraiment. Ca vient du sous-commissaire. Mais effectivement, c'est pour un dossier de l'inspecteur Delgado, donc je présume qu'il ne doit pas être opposé à ce que j'en sois chargé. J'ai le sentiment qu'il ne m'apprécie pas beaucoup. Il attend certainement que je fasse mes preuves et je n'entends pas le décevoir.

Avec cette réponse très mesurée et très réfléchie, Aiden démontrait surtout qu'il ne cédait pas vraiment à ses sentiments et à ses émotions. Sa réputation n'était pas surfaite. Il savait garder un aplomb et un calme particulièrement enviables. Il ne doutait pas que la réputation de Delgado soit connue. Après tout, Harton avait senti, à de multiples reprises, les regards amusés de ses collègues, se poser sur lui. On l'étudiait, on le taquinait, rien de grave. A l'école de police, déjà, il avait été familiarisé avec ce genre de comportements. Les plus anciens malmenaient un peu les nouveaux, c'était une logique plutôt bon enfant. L'objectif était de pousser à l'erreur pour que l'apprentissage se fasse sur le terrain. Quelque fois, ça tournait un peu à la rivalité, il suffisait qu'une forte tête entre en conflit avec une autre et là, ça dégénérait. Mais Aiden n'était pas de ceux-là. Il préférait serrer les dents et encaisser, bien analyser chaque situation pour comprendre ce qu'il ne devait surtout pas faire. Finalement, on le pensait jeune et donc foufou, mais il montrait une grande preuve de maturité.

En ce qui concernait l'ambiance de la pièce, il n'était pas vraiment à l'aise. Il comprenait que la blouse n'était pas là pour les protéger mais plutôt pour protéger le corps. Il fallait y penser. En même temps, Nathan était légiste, il faisait ça toute la journée ! Quant à l'odeur, Aiden n'avait jamais senti de formol, mais une chose restait certaine : il n'aimait pas du tout ! Ca lui donnait la nausée. Et quand le médecin leva la couverture pour dévoiler le buste de la victime, Aiden sentit que son estomac s'agitait... L'homme avait des bleus partout... et sur sa peau très pâle, ça ressortait plus que toute autre chose. Pour le jeune flic, qui n'avait jamais vu ce genre de choses, ce fut un choc. Il blêmit et avala sa salive avec difficulté. Il serra fort son stylo, et écrivit sur son dossier, tout ce que disait Nathan, avec plusieurs fautes d'orthographe. A un moment, il perçut que le légiste posait sa main sur le cadavre. Il passa son poing devant sa bouche, très rapidement, mais apparemment, son collègue perçut que quelque chose n'allait pas. Aiden se reprit aussitôt. Il irait vomir après... enfin, il espérait pouvoir se retenir jusque là... Il hocha la tête et répéta :

- Euh oui... oui, ça va... Hum... euh... Homme caucasien, la trentaine. Contusions sur le visage, 5 côté fracturées...

Rester professionnel jusqu'au bout, même si c'était extrêmement délicat et compliqué. Il déglutit à nouveau avec difficulté. Aiden ne manquait pas de volonté, il arrivait à se maîtriser malgré les yoyos de son estomac et son envie irrépressible de sortir de la pièce. Pour éluder le sujet, il s'intéressa au cas que Nathan était en train de lui présenter :

- Donc... hum... ce serait les fractures des côtes qui auraient provoqué le décès ? A priori, il a vu son tueur, les coups au visage ont été donnés de face, j'ai bon ?

Aiden, il était un peu comme la Suisse. Il n'aimait pas prendre parti ou donner une opinion tranchée sur quelqu'un. Il se contentait de relater des faits. Oui, l'agent Delgado ne l'appréciait pas particulièrement. En tout cas, il ne manifestait pas, à son égard, une franche sympathie. Néanmoins, Harton s'abstint de tout commentaire quand à ce que Nathan lui répondit. Il ne voulait pas rentrer dans les histoires de rivalité ou de conflit. Sa petite voix intérieure, nommée "Prudence", lui recommanda de ne pas s'embarquer là-dedans. Il était un bleu, un nouveau, alors autant s'éviter d'avoir des ennemis. Outre le fait que ça pouvait lui fermer des portes, il n'aimait pas l'ambiance délétère que cela génèrerait. Le docteur Peñali n'insista pas. Il enchaina, et Aiden lui en fut intérieurement très reconnaissant. Ils enchainèrent sur l'autopsie. Aiden prit le haricot métallique. Il n'allait quand même pas vomir là-dedans... s'il sentait que c'était irrépressible, il se ruerait dans les toilettes. Quand Nathan évoqua le fait de devoir réaliser une autopsie des organes, Aiden pâlit à vue d'oeil. Quoi là, maintenant ? Le légiste ne tarda pas de préciser que le spectacle lui serait épargné. Ouf... Il écouta attentivement les informations et les nota. Il était impressionné, à partir de si peu d'indices, Nathan arrivait à reconstituer le cheminement quasi-exact du crime.

- Je n'aurais jamais pensé qu'on puisse savoir autant de choses en étudiant un mort... donc si j'ai bien compris, ils étaient à deux contre un. Pendant que le premier l'étranglait, l'autre l'a roué de coups. Mais il y a quelque chose qui m'étonne. Pourquoi il ne s'est pas défendu ? Je veux dire, par là, si la personne l'étranglait... il aurait pu se dégager, car il n'avait pas l'air d'avoir les mains attachées si ?

Il se positionna de sorte à mimer la victime. Il plaça sa main au niveau de son cou et montra son bras balant, avec lequel il fit un geste pour l'envoyer dans le bas-ventre de son attaquant imaginaire.

- Attendez, c'est pour ça que vous avez prélevé sous ses ongles, je me trompe ?

Il y avait un mélange d'admiration et de curiosité dans sa voix. Aiden avait réussi à mettre de côté l'aspect "dégueulasse" de la situation, pour concentrer son raisonnement et sa logique sur toutes les informations. A la question de Nathan, il regarda dans le dossier dont il disposait et répondit :

- Il y a une note dans le dossier, où il est écrit "règlement de compte entre dealeurs" et sur son profil, il est écrit qu'il était connu pour recel de cocaïne, depuis 3 ans... Selon vous ça ne serait pas plausible ? L'inventaire fait sur la victime montre qu'il n'avait rien sur lui, en tout cas. Il est supposé, sur son dossier qu'il a été dépouillé par ses agresseurs.

Il passa une main sur son menton, pour réfléchir.

- A moins qu'il ne transporte la drogue ailleurs ? Que ça soit une mule ? Vous avez dit, aucune trace de drogue dans le sang ou sur lui... mais... peut-être que la drogue est... dedans ?

Il eut un rictus de dégoût rien qu'en évoquant cette idée. Mais comme on lui en avait déjà parlé à l'école de police, de ce type de situation, il essayait de voir si on avait pas une piste quelconque.

- Si ses agresseurs ont tapé dans les côtes, ils n'ont pas pu provoquer la rupture des sacs ce qui pourrait expliquer qu'on a rien dans les analyses ?

Aiden s'intéressait toujours à tout ce qu'il faisait, même quand ça concernait un domaine qu'il n'avait pas l'habitude d'expérimenter. Quoi de mieux qu'un médecin légiste pour le fasciner ? Depuis tout petit, il s'émerveillait pour tout ce qui pouvait abreuver ses facultés de logique et de réflexion. Résoudre des mystères, des énigmes, il adorait ça. Combien de parties de cluedo avait-il faites avec ses proches ? La seule personne qu'il n'avait jamais réussi à vaincre, c'était son père, du temps où il vivait encore. Quand il y repensait, il se disait que son paternel devait être fier de lui. Voilà qu'il travaillait comme policier et qu'il vivait dans son pays d'origine. De quoi enrober son coeur d'un baume rassurant et réconfortant. Curieux mais surtout très pragmatique, il analysait les informations, les notait et dissertait dessus. Il voulait comprendre. Et ce n'était pas Delgado qui l'encourageait à s'intéresser aux choses. Au contraire, son collègue le rabrouait de façon cinglante dès qu'il en avait l'occasion. Avec Nathan, au moins, il ne se sentait pas mal à l'aise de converser. Celui-ci expliquait bien les choses, de manière concise et efficace. Il lui rappelait un ancien professeur de mathématiques, qu'il avait eu au lycée et qui possédait un vrai don pour expliquer les équations les plus complexes. Cependant, quand Peñali évoqua la possibilité d'ouvrir le cadavre pour vérifier sa théorie, le jeune homme eut un haut le coeur, qu'il maîtrisa de justesse. Ce fut suffisant pour que le légiste ne change de sujet.

Concentré sur les notes qu'il prenait et aussi sur son estomac qui commençait à manifester de façon furieuse contre la vue qu'on lui imposait, Harton était un peu plus pâle qu'auparavant. Et son écriture se faisait un peu plus tremblante. Il resta stoïque. Il savait maîtriser ses émotions, même si son corps trahissait une forme de mal-être grandissant. Nathan lui offrit une porte de sortie, en lui parlant des archives. Ce serait l'endroit idéal pour trouver des informations, loin du macchabée et de l'odeur du formol... qui lui piquait les narines. Il mit un petit moment avant de reprendre la parole, histoire d'être sûr de se maîtriser.

- La mort pourrait donc être causée par accident, enfin de façon involontaire... Je vais jeter un oeil aux archives, c'est une bonne idée. J'ai peut-être une intuition. Je vais rechercher les liens éventuels et voir si parmi eux, certains sont fichés. S'il ne s'est pas défendu, ou très peu, cela veut dire qu'il connaissait certainement ses aggresseurs.

Il observa Nathan continuer son examen des jambes du mort et de ce fait, lever le drap sur la partie basse du corps. La vue des quelques hématomes et l'odeur de formol qui vint assaillir ses narines, vinrent secouer une nouvelle fois Aiden. Il détourna le regard et fit un pas en arrière. Non, cette fois, il sentait qu'il ne pourrait pas se retenir. Aussi professionnel que possible, il posa son bloc notes, criblé de fautes d'orthographe et s'excusa :

- Hum... je... reviens...

Il sortit avant même que Nathan ne puisse dire quoique ce soit. Il se rua vers les toilettes, qui heureusement, à cet étage ne se trouvaient pas très loin. Dans la précipitation, il se trompa et entra dans celles des femmes. Personne ne se trouvait là. Il eut à peine le temps de trouver une cabine libre qu'il s'y précipita sans fermer la porte. Pendant une bonne minute, son estomac lui fit durement payer ses tentatives de se maîtriser. Mais à l'issue de cette funeste reddition, il se sentit quand même soulagé. Il nettoya derrière lui et une fois au lavabo, il se rinça la bouche et passa de l'eau sur son visage. Il ne tarda pas à revenir auprès du Docteur Peñali. Il avait repris des couleurs mais ses yeux étaient rouges et brillants. Pas besoin d'être sorti d'une université prestigieuse pour savoir ce qu'il avait été faire. Aiden reprit ses notes. Enroué, il demanda :

- Quand pourrais-je avoir... les résultats pour le reste, les prélèvements et puis les... organes ?

Oui, Harton était un bleu, mais il s'efforçait d'être professionnel en toute circonstance. Pas pour épater la galerie. C'était ce que son père lui avait appris, être sérieux, bien travailler, montrer que l'on ne s'intéresse pas qu'à soi mais à un projet bien plus grand. Bref, à travers son éducation, Aiden avait été conditionné pour s'oublier au profit de son travail. Aussi, quand le personnel prenait le dessus et quand bien même cela se faisait rare, il ne s'éternisait jamais sur ses états d'âme. Aux yeux des autres, cela passait parfois pour de la fierté mal placée...