Unexpected | Spencer

Jody avait passé une dernière journée à Hamilton la veille, partageant une ultime soirée avec ses collègues. Elle n’aimait pas les au revoir tristes alors ils avaient fêté la fin de son contrat de remplacement dans la bonne humeur. Ce matin, la brune termina d’emballer ses affaires et de débarrasser son logement. Elle avait loué une voiture pour effectuer le trajet de retour jusqu’à Wellington. Six heures de route. Sa mère avait eu la bonne idée de l’encourager à passer son permis pendant ses études. Se déplaçant principalement à pieds ou en transport en commun, la kiné n’utilisait pas souvent de véhicule à quatre roues. Cependant, elle évitait les heures de pointe. Fin prête à partir, elle rendit les clefs au propriétaire du studio et le salua. Le trajet de Jody se déroula sans incident. Arrivant à Wellington dans l’après-midi, elle retrouva sa mère qui la récupéra à l’endroit où elle avait ramené la voiture louée. Mère et fille partagèrent un long moment toutes les deux, puis la kiné rentra enfin chez elle en début de soirée. Dans l’appartement, elle afficha un grand sourire en s’introduisant à l’intérieur. « Spenceeeeer ! Je suis rentrée. » Elle appela après son colocataire mais n’obtint pas de réponse. Comme Jody n’avait pas précisé l’heure exacte à laquelle elle reviendrait, il était peut-être sorti. La jeune femme déposa ses clefs sur la table basse à l’entrée et se dirigea dans sa chambre où elle commença à déballer et ranger ses affaires. Plus tôt elle s’y mettait, mieux ce serait, sinon elle risquait de laisser ses valises trainer un jour ou deux. Jody avait presque terminé de tout ranger. Emportant sa trousse de cosmétiques pour aller les ranger dans la salle de bains, elle ne prêta pas attention au bruit qui s’échappait de l’autre côté de la porte. Dans la lune, elle entra sans frapper et tomba soudain nez à nez avec un Spencer nu comme un ver qui chantait Whole Lotta Love de Led Zeppelin et mimait un mouvement de guitare sous la douche. « Oh mais, mais… ! » S’exclama-t-elle, dans une demi-seconde de panique. Rougissant comme une pivoine, Jody sortit aussi vite de la salle de bains qu’elle était entrée et elle referma la porte d’un coup. « Désolée ! J’savais pas que tu étais là ! » Habituée à vivre seule ces derniers mois, elle avait été inattentive, persuadée que Spencer n’était pas à l’appartement. « Promis, j’ai rien vu ! » S’empressa-t-elle d’ajouter pour le rassurer. C’était faux bien sûr mais il n’était pas obligé de le savoir. Bien vite sortir cette image de sa tête. Au moins, il avait bon goût en matière de musique mais Jody ne voulait rien retenir de ce moment ultra gênant.

Après être tombée sur Spencer dans la salle de bains, Jody quitta la pièce en trombe et referma derrière elle. Ce n’était jamais arrivé depuis le début de leur colocation. Peut-être parce que la personne qui occupait la douche verrouillait la porte ou parce que celle qui devait l’utiliser était plus attentive avant d’entrer. La kiné tenta de rassurer le dessinateur puis elle s’éloigna de la porte. Mieux valait oublier ce moment au plus vite. La brune repassa par sa chambre pour finir de ranger puis elle vint s’installer dans le salon. Peu après, Spencer la rejoignit, visiblement gêné.

De tous les scénarios, Jody n’avait pas imaginé que son retour se passerait ainsi. « J’en connais un qui a oublié le message que j’ai envoyé pour prévenir. » Répondit-elle d’un air amusé. Ils s’étaient mal compris, rien de plus. Ce petit incident mis à part, Jody espérait ne pas contrarier ses plans de la soirée à être arrivée un jour plus tôt qu’il ne le pensait. « Oui, tout s’est bien passé, merci. Un peu fatiguée par la route, je n’ai pas l’habitude de conduire autant. » Ces retrouvailles formelles étaient bien trop bizarres. En vrai, elle était tout excitée d’être rentrée. « Viens-là. Je suis trop contente de retrouver mon coloc préféré !! » Ajouta Jody en se rapprochant de lui et en le prenant dans ses bras. Elle n’avait pas pour habitude de faire ça mais elle ne l’avait pas revu depuis trois mois. Le libérant, la kiné se mit en tête de le taquiner. « Encore plus quand je lui découvre de nouveaux talents. » Pour le chant. Elle lui adressa un grand sourire. Jody l’avait déjà entendu donner de la voix dans la douche mais ça remontait.

Il lui demanda ensuite si un truc la tentait à la télévision. En voyant qu’un grand classique était programmé, elle sauta sur l’occasion. « Bridget Jones ? On va bien rigoler. » Une histoire sans prises de tête. Elle avait gardé les suites sur son ordinateur si jamais Spencer voulait enchainer tous les films. « Ça te dit qu’on commande des pizzas ? » Jody n’avait pas la foi de préparer quelque chose après les heures de route. « Et en dessert, je nous ai ramené des mini pavlovas. » Avant de revenir à l’appartement, elle s’était arrêtée avec sa mère à la boulangerie-pâtisserie du coin où ils étaient excellents. Jody avait mis la boîte au frigo. La brune demanda ensuite à Spencer ce qu’il voulait boire et elle partit dans la cuisine pour ramener leurs boissons pendant qu’il s’occupait de lancer le film.

Revenant dans le salon, elle lui tendit son verre et s’assit à côté de lui dans le canapé. « Et sinon comment vas-tu ? Tu avances bien sur ton nouveau projet ? » Récemment, Spencer lui avait raconté qu’il avait envoyé le mauvais travail à son éditeur. Tête en l’air un jour, tête en l’air toujours.

« C’est pas grave. » Répondit Jody lorsque Spencer s’excusa de ne pas avoir vu le message. Les téléphones étaient capricieux et n’affichaient pas toujours les notifications. Elle n’allait pas lui tenir rigueur pour si peu. La kiné lui raconta ensuite brièvement le voyage de retour sur la route et la difficulté de conduire plusieurs heures d’affilée. Son colocataire n’arrivait pas à rester concentré aussi longtemps. « Pourtant, il en faut aussi quand tu dessines. » Il travaillait parfois pendant des heures sur ses projets. En dépit de la blessure à sa main, il était doué et il s’était adapté. Voulant casser la dynamique bizarre de leurs retrouvailles, Jody lui fit ensuite un câlin. Il lui avait manqué et le sentiment était partagé. Comme les conversations sérieuses ne duraient jamais bien longtemps entre eux, elle le taquina sur ses talents de chanteur. Spencer expliqua qu’il essayait de reprendre ses anciennes habitudes. Elle se remémora la guitare dans sa chambre. « Tu as essayé de rejouer aussi ou c’est encore trop tôt ? » Petit pas par petit pas. Il ne récupérerait pas son entière mobilité de la main tout de suite. Jody n’avait jamais eu le plaisir de l’entendre jouer. D’ailleurs, son colocataire serait aussi surpris d’apprendre qu’elle jouait du piano avant mais elle n’avait plus pratiqué depuis des mois. Plus depuis ce blocage émotionnel qu’elle ressentait chaque fois qu’elle voulait s’y remettre. Ils se mirent ensuite d’accord sur le programme de la soirée : pizzas devant Bridget Jones. « Parfait. » Jody composa le numéro de la pizzéria. « Elles arriveront dans vingt minutes. » Elle proposa ensuite d’aller chercher des boissons pour bien commencer la soirée. Avec surprise, Spencer opta pour de la bière. « Tu es sûr ? Je croyais que tu n’aimais pas… Il me semblait que tu ne pouvais pas en boire non plus. » Loin d’elle l’envie d’être la colocataire chiante mais elle pensait à sa santé. Jody lui lança un regard interrogateur. Spencer n’avait pas l’air dans son assiette. D’ailleurs, quand elle lui posa la question, sa réponse la réconforta dans cette idée. Quelque chose n’allait pas. Reprenant place à côté de lui dans le canapé, elle s’inquiéta. « Qu’y a-t-il Spenc’ ? Il s’est passé quelque chose ? » Jody se souvenait que son coloc voulait lui parler à son retour, peut-être que ce qu’il avait à dire était en rapport avec ce qui n’avait pas l’air d’aller. Dans un registre plus léger, il lui parla aussi de son projet actuel. L’illustrateur éprouvait des difficultés à avancer dans son histoire policière, par contre il travaillait sur un conte de fées qui mettait en scène une licorne. Petite, Jody avait toujours été attirée par ces créatures enchantées. Spencer souhaitait d’ailleurs son avis sur les dessins. « Oui bien sûr, avec plaisir. J’adore les mondes mystérieux et enchantés. Ça doit te changer. » Toutefois, il avait prévu de lui montrer son travail une autre fois. Le film allait bientôt commencer. « Bridget, tu verras, c’est une fille trentenaire qui cherche le grand amour et qui ne l’a pas encore trouvé. Mais elle est gauche et n’a pas confiance en elle. Elle est très drôle aussi, alors ça va donner des situations comiques et touchantes. » Jody résuma le contexte de l’histoire en deux mots sans lui spoiler l’avenir de l’héroïne dans le film et sans faire de rapprochement non plus troublant avec la réalité.

Lorsque Spencer lui souligna que le manque de concentration dans son travail n’aurait pas les mêmes répercussions qu’une distraction sur la route, Jody saisit où il voulait en venir et hocha la tête. L’illustrateur avait en plus vécu un accident de près, il était bien placé pour en parler. D’un point de vue pratique, les deux colocataires avaient l’habitude de bouger autrement qu’en voiture. Jody se déplaçait principalement à pied ou elle utilisait les transports en commun. En dépit de leurs nombreux messages, la jeune femme prit ensuite de ses nouvelles. Spencer avait peut-être de nouvelles anecdotes rigolotes à lui raconter sur tel ou tel objet qu’il ne retrouvait pas dans l’appartement. Ou s’était-il remis à la musique par exemple ? Il répondit par la positive. Sa sœur et sa nièce étaient restées plusieurs jours dans l’appartement et il en avait profité pour reprendre la guitare. L’illustrateur n’avait pas encore retrouvé toutes ses sensations lorsqu’il jouait mais il progressait. De par son métier, Jody était bien placée pour savoir qu’il fallait se donner le temps pour obtenir de meilleurs résultats sur la durée. Spencer avait la résilience nécessaire pour y parvenir. Il avait énormément traversé ces dernières années, et chaque fois, il s’était relevé. « Tu vas en faire une future musicienne. » Répondit-elle en souriant à propos de sa nièce. Les enfants poussaient les adultes à se dépasser. Spencer avait essayé de s’y remettre pour le plaisir de la petite. « Ça va revenir, tu verras. Tu arrives à y jouer un peu maintenant. Et tu pourras le faire de plus en plus. En tout cas, j’ai hâte de t’entendre, je n’ai jamais eu ce plaisir. » Jody avait tendance à voir le verre à moitié plein. D’un autre côté, la jeune femme comprenait la frustration de son coloc, celle d’avoir perdu la capacité de faire ce qu’il faisait avant. Elle lisait le même sentiment de frustration chez la plupart des patients qui commençaient une rééducation. Il y avait toujours la phase du déni, celle du refus de la réalité, puis celle de l’acceptation, où le vrai travail vers une amélioration pouvait alors commencer. Cela n’empêchait pas d’avoir des rechutes, des moments de déceptions où l’on avait l’impression de ne plus avancer. Mais si Spencer avait réussi à jouer il était dans une bonne phase. D’autant plus qu’il ne cessait de travailler à côté… Ce qui était bon signe.

Ils décidèrent ensuite du programme de leur soirée. Boissons, pizzas et Brigdet pour leur tenir compagnie. Quand Jody proposa d’aller chercher à boire, Spencer opta pour une bière, ce qui éveilla des interrogations chez la kiné puisqu’il n’était plus censé boire de l’alcool. Finalement, il se rangea au conseil de sa colocataire et choisit une autre boisson. « Aussitôt dit, aussitôt fait. » Elle s’exécuta rapidement mais ne s’enleva pas de la tête que quelque chose perturbait son colocataire. Revenant dans le salon, elle lui tendit son verre et s’installa à côté de lui. Un peu inquiète, Jody lui demanda finalement si tout allait bien. Spencer n’avait pas l’air en forme. Il déglutit et lui parla alors de la chambre libre dans l’appartement, pour savoir si une amie à lui pouvait l’occuper. Intriguée, la kiné plongea son regard dans le sien. Elle trouvait encore plus étrange que Spencer rougisse de la sorte en parlant de cette fille. Pourquoi se mettait-il dans un tel état ? Redoutait-il tellement la réponse de Jody ou se tramait-il autre chose ? Silencieuse, la brune continua de l’écouter car Spencer avait repris la parole pour lui expliquer que la dénommée Clay avait quitté son mari depuis quelques mois et que depuis, elle squattait dans le salon d’un membre de sa famille, ce qui était peu pratique. « Je ne crois pas que tu m’aies déjà parlé de cette amie avant. Tu la connais depuis longtemps ? » Vu de la situation, elle n’y voyait absolument pas d’inconvénient. Une séparation n’était pas facile à gérer, surtout quand on se retrouvait dans des dispositions aussi délicates que Clay. Pas toujours simple pour une personne seule de rebondir. Jody avait tendance à vouloir aider facilement les autres. Et puis, elle allait bientôt déménager – ce qu’elle n’avait pas encore annoncé à Spencer – alors elle n’avait aucune raison d’être contraire. Comme l’illustrateur n’accordait pas facilement sa confiance aux gens, elle se baserait sur son opinion. « Oui bien sûr. Elle sera bien mieux ici que dans un divan. Tu pourras lui dire de venir. » Jody avait ensuite résumé le début du film mais maintenant qu’ils venaient de parler d’une nouvelle colocataire, elle n’était pas concentrée sur les premières minutes de l’histoire. « C’est ce que tu voulais me dire quand tu as écrit que tu devais me parler ? »

Lorsque Jody revint dans le salon, elle constata que Spencer venait de revenir dans la pièce avec sa guitare. « Oh ! Tu vas vraiment jouer maintenant ? » Lança-t-elle, agréablement surprise. « Une fessée, tout de suite, non mais ! Essaie un peu, tu vas voir. » Répliqua-t-elle, faussement offusquée. « Promis, je ne me moquerai pas. Par contre, pour ce qui est de t’entendre chanter, je crois que tu ne pourras pas t’en empêcher sous la douche. » Après l’avoir taquiné, la brune leva les mains devant elle en signe de paix et s’installa ensuite à côté de lui pour l’écouter. Spencer lui adressa un clin d’œil complice et commença à gratter l’instrument sur une chanson reconnaissable de Metallica. Les deux colocataires partageaient les mêmes goûts musicaux alors Jody reconnut facilement le morceau malgré l’hésitation de l’illustrateur dans ses mains. Il ferma les yeux comme pour mieux s’imprégner du moment et se mit à chanter. Il avait une belle voix, un peu plus grave et rauque que lorsqu’il parlait. Au fur et à mesure, elle perçut les difficultés et la fatigue dans sa main touchée mais elle n’y prêta pas attention, profitant vraiment du moment. Jody était sincèrement contente de le voir jouer pour la première fois. A la toute fin de la chanson, elle accompagna Spencer de sa voix sur le dernier refrain. So close, no matter how far. Couldn’t be much more from the heart. Forever trusting who we are. No, nothing else matters. A la fin, elle esquissa un grand sourire et elle lui adressa des mots d’encouragement malgré qu’il secouait la tête de dépit. « Moi, j’ai beaucoup aimé. Merci de m’avoir fait la surprise. » Il n’était pas satisfait de sa performance et cette opinion lui appartenait mais elle ne la partageait pas et n’allait pas lui dire le contraire juste parce qu’il se diminuait. Spencer avait été tellement blessé et trahi par différents événements au cours de sa vie, qu’il manquait de confiance en lui et envers les autres. « Comment va ta main ? Tu n’as pas forcé pour terminer ? » La grimace de son colocataire ne lui avait pas échappée et Jody lui saisit la main avec délicatesse pour la lui masser doucement. Ensuite, Spencer lui tendit des sous-vêtements rose bonbon et prétendit que ceux-ci lui appartenaient. Pourtant, la kiné n’avait pas le souvenir d’en avoir laissé traîner. Et pour cause, ce n’était pas les siens. Mais avant qu’elle n’ait le temps d’ouvrir la bouche, l’illustrateur partit ranger sa guitare. Plongée dans ses pensées, Jody trouvait ce qui se passait à l’appartement bizarre depuis son retour. Et pas que. Spencer était distrait, la tête ailleurs. Pour preuve, il avait oublié qu’elle rentrait aujourd’hui aussi. Ça ne lui ressemblait pas.

Quand il revint près d’elle, la kiné reprit le fil de la discussion. « Pour les sous-vêtements, ils ne sont pas à moi. Ce sont peut-être ceux de ta sœur. » A ce stade, cette supposition lui paraissait la plus évidente puisqu’il l’avait invitée en même tant que sa nièce à passer quelques jours dans l’appartement. Sauf qu’il aborda ensuite une situation compliquée à propos d’une de ses amies dont Jody n’avait jamais entendu parler auparavant et qu’il lui demanda en rougissant si elle pouvait emménager chez eux dans la colocation. C’est justement à ce sujet qu’il voulait lui parler. Spencer ajouta qu’il ne connaissait Clay que depuis six mois, raison pour laquelle Jody ne l’avait jamais rencontrée puisque la brune était partie quatre mois à Hamilton. Son coloc l’avait connue à l’hôpital et le courant était tout de suite passé entre eux. « Tu veux dire qu’en plus de ne plus être avec son mari, elle a eu un accident ? » La brune ne voulait pas se montrer trop intrusive mais Spencer venait de raconter qu’il l’avait aidée à remonter la pente alors elle s’interrogeait puisque son amie allait venir vivre avec eux. Vu la situation précaire de Clay, la kiné accepta. Il restait en effet une chambre de libre. De toute façon, Jody n’allait plus vivre longtemps ici alors elle était contente que Spencer ait une amie auprès de lui, elle qui s’inquiétait de partir. Elle se réjouissait d’emménager avec Roman mais l’idée de laisser Spencer tout seul ne l’avait pas rassurée. Bien sûr, elle l’avait fait en effectuant son remplacement à Hamilton mais la situation était temporaire. Cette fois, Jody allait quitter l’appartement pour une durée indéterminée. Finalement, l’arrivée de Clay était peut-être un signe. En tout cas, l’illustrateur semblait très heureux que sa colocataire accepte. « Ça t’étonne tellement ? Je ne savais pas que je pouvais te faire si peur que ça. » Répondit-elle en riant. Il lui confirma qu’il s’agissait bien du sujet dont il voulait lui parler et se montra surpris de l’interrogation de Jody. « Je ne sais pas. Je ne m'attendais à rien mais pas à ça. » Fuir la réalité. Voilà à quoi elle pensait en voyant Spencer. Depuis longtemps, il s’était retranché derrière une carapace à cause de son ancienne vie, s’accrochant au souvenir passé d’une existence tout aussi douloureuse que l’actuelle. L’ennui avec les sentiments indésirables, c’est qu’ils continuaient à nous poursuivre, même à dix mille kilomètres de celle qui nous les inspirait. Spencer avait tenté de vider son cœur de tous ces poisons romantiques qui le grignotaient de l’intérieur depuis Magdalena. Lui qui dénigrait l’amour depuis lors avec la force du désespoir, refusait de voir la triste réalité : plus encore que n’importe qui, il attendait celle qui s’accrocherait à lui. Or, sa réaction quand il lui avait parlé de Clay avait immiscé le doute dans la tête de Jody. Se pourrait-il que quelque chose ait changé ? Était-elle, elle aussi, venue en son absence ? Après tout, les sous-vêtement pouvaient appartenir à n'importe quelle autre femme.« Spencer, Clay est déjà venue ici aussi ? » Sur ces mots, Jody mit le film sur pause. Il semblait que Spencer et elle avaient beaucoup plus de choses à se dire qu’elle ne le pensait. La kiné le laissa répondre puis l’illustrateur lui rappela qu’elle aussi voulait lui parler à son retour. « Oui, en effet. En fait… » Tout d’un coup, un bruit interrompit la jeune femme. Le livreur de pizzas venait de frapper à la porte. Jody se leva et partit les réceptionner.

« Pourquoi, tu as eu d’autres visiteurs impromptus ? » Demanda Jody, intriguée, quand Spencer sous-tendit étrangement qu’il en avait assez d’être interrompu, comme s’il était souvent dérangé. Pour éviter que la situation ne se reproduise, l’illustrateur jura de verrouiller la porte. De son côté, Jody savait qu’elle n’allait plus s’éterniser à l’appartement très longtemps alors la question ne se poserait plus. Spencer entreprit ensuite de jouer un morceau et la kiné passa un agréable moment, ravie de pouvoir enfin écouter son colocataire. Malgré ses progrès, il n’était pas satisfait de sa performance car il était perfectionniste et avait l’habitude de mieux jouer avant. Il était frustré et c’était bien normal mais Jody positivait et l’encourageait : sa main évoluait dans le bon sens. « Tu récupèreras. Donne-toi plus de temps. » La kiné lui massa légèrement la main douloureuse mais Spencer la retira assez vite. Il n’avait pas envie de montrer ce qu’il considérait comme une faiblesse alors elle n’insista pas. « Tu es libre de chanter et jouer où tu veux, ça ne m’embêtera pas le moins du monde. » Elle esquissa un sourire puis baissa les yeux vers les sous-vêtements que Spencer lui avait tendu, lui indiquant que ce n’était pas les siens. « Je ne sais pas, en tout cas ce n’est pas à moi. » Répondit-elle, gênée par la situation. Malgré qu’elle s’entende bien avec son colocataire, Jody restait assez pudique et parler de ces choses-là avec Spencer la mettait mal à l’aise. Sauf qu’il se mit carrément à rougir et à nier en bloc par rapport à sa sœur. Il évoqua sa nièce aussi, ce qui était franchement bizarre dans la conversation actuelle. Reprenant les sous-vêtements, il s’éclipsa rapidement et partit les ranger dans un endroit dont il avait le secret. Interloquée, Jody haussa les épaules et afficha une moue d’incompréhension. Spencer revint ensuite dans le salon et avait le teint un peu pâlot. Il lui demanda alors si elle acceptait d’accueillir une nouvelle colocataire dans le logement et il lui expliqua sa rencontre avec Clay. Jody tenta de s’intéresser un minimum à la jeune femme mais Spencer la rabroua aussi vite. « Oui bien sûr, tu as raison. Je ne sais pas où j’avais la tête. » Distraite par la conversation, elle n’avait pas réfléchi sur le moment. Jody répondit tout de même par la positive pour l’accueillir chez eux, ce qui rendit Spencer heureux, de toute évidence. Était-ce tout ce dont il voulait lui parler ? Apparemment, oui. Face à l’enthousiasme de son colocataire et à la situation bizarre un peu plus tôt, la kiné se demanda si Clay était déjà venue. Spencer le lui confirma. « Comme ça… Du coup, elle connait déjà l’appartement, elle ne se retrouvera pas dans un endroit inconnu. » Répondit-elle en souriant. En vrai, voir son coloc rougir à chaque fois qu’il évoquait la jeune femme lui avait mis la puce à l’oreille. Il semblait attaché à cette fille. La question la plus importante étant jusqu’à quel point. Pour l’heure, Jody n’était pas devenue omnisciente, donc impossible à dire. Détournant la conversation, Spencer s’interrogea ensuite sur ce que la brune devait lui dire. Avec toute la délicatesse qui lui était coutumière, il lui demanda frontalement si elle était enceinte. « Euh… » Il lui lançait ça comme ça, surtout qu’elle lui avait déjà dit non. C’était un peu intrusif mais soit il avait son grand sourire. Spencer avait juste envie de l’embêter. A ce moment, le livreur de pizzas arriva et elle partit les réceptionner. Sauvée par le gong. Revenant dans le salon, elle ouvrit les cartons et les disposa sur la table basse devant eux. « Bon appétit ! » Comme Spencer attendait toujours la nouvelle, elle se lança finalement. « Tu avais déjà un peu deviné en fait, mais je voulais te le dire en face, pas par message. Roman m’a proposé d’emménager avec lui et j’ai accepté. » C’était le premier à qui elle en parlait. Logique, ils habitaient ensemble. Elle avait donc encore moins de raison de refuser que Clay vienne vivre à l’appartement. « Ce n’est pas pour demain. Je vais d’abord m’occuper du lancement du cabinet, donc je resterai ce mois-ci et puis on avisera dans quelques semaines. Pas de chance, tu devras encore me supporter pour ton anniversaire cette année. » Jody avait essayé de glisser une touche d’humour mais elle ne savait pas du tout comment Spencer le prendrait. Elle guettait sa réaction. Il aurait en tout cas le temps de se faire à l’idée.  

Contrairement à ce que Spencer pensait, Jody n’avait pas littéralement dit qu’il retrouverait toutes ses facultés mais elle pensait sincèrement qu’il en récupèrerait une bonne partie et qu’il avait encore une marge d’amélioration. Il ne cessait de progresser depuis un an et elle se montrait positive quant à son rétablissement, au moins jusqu’à un certain point. Malgré la profession de kiné et la spécialisation que Jody suivait en ostéopathie, il n’était par contre pas son patient. Ce qui n’était pas plus mal pour garder une certaine objectivité, du coup elle n’était pas non plus au courant de tous les détails de son dossier. Il lui expliqua donc que d’après le spécialiste qui le suivait depuis l’accident, il avait déjà retrouvé le maximum et qu’il pourrait difficilement faire mieux. Ce que Spencer semblait oublier, c’est que l’ostéopathe dont il parlait était aussi le futur associé de Jody et qu’elle connaissait très bien Derek. Ils ouvraient un cabinet conjointement et s’entendaient très bien. Selon elle, Haynes était un très bon spécialiste qui ne cessait de se montrer encourageant et d’essayer d’améliorer la vie quotidienne de ses patients. Il faisait des miracles. Alors, ce discours l’étonnait beaucoup. Peut-être que Spencer traversait une de ses passes difficiles et pessimistes ou bien Derek s’était montré particulièrement réaliste avec lui. Peu importe. « D’accord, tu verras bien alors. » Inutile de continuer à parlementer, le dialogue devenait sourd. Après tout, l’illustrateur était plus au courant de son propre état qu’elle. Après avoir joué de la musique, Spencer lui avait affirmé qu’elle ne cesserait de l’entendre et qu’il s’enfermerait dans sa chambre pour ne pas lui casser les oreilles, et voilà qu’il changeait de discours quand elle lui assura qu’il ne l’embêterait pas le moins du monde. A présent, il expliquait que ces périodes lui passaient très vite et que son endurance n’était plus au rendez-vous. Jody n’arrivait plus à suivre la conversation. A croire que tout ce qu’elle disait était mal interprété et qu’ils avaient difficile de se comprendre. Elle ressentait toute la distance que ses quatre mois d’absence avaient instauré entre eux. « Tu feras comme tu veux. En tout cas, ça ne m’embêtera pas de t’entendre. » Sur ce point, la kiné tenait à être claire. Il s’ensuivit alors un moment gênant sur des sous-vêtements, puis Spencer lui parla de sa rencontre avec Clay, la nouvelle colocataire que Jody avait accepté d’accueillir chez eux. Lorsqu’elle s’intéressa un peu plus aux circonstances de leur rapprochement, il la rabroua et elle se mura dans un long silence après avoir formulé une excuse sur sa distraction. Décidément, elle ne savait plus que dire pour ne pas déraper dans la discussion. Au final, Spencer reconnut qu’il lui aurait posé la même question mais qu’il était tenu au secret pour respecter la vie privée de Clay. « Oui, j’ai bien compris. C’est bien pour elle de t’avoir rencontré, que tu aies été un soutien pour elle dans un moment difficile. Et que vous en soyez devenus amis. » L’air de rien, Spencer était plutôt une personne solitaire depuis ses mauvaises rencontres – et c’était bien compréhensible – alors Jody était contente pour lui qu’il ait réussi à trouver une personne avec qui il avait tissé des liens d’amitié. Elle espérait simplement que cette femme ne se jouerait pas de la gentillesse de Spencer et ne profiterait pas de lui comme tant d’autres de son passé. Seul l’avenir le dirait. En tout cas, il se réjouissait que Clay vienne habiter avec eux. Le film lancé, les pizzas arrivées, l’illustrateur interrogea ensuite la kiné sur la fameuse nouvelle qu’elle devait lui annoncer. Il en avait déjà une bonne idée et Jody la lui confirma : elle allait bientôt emménager avec Roman. Au moins, la jeune femme eut enfin l’impression de retrouver son colocataire tel qu’il était avant son départ pour Hamilton : il se réjouissait sincèrement pour elle et lui avoua à demi-mot qu’elle lui manquerait. Touchée, Jody reprit la parole. « Merci. Je suis heureuse aussi. Même si ça me manquera un peu ici aussi… J’espère que je serai toujours la bienvenue pour venir t’embêter. » Elle esquissa un nouveau sourire, mais cet instant de légèreté ne dura pas. Spencer retrouva son ton râleur lorsqu’elle lui précisa gentiment qu’elle resterait au moins jusqu’à son anniversaire pour ne pas partir comme une voleuse. « On y passe tous de toute façon, je te suivrai de près. » La kiné fêterait le sien le mois suivant, en septembre. Le cabinet ouvrirait sûrement un peu avant. Et puis, un peu plus tard dans l’année, elle décollerait chez Roman si la proposition tenait toujours bien entendu. Pour ne pas remettre de l’huile sur le feu, elle se concentra ensuite sur le film et rigola aux moments drôles où Bridget jouait les maladroites ou se prenaient la tête pour les deux hommes de son cœur. Jody mangea deux ou trois parts de pizza, mais elle n’avait pas très faim ce soir, la discussion bizarre lui avait un peu coupé l’appétit, elle s’était imaginée des retrouvailles un peu différentes. Spencer non plus n’avait presque rien avalé. Il surprit alors la kiné en lui demandant si elle avait déjà vu les enfants de Roman. Avait-il oublié tous les moments qu’ils avaient partagés entre colocataires avant son départ à Hamilton ? Bien sûr qu’elle avait déjà vu les enfants du pompier, plus d’une fois, notamment lorsqu’elle était allée le rejoindre en pleine nuit à l’hôpital lors de la naissance de sa fille et de l’opération de son fils. Et puis, tous les autres moments qu’elle avait partagé avec la petite famille. Certes, Jody n’avait pas tout raconté à Spencer parce qu’elle était très secrète, en particulier sur sa vie amoureuse, mais elle lui avait quand même raconté un minimum et c’est comme si elle était devenue une inconnue pour lui. Peut-être avait-il traversé une période difficile en son absence et qu’elle n’était pas (encore) au courant. A voir quand Spencer serait prêt à en parler. Le moment de surprise passé, elle se contenta donc de lui répondre simplement. « Oui. Je les ai déjà vu plusieurs fois, et ça s’est toujours bien passé. C’est en partie ce qui l’a encouragé à me le proposer. » Le pompier l’avait fait parce qu’il avait envie de la voir tous les jours et de passer un cap dans leur relation mais le fait qu’elle s’entende bien avec ses enfants avait aidé, c’était certain. Ils se reconcentrèrent ensuite sur le film, de sorte que Jody n’entendit pas son portable vibrer. La kiné rigola un peu devant la fin et se rendit compte qu’elle avait reçu un message de son petit-ami qui prenait de ses nouvelles. Elle répondit à son texto puis décida de prendre congé. « C’était sympa ce film, on pourra se faire la suite bientôt. Par contre, je suis claquée, je ne vais plus tarder. » La fatigue commençait à se faire ressentir, la route avait été longue. Soudain, le téléphone de la kiné sonna et elle se retira dans sa chambre pour décrocher. Le pompier lui proposait de venir dormir à la maison. A la base, ils devaient se voir le lendemain, mais ça faisait déjà un mois qu’ils ne s’étaient pas vus. La séparation avait été suffisamment longue. Autant en profiter tant qu’il n’avait pas repris les gardes. Rapidement, elle prépara un sac léger et ressortit de la chambre après avoir raccroché. Elle avait d’autant plus accepté que l’ambiance était particulièrement bizarre dans l’appartement. « Finalement, je ne vais pas rester ici cette nuit. Roman m’a proposé de venir. On se voit demain ? » Peut-être que Spencer serait absent de son côté, il était libre aussi bien entendu. Elle le demandait seulement à titre informatif. Elle colla un bisou sur la joue de son colocataire et lui rappela le dessert dans le frigo au cas où il voudrait en manger le lendemain. Sur ces mots, elle lui adressa un signe d’au-revoir et descendit dans la rue où un taxi l’attendait. Hors de question pour Jody de se promener seule à cette heure dans la ville après ce qui était arrivé l’année passée.

Sujet terminé