Pique-nique & Confidences - Preve#6

Ils ont décidé de faire un pique-nique aujourd'hui. Eve a vu Priam investir la cuisine directement. Elle s'en doutait. Elle commence à le connaitre. Il a le moule à gâteaux facile. L'artiste dans en plein travail est beau à observer. Elle resterait volontiers là, dévorant des yeux avant de le faire réellement quelques heures plus tard mais ce serait trop égoïste, profiter sans rien faire. Elle réquisitionne donc un coin de table en espérant ne pas trop déranger son ami. Elle aura fini avant lui, ce qu'elle a prévu est plus simple. Chou, carottes pour une salade coleslaw. Il lui demande son avis sur la quantité qu'il a prévu. Elle lève le nez vers lui. « Ça me parait très bien tout ça. De mon côté, j'ai prévu une salade. Des pommes aussi. Et j'ai acheté une bouteille de limonade aux fleurs de sureau. J'espère que tu vas aimer. On emmène de l'eau par sécurité. » Pour éviter de transporter des assiettes, elle partage la salade dans deux boites, chacun le sienne. Fourchettes. Verres.


La glacière voyage d'une main à l'autre, cela en fait quatre, il faut bien cela. Elle pèse son poids ! Un sac en complément pour les serviettes de plage. Quand on n'a pas de voiture, le bus est le moyen de locomotion le plus évident. mais la glacière prend un espace conséquent, c'est toujours le soucis avec les bagages qu'on traine. 


La plage. Le choix de l'emplacement. Personnes n'a eu la même idée pour profiter du soleil printanier. Eve s'en étonne. Est-ce qu'ils auraient raté un changement temps ? Un événement sportif qui attire la foule dans un stade ou devant un écran ? Une manifestation gigantesque qui monopolise le pays ? Aucune idée. Elle n'est pas a l'affut de cela. Ils trouvent donc l'endroit qui leur convient sans trop de soucis. Priam est curieux de savoir ce qu'elle va manger. Elle rigole. « Mais je compte goûter de tout. C'est ce qui est bien dans les pique-niques, picorer par ci par là. J'adore. » Elle ne perd pas de temps, à déballer la glacière, inspectant les sandwiches et repérant lesquels sont au pâté, ceux au jambon et aux fromages. Elle annonce à chaque fois l'ingrédient principal et jetant un oeil vers Priam, s'il est tenté. Les boites de salades sortent dans la foulée. Les verres sont remplis. Le pique-nique peut commencer après un coup d'oeil au ciel et aux nuages.

Est-ce que Priam et Eve sont des individus extrêmement bizarres au point de venir pique-niquer sur la plage alors que personne d'autre n'a cette idée ? Pas vraiment de promeneurs non plus, mais il est possible de mettre cela sur le compte de l'heure à laquelle ils s'installent sur le sable. Le monde est tranquillement chez lui en train de déjeuner. En famille. En couple. Entre amis. Entre amis comme ils le font tous les deux. Priam en a fait la remarque. C'est plutôt désertique. Elle vérifie une nouvelle fois, sait-on jamais, il se pourrait que tout le monde se soit caché derrière une dune et débarque d'un coup pour faire une surprise. A qui ? Mystère ! Eve regarde à droite et à gauche avant de poser son regard sur Priam tout en lui servant un verre de limonade. « Tu ne trouves pas bizarre qu'on soit les seuls à être venus déjeuner sur la plage ? »

Il a fait son choix, pour le premier plat de son pique-nique, un sandwich à la truite. Avant de répondre à sa question, il goutte le liquide et commente le résultat de cette dégustation. Elle acquiesce. « Moins sucrée qu'une limonade classique et un goût qui change du tout au tout. »

Sur l'eau, un voilier passe au large. Plus proche une planche à voile dompte les vagues et fait quelques sauts acrobatiques entre ciel et océan. Elle s'étonne de ne pas voir de surfeurs. Elle ne pratique pas, elle ne sait pas trop, mais suppose que la raison est simple : les vagues ne conviennent pas. Probablement. Certainement. Planche à voile et surf n'affectionnent pas la même houle. Le regard et les pensées d'Eve s'attardent un instant sur son sac à dos qu'elle a amené avec elle. Une serviette pour s'assoir sur la plage en est déjà sortie. Il reste un sweat au cas où la température tournerait à la fraicheur et un kway où il tournerait au désastre pluvieux. Prévoyante. Il reste aussi quelques babioles, bien cachées au fond pour éviter qu'un vent n'y loge des grains de sable. Elle sourit à Priam et mord dans un sandwich jambon-mozzarella. Aussitôt, elle lui montre un pouce levé pour lui signifier qu'il est bon.

Zigzagant entre son sandwich, la vision de l’océan et quelques pensées transversales, Eve est surprise par l’idée de Priam et le regarde fixement.« Tu veux fabriquer du pain ? Tu veux te lever à 3 heures du matin pour pétrir ta pâte. Tu veux la laisser reposer durant des heures interminables, puis façonner ton petit pain et encore après le faire cuire ? Tous les jours ? » Son cerveau se met aussitôt à imaginer le travail, le temps que cela représente pour obtenir dans ses mains la boule cuite et prête à être manger. Ou faire une baguette toute en longueur comme dans la boulangerie française à Wellington où ils font des pâtisseries démentielles et les macarons ? Mon dieu, les macarons ! « Tu crois vraiment qu’au final autant de boulot va te faire gagner une somme d’argent conséquente ? Un peu peut-être mais tu vas dépenser une énergie folle. Par contre, oui, tu auras un pain fait avec amour et aux ingrédients choisis par toi. » Est-ce que l’un compense l’autre, elle a quelques doutes sur le sujet. « Mais, si tu veux te lancer dans une telle opération, je te soutiendrai. Peut-être pas à 3 heures du matin, mais ensuite. » Et parce qu’une idée ne vient jamais seule... « Hum, pendant que tu feras le pain, je ferais des lanternes de Noël. Comme ça on passera un moment à une activité manuelle qui nous videra l’esprit de toutes les tracasseries de la vie. » Comme si c’était déjà acté, elle engloutit son reste de sandwich d’un coup, se lève et se dirige vers un petit amoncellement de bois flottés que la marée a regroupé sur la plage à proximité de leur zone de pique-nique et en revient presque aussitôt avec quelques morceaux dans les mains et une poignée de coquillages. « Voilà la première lanterne ! Je vais assembler ainsi. » Démonstration illico presto. Dommage, elle n'a pas prévu de colle, elle recommencera l'opération à la maison avec cette fois le matériel adéquat. « Côté décoration, j’imagine les petits coquillages suspendus à un fil bougeant sous la brise si on l’installe dehors et faisant coucou aux étoiles pendant la nuit. Peut-être que je pourrais les vendre au marché de Noël ? » Après tout l’idée de la machine à pain n’est pas si mauvaise, économie d’un côté et petites ventes de l’autre !

Il faut un moment de réflexion à Eve pour comprendre l’idée magistrale qui se cache au fin fond du pain. Dans les galettes d’après le Nouvel An, on appelle cela une fève, mais Priam est parti sur autre chose, les sandwicheries, le fromage qui fond et baigne les ingrédients. Au moins, il annonce clairement qu’il ne veut ni se reconvertir en boulanger ni en préparateur de sandwichs à emporter dans un kiosque posé au coin de la rue. Un moment de réflexion pour arriver à cette question qu’elle a besoin de formuler, puisque Priam reste écrivain et qu’au final il n’est plus certain qu’elle passe de secrétaire-comptable dans un tatoo-shop à créatrice de petits objets de décoration en vente au marché ou sur un site internet... « Le four de la cuisine ne suffit pas ? » C’est probablement ce que sous-entendu les paroles de Priam, elle s’en doute, il ne se serait pas lancer dans ces explications si c’était le cas, mais elle a besoin d’avoir la confirmation.

Pas de réorientation professionnelle ? Il n’a pas la vision euphorique que son ébauche de lanterne enclenche chez elle. Pas de moue dégoûtée tout de même, il reste joyeux. Ils ne sont simplement pas sur la même longueur d’onde en matière de réalisations manuelles à cet instant. Il pense nourriture, elle pense construction d’objets non identifiables dans leur état de matière brut, mais une fois assemblée en 3D... bref ! Pas de réorientation professionnelle ? Pourtant, il y a quelque chose qui trottine depuis quelque temps dans sa tête et dans ses mains, mais pour l’instant il ne s’agit que de plans et d’un test bricolé dans le garage. Inutile de vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué !

Alors que son ami reprend un sandwich, elle remplit les verres de limonade. Elle lève le sien dans sa direction. Un toast pour fêter cette journée et les bons moments qu’ils passent ensemble. « A nos futurs pique-niques avec des sandwiches pros. A notre amitié. » Il manque un petit quelque chose, le “à nos amours”, inexistant chez elle et pour Priam, elle ne veut pas le pousser à des confidences s’il n’a pas envie d’en faire.

Il est évident que Priam tient à ce matériel pour faire des sandwiches. Il a raison, il y a un gaufrier à la maison. Pourquoi pas alors ? A bien y réfléchir, cela pourrait faire un bon cadeau de Noël. Eve a un petit sourire en coin et l’esprit qui travaille. Il est clair qu’à leur retour, elle va se coller devant l’écran à la recherche de la perle rare. La machine parfaite qui va remplir de joie son ami.

Ils ont tout deux de l’imagination, mais elle ne s’exprime pas de la même manière. Pour lui, elle joue avec les mots et les personnages, les mondes fictifs et les intrigues qui s’y développent. Eve est dans le concret. Assembler, construire, réparer, bidouiller pour remplacer une pièce cassée ou qui fait défaut. Une théorie n’a de sens que si on peut l’appliquer concrètement. L’imaginaire est au service de l’objet. Elle repère son scepticisme vis à vis de son projet. Pas grave, il se rendra compte quand elle aura réalisé ses petites oeuvres en bois flotté.

Les verres teintent. Eve se réjouit de leur toast. L’amitié, les petits bonheurs saisis dans l’instant, ils baignent complètement dedans aujourd’hui, sur cette plage, et c’est parfait.  Au final, il apprécie la limonade qu’elle a apporté. « Contente que ça te plaise. » Sandwiches d’une main, boisson dans l’autre, leur pique-nique est une réussite. Les petits bonheurs. Il y en a dernièrement dans sa vie. Et dans celle de son colocataire préféré ? Ils discutent, mais parfois il faut un instant particulier, une ambiance pour que les confidences aillent plus loin. Elle se lance, elle veut connaitre ceux qui ponctuent les jours de Priam ces derniers temps, les petits et les grands. « Alors, les dernières nouvelles de ta vie ? » Une curiosité bienveillante. Son sourire n’est pas feint. Il s’agit bien de complicité entre eux.