Le temps passe, les souvenirs restent [Feat. Frank Cortés]

Sasha avait toujours eu plaisir à donner de son temps pour diverses associations, et lorsqu'il ne le pouvait pas, il souhaitait tout de même participer en faisant des dons. Il avait de l'argent mais ne le dépensait pas sans réfléchir, donc donner à des associations qui en ont besoin, ça lui semblait être u investissement plus que rentable, aussi bien pour continuer le processus d'aider les personnes qui en avaient réellement besoin, et puis, il avait l'impression de se rendre utile de la sorte.

Avant de quitter Island Bay pendant ces quatre dernières années, le quadragénaire fréquentaient une association d'anciens combattants. S'il avait toujours détesté être suivi par un psychologue incapable de comprendre le moindre de ses mal-être par rapport à ses années sur le terrain et les séquelles psychologiques qui en découlaient, là-bas, il se sentait presque à sa place. Entouré de personnes comme lui, qui avait vécu des années difficiles, assistées à des choses que personne ne devraient voir. Entre vétérans ils se comprenaient et pouvaient estimer les séquelles que tout cela avait laissé.

D'une certaine manière ça lui permettait aussi de vivre par procuration certaines histoires qui venaient de se terminer il y a peu. Lui qui avait dû abandonner le métier qui l'avait toujours animé, il en souffrait encore aujourd'hui. Venir dans cette association l'aidait, et par sa présence, il en aidait certainement d'autres. Sasha avait déjà évoqué certains souvenirs, certains évènements intervenus durant ces années actives lors des réunions collectives, mais il n'avait jamais réussi à livrer tout ce qu'il avait sur le cœur.

Aujourd'hui, après sa journée de travail, l'italien avait pris le chemin de l'association. Il n'avait pas l'intention d'y rester toute la soirée, mais au moins une ou deux heures, ce sera déjà pas mal. Et puis, s'il pouvait se rendre utile durant le temps de sa présence, il le ferait avec grand plaisir ! Les familles avaient parfois du mal à comprendre le comportement de leur proche une fois rentrés au pays, c'était toujours compliqué de s'imaginer les horreurs auxquelles ils pouvaient être confrontés. La vérité c'est qu'il ne souhaite ça à personne, pas même à son pire ennemi.

Frank n’était pas le genre de personne à extérioriser ses peurs, ses angoisses, ses mauvais souvenirs. Pourtant, presque chaque fois que les membres de l’association de vétérans se regroupaient, il était là. Faute de pouvoir investir de l’argent, il préférait donner de son temps et de sa personne pour aider ceux qui, comme lui, ont connu la guerre, mais qui, contrairement à lui, n’en sont pas revenus à peu près indemnes. Oui, Frank faisait partie de ces chanceux qui, malgré le temps passé dans des zones de conflit à l’étranger, n’ont jamais réellement connu le front.

Les réunions de l’association étaient pour lui comme une deuxième maison. Comme il n’était pas du genre à dépenser son salaire dans les bars, Frank préférait largement passer du temps auprès de ses anciens frères d’armes et de leurs familles. Il ne se sentait pas toujours légitime de le faire, mais il savait que son aide était la bienvenue. Ce soir-là, alors qu’il discutait avec de vieilles connaissances de ses premières années dans l’armée, qui avaient effectué les mêmes déplacements que lui et qu’il n’avait ainsi jamais vraiment perdus de vue, Frank s’occupa de refaire un peu de café pour tout le monde, histoire de laisser un peu de temps à la psychologue pour faire connaissance avec les nouveaux venus. Une fois que l’odeur du café chaud commença à se propager dans la salle, il fit le tour des rangs pour resservir tout le monde, échanger quelques mots et, lui aussi, faire connaissance avec les nouveaux.

C’est ainsi qu’il tomba sur Sasha qu’il avait déjà croisé à plusieurs reprises et qui, de ce qu’il a entendu dire, aurait fréquenté l’association quelques années plus tôt. Une main soulevant la verseuse à café et l’autre grande ouverte devant lui, Frank en profite pour se présenter. « Bonsoir Sasha. Un peu de café ? »

Si Sasha n'avait pas pour habitude de se plaindre, de dire ce qu'il a sur le coeur, il sait que d'autres personnes ont besoin de mettre des mots sur leurs maux. Plus d'une fois c'est ce qu'on lui avait conseillé pour aller de l'avant, pour pouvoir tourner définitivement la page sur son passé. Mais les choses n'étaient pas aussi simples qu'elles n'y paraissaient, pour l'italien, parler, se confier c'était non pas signe de faiblesse, c'était plutôt ouvrir une brêche dans laquelle il sera aisé de s'infiltrer pour le détruire. C'est sa plus grande peur, et c'est la raison pour laquelle il n'a pas pour habitude de parler de lui. En revanche, c'est une bonne oreille attentive, prêt à rester assis en écoutant les autres, remuant ciel et terre pour apaiser leur peine ou les aider à mieux comprendre la situation. Il existe un dicton qui dit "il est toujours plus facile de conseiller les autres que d'appliquer ces propres conseils à soi-même", on ne peut pas mieux illustrer l'état d'esprit du quadragénaire.

Présent depuis une dixaine de minutes, Sasha avait eu le temps de saluer quelques personnes avant d'entendre qu'on s'adressait à lui. Il tourna la tête dans la direction d'où provenait la voix. C'était Frank, il l'avait croisé quelques fois depuis son retour en ville mais ils n'avaient pas eu véritablement le temps de discuter, d'apprendre à se connaître mutuellement. L'italien lui adressa un sourire en retour.

" - Bonsoir, Frank. Non merci, c'est gentil, je ne suis pas un grand amateur de café, mais je vais me prendre un petit thé et on peut s'installer pour discuter un peu si tu as du temps."

C'est ça aussi ça l'avantage de l'association, il n'y a pas de pression, pas d'heure à respecter, personne n'est pressé, ça laisse donc le temps d'apprendre à connaître les personnes présentes sur place.

Spoiler:

C’est toujours poignant de faire connaissance avec les nouveaux-venus, d’autant plus lorsqu’ils sont jeunes. On s’imagine que les horreurs de la guerre ne concernent que les américains, les russes, les français ou peut-être encore les anglais, mais c’est faux : tous subissent le retour de flamme de cette boucle infernale, peu importe le drapeau qu’ils défendent. Ironiquement, Frank se demande parfois si le mariage de tous ces vétérans a aussi explosé. Est-ce que les choses se seraient passées différemment s’ils n’avaient jamais juré de défendre leur pays coûte-que-coûte ? Peut-être. Dans son cas, c’était encore autre chose.

Sasha refuse l’invitation à boire un café. Il semble préférer le thé, mais ne dit pas non pour autant à une petite discussion entre quatre yeux. « Avec plaisir. » Pourquoi pas ? Frank se dirige vers la buvette pour se servir un gobelet, passer un sachet de thé à Sasha et faire chauffer de l’eau. Ils profitent pour écouter un peu la conversation de leurs voisins, en apprendre plus sur leurs déploiements, leur réinsertion dans la vie civile et la difficulté qu’ont certains à trouver le sommeil, par exemple. Puis ils trouvent un coin tranquille où s’asseoir et, comme l’avait si bien proposé Sasha, discuter un peu, faire connaissance. Frank pose son café brûlant à ses pieds, puis croise les bras en parcourant la salle du regard. « C’est fou qu’on n’ai jamais pris le temps de parler auparavant. On s’est croisés quoi, cinq, six fois au moins ? » Pourtant, c’était une première dans le cadre de l’association. Chaque fois que l’un se retrouvait sur la route de l'autre, il y avait soit le manque de temps, soit le travail qui primait, soit une petite Sarah pressée d’aller manger une glace qui les empêchait de faire la causette. « C’est toujours un peu nul d’avoir à se croiser ici. J’imagine que tout le monde préférerait ne pas avoir à le faire. Enfin, bref. T’as été déployé où ? » De son côté, Frank avait eu l’occasion de voir du pays, n’en déplaise à sa femme à cette époque. Afghanistan, Irak, pour ne citer qu’eux. Contrairement à certains, il ne s’y est jamais senti comme à la maison, mais ça n’empêche que c’est toujours intéressant de savoir où sont intervenus les autres et s' il aurait pu leur arriver de se croiser là-bas aussi.

Spoiler:

Depuis que Sasha avait remis les pieds en ville, il avait un sentiment étrange, il ne se sentait plus aussi bien qu'à son départ, comme si quelque chose s'était brisé, ou bien, c'était peut-être lui aussi qui avait une vision différente des choses. Il avait repris le travail et se sentait bien derrière son bureau a traité différents dossiers ou bien, à accueillir les potentiels futurs clients de la concession. En bref, les seuls endroits où il se sentait à son aise c'était le travail ou ici, à l'association. Et il s'y sent encore mieux lorsqu'il y a des personnes présentes, comme aujourd'hui, avec qui il peut discuter comme Frank.

Les deux hommes s'aventurent dans la salle de repos où était à disposion la machine à café, une bouilloire et toute autre machine permettant de faire une boisson chaude, ainsi qu'un panier avec différents biscuits. Pas fan du café, l'italien avait opté pour un thé. Sasha est toujours à l'écoute des récits de ses camarades de guerre, même si parfois ça peut être un peu malsain, il était toujours curieux de connaître leur affectation, les missions qu'ils avaient fait etc.

Une fois installés un peu à l'écart des conversations qui vont bon train, le quadragénaire trempe ses lèvres dans la boisson chaude avant de la reposer et de tourner le liquide ambré afin de le faire refroidir.

[Color=#669999]" - C'est vrai oui, dans le quotidien on a toujours quelque chose qui nous empêche d'être pleinement disponible, alors qu'ici, on est moins pressé et plus posé qu'avec le travail."[/ color]

Les deux hommes s'étaient déjà croisés plus d'une fois en dehors de l'association, mais ils avaient toujours quelque chose qui venait les interrompre, alors que là ils avaient le temps d'enfin discuter plus calmement, Sasha comptait bien en profiter. Il est vrai que les propos de son interlocuteur étaient véridiques, ce n'était pas le meilleur endroit pour faire connaissance, il y avait toujours un peu de tristesse le long de ces murs, des familles endeuillées qui cherchaient à comprendre le quotidien de leur proche parti trop tôt, des soldats évincés qui n'arrivaient pas à se réinsérer dans la vie civile, mais il y avait tout de même de bons côtés, comme celui de rencontrer des semblables qui comprenaient parfaitement le vocabulaire ainsi que les souvenirs douloureux qui peuvent persister malgré les années.

" - Disons que je ne miserai pas ici pour faire des rencontres, ce n'est pas vraiment le lieu propice, mais ça permet de rencontrer des personnes qui peuvent comprendre le vécu au moins. J'ai été déployé en Afrique vers la Somalie, le Tchad et puis j'ai fais aussi l'Afghanistan,  mais je ne suis pas resté assez longtemps dans les forces armées pour avoir vu énormément de pays. Et toi ?"

Il n'avait cité là que les missions principales, il est aussi intervenu ponctuellement en en Europe pour diverses missions de courte durée. Sasha ponctua son discours en avança une gorgée de son gobelet avant de refermer ses mains sur celui-ci comme pour se réchauffer, ou dans le cas présent, ne pas succomber à ses souvenirs douloureux.

Frank hoche lentement la tête en écoutant les propos de Sasha. On pourrait croire que le temps s’arrête chaque fois que l’on entre dans cette grande salle alors que c’est tout l’inverse au dehors : tout est tellement rapide qu’on en oublie parfois les choses essentielles de la vie, comme faire des rencontres ou prendre des nouvelles de quelqu’un, par exemple. C’est bien dommage d’ailleurs, puisque les deux hommes doivent avoir tout un tas de choses à raconter et ce n’est que maintenant qu’ils en ont l’occasion. Frank n’attends d’ailleurs pas plus longtemps pour interroger son interlocuteur sur ses déploiements ; à sa grande surprise, ils sont nombreux et assez différents des siens. « Je suis parti en Afghanistan, deux fois, en Iraq et aux Îles Salomon pour faire de l’humanitaire, explique Frank en levant le doigt à chacune de ses destinations.  J’étais maître-chien à l’époque. Et je vais pas mentir, c’était aussi une bonne excuse pour être loin de ma femme quand il y avait de l’eau dans le gaz. » S’il était d’abord convaincu que ça leur permettrait de mieux se retrouver, il a quand même vite compris que ça ne serait pas le cas et qu’ils démarreraient de nouveau au quart de tour quelques semaines après qu’il soit rentré.

Avec un passeport comme celui de Sasha, c’est difficile d’imaginer se retrouver dans le civil : prendre la voiture tous les matins, travailler derrière un bureau, dans un restaurant ou faire du porte-à-porte… Ça semble irréel. Pourtant, il semble plutôt bien se débrouiller. Curieux, Frank se renseigne sur son parcours post-armée en commençant par parler du sien. « Je suis flic maintenant, mais c’est vraiment pas pareil. Parfois, je me demande si ça vaut le coup de me lever tous les matins pour faire ça alors qu’il y a sûrement tout un tas de choses plus intéressantes à faire. Qu’est-ce que tu fais, toi, maintenant ? » Il n’allait pas aller lui réclamer une carte de visite pour un entretien, loin de là. En vérité, Frank se questionne constamment sur sa carrière depuis qu’il est de retour à Island Bay. Il se la coulait douce pendant quelque temps à Miami mais il fallait bien trouver quelque chose pour remplir le frigo et nourrir Sarah : la police, ça lui est apparu comme une évidence. Pourtant, maintenant, il ne sait pas trop dire si c’était une bonne décision ou pas. Peut-être qu’il aurait dû continuer de travailler avec les animaux, ça lui manque. Peut-être aussi qu’il y avait des opportunités intéressantes pour un bricoleur comme lui et qu’il n’a pas su saisir lorsqu’il est revenu.

Si Sasha appréciait de venir ici, c'est parce qu'il trouvait l'endroit reposant, loin du brouhaha de la ville et en même temps, propice à aider ceux qui en avait besoin. Il y a plusieurs de la diversité au sein de l'association, aussi bien des anciens militaires de l'armée de l'air comme Ashley, ou des "petits" nouveaux qui ont encore du mal à se réadapter à la vie civile. Le mot clé était l'entraide et c'est ce qu'il appréciait en ces lieux.

À l'époque, Sasha était souvent à la tête d'un petit groupe d'hommes armés, c'était lui qui avait le plus d'expérience et donc, il était envoyé à divers endroits pour faire des rapports sur la situation du pays. Il avait pas mal voyagé mais, ça n'avait rien de touristique. Il écouta alors le jeune homme se confier à lui quant à son affectation de l'époque  tout en évoquant le fait d'être loin de sa femme quand les choses allaient mal entre eux. Cette référence rappela quelques souvenirs douloureux chez l'italien. Les souvenirs de son mariage qui était tombé à l'eau à cause de cette profession.

Tandis que la discussion se poursuivit entre les deux hommes, Frank évoqua son vie civile, son métier actuel et comment il se sentait par rapport à ce qu'il avait pu vivre dans le passé. Quand il entendit le mot "police", Sasha se mit à avoir des étoiles dans les yeux. Avant d'être dans l'armée, le quadragénaire avait passé quelques temps en uniforme. Et si sa santé le lui avait permis, après son accident en mission il aurait aimé reprendre du service. Les années avaient passées et aujourd'hui, il était trop vieux et trop instable au niveau de sa santé pour espérer enfiler de nouveau cet uniforme qu'il avait servi. Si pour lui, ce métier représentait quelque chose qu'il ne pouvait pas avoir mais dont il continuait à espérer, Frank lui, n'était pas ravi de cette reconversion civile qui ne lui convenait pas tant que ca.

" - Qu'est-ce qui t'intéressait comme boulot ? Tu as déjà des idées ? Si je peux aider n'hésite pas !

Ce n'était pas toujours facile de trouver une place où on se sent bien, surtout après avoir passé des années au service du pays. Alors si l'italien pouvait aider par ses contacts ou même, trouver une piste pour l'ancien militaire il ne s'en priverait pas.

" - Je m'occupe d'une concession automobile que je gère, c'est pas le métier de mes rêves, mais j'ai toujours été intéressé par les voitures et le bricolage, alors je me suis dis que combiner les deux pouvaient être une bonne idée. J'aurai aimé revenir dans la police après l'armée mais.. Le destin destin a décidé autrement."