l'histoire de ma vie
sillonner une terre brûlée par les combats des autres
Auckland
Je suis né de mère inconnue. Etrange chose que ce blanc à l'état civil. Mon père est un vieillard. Mon plus ancien souvenir de lui porte déjà des rides. Il est normal qu'il se soit éteint, un matin, alors que mon adolescence touché à sa fin. Départ discret, mais prévu. Il avait choisi un tuteur et placé l'argent nécessaire à mes études. Mon père, anonyme, comme il avait tenté de vivre. Un vieillard avec un enfant. Il ne répondait jamais au jardin d'enfants quand on lui demandait si j'étais son petit fils. Il n'a laissé que des placards vides et des questions sans réponse. Je suis ce mystère qui ne sera jamais élucidé.
Il avait calculé parfaitement ce qu'il fallait, pour devenir avocat, pour devenir médecin. Il ne m'a jamais dit s'il était fier de moi quand je remportais une victoire en plongeon. Il se contentait d'être là et de me regarder grandir.
Le corps apprend et garde en mémoire les gestes. L'esprit trie et oublie plus facilement. J'ai oublié à quel moment il souriait, mais aujourd'hui quand je sors de l'eau après une traversée de bassin, c'est lui que je vois dans les gradins.
Je cherche à comprendre pourquoi les corps se battent, se sauvent, abandonnent, meurent. Médecine. Je regarde mes patients, je fais de mon mieux pour les aider. Je fais mieux que le mieux, j'excelle. Le merci, le bravo que j'en retire ne viennent pas de l'homme qui me tenait la main quand je criais au monstre du placard. J'aimerais qu'il soit fier de ce que je fais.
Thaïlande
Je lui ai trouvé la meilleure clinique, la meilleure équipe de chirurgiens en anatomie intime. Celui que j'aime. Celui que je perds. Je l'ai accompagné jusque-là, je ne peux pas aller plus loin. Cet hôpital est une morgue. Celle qui sortira du bloc opératoire sera une étrangère. Je ne veux pas la connaitre. Je ne veux pas connaitre celle qui m'a volé l'homme que j'aimais. Je l'ai vu se désagréger alors qu'elle prenait la main sur son corps et son esprit. J'ai souris tout le long pour ne pas blesser son bonheur qui n'est pas le mien, son bonheur à lui, s'il pouvait encore se nourrir de quelques bribes de cela, si elle n'engloutissait pas déjà tout.
Je n'ai plus de photo de nous, elle a brûlé tout son passé. Je suis en deuil. Je pleure en silence et sans larme. Nos chemins se séparent et je ne parviens pas à lui dire. Il ne me reste de lui que la montre qu'il m'a offerte. J'ai payé d'avance pour qu'on lui porte des fleurs tous les jours. Je n'ai plus rien à faire ici.
Il n'existe plus. Pourtant il m'habite encore. Parfois nous discutons ensemble. Parfois j'oublie qu'il n'est plus là. J'envoie un sms pour lui demander comment il va. Elle me répond qu'elle va bien, que je lui manque, qu'elle voudrait que nous soyons amis. Je reste sans pensée devant la réponse, sans vie, sans futur, ni présent. Je devrais effacer ce numéro. Il me reste si peu de lui que je ne parviens pas à me résoudre.
WellingtonUn poste en chirurgie à l’hôpital de Wellington. Une fin pour un commencement. Je travaille. C’est ce que je possède, ce travail. Ce qui occupe mes jours.
Je souris, je réconforte, je félicite. J’offre des fleurs à mes patients quand ils sont à l’hôpital, quand personne ne le fait. On ne guérit pas dans la tristesse et la solitude.
Ce travail m’a construit. Je lui offre tout mon temps. Ou presque.
Les applications de rencontres, les rencontres de bar, les hommes kleenex ne me satisfont pas. Je préfère les prostitués. C'est plus clair. Il n'y a rien à justifier quand je pars. Il n'y a pas de pardon à quémander quand je reviens. C'est simple. C'est efficace. C'est presque efficace. Cela ne comble pas les interstices du manque entre travail et sommeil.
Il a des allures de gamin. Il a une allure d'ange. Il cache un monde sulfureux derrière son doux regard, son sourire joyeux. Je sais comment il paie ses études. L'information a circulé rapidement. Contrairement au rendez-vous hasardeux, je sais tout de son anatomie. J'en sais trop. Je veux tout de lui.
L’histoire du fils— Tu pleures, inconsolable petit enfant, sous les rires de tes camarades ?
Ces camarades de classe, avec qui partager des jeux devrait être naturel, sont devenus mes ennemis.
— Tu es le monstre de foire, le sujet de leur harcèlement ?
Mon père dit « C’est un accident, cela arrive parfois. Le jour où tu le voudras, tu remettras les choses à leur place. » Je répète cette phrase. Je la fais mienne, « C’est un accident. » Je justifie et me protège pour ne plus avoir à pleurer.
Vingt ans, nous et nos rêves d'infinis. Nous avions prévu de franchir les portes de cette clinique thaïlandaise ensemble, pour remettre les choses à leur place, ainsi que le disait mon père. Je suis resté dehors. Mon corps a résisté de tous ses muscles pour stopper ma marche. Il a enclenché une peur panique du scalpel entrant dans les chairs pour les refaçonner. Je ne serai pas médecin, je serai chirurgien. Je veux connaitre la source de cette peur.
Je suis cet homme assis au milieu d’un chemin qui sillonne une terre brûlée par les combats des autres. Je suis celui qui regarde les autres partir. Il m'arrive parfois de me demander où je suis, qui je suis. Je n'ai pas la réponse. Mais j’ai un homme dans mon lit avec lequel je veux ajouter des lendemains au jour présent. Je voudrais être cet homme magnifique qu’il a vu, vers lequel il a frayé son chemin. J’ai déjà peur de le perdre.
« C’est un accident, cela arrive parfois. Le jour où tu le voudras, tu remettras les choses à leur place. »
— Le jour où ta mémoire redonnera ses paroles à celui qui te les a dites, ton corps te confirmera qu’il n’y a pas eu d’accident, mais qu’il t’a ouvert la porte de l’infinité des possibles.
Dis-moi que je pourrai m’assoir au milieu de cet espace et me reposer.
L’histoire du père« Vous avez fait de moi une caricature, un mensonge. Une chose contrainte de grandir suivant vos normes, contrainte au mariage, contrainte à enfanter votre progéniture, sous prétexte d’être nourrie, vêtue, logée. Cela s’achève maintenant. Ce dernier enfant que je porte ne vous appartiendra pas. Vous ne saurez jamais qui il est.
Vous ne saurez rien de mon nouveau nom, de mon nouveau pays, de ce que j’étais déjà et que je serai enfin loin de votre prison. J’enfanterai seule mon enfant dans une obscure chambre d’hôtel. Je ferai de mon enfant un homme honnête et une femme libre et lui permettrai d’être ce qu’il voudra entre les deux. Et quand nous nous montrerons, tous les deux, en pleine lumière, je serai son père et il voyagera sans entrave dans l'univers. »