Il est toujours minuit quand on ferme les yeux (jackson & noa)

Une absence, loin d’Island Bay, loin de chez moi, loin de celui pour qui mon coeur s’était mis à battre, loin de mon activité professionnelle. Une absence qui a mis à mal l’intégralité de mon existence. Fabian est parti de son côté. J’ai dû lâcher mon boulot, j’avais épuisé mon stock de vacances. Une absence, une fuite. Est-ce qu’au final tirer sur ce type a détruit ma vie avec plus de force que l’enlèvement lui-même ? Je suis le propre artisan de mon malheur. J’en suis sûre maintenant. C’est tout ce que j’ai fait depuis ma venue au monde, auto-détruire mon existence. Tourner en rond dans une cabane au fin fond d’une forêt, perchée à flanc de montagne m’a amené à ce bilan. Pas n’importe quelle cabane, celle de mes vacances avec mon amie Helsie qui s’est suicidée quelques temps après. Un étrange choix de ma part ? J’ai renoncé à l’offre du chalet en Suisse de Wesley. Un étrange choix de ma part, oui. Mais est-ce le choix le plus étrange qui soit ? N’est-ce pas celui d’être revenue dans cette maison d’Island Bay ? Plus rien ne me retient ici au final, alors pourquoi ? Une envie de revenir ici pour écrire une fin ? Quelle fin ? Grande question ! Un nouveau départ ? J’ai tiré volontairement sur un homme, sachant qu’à cet instant le tuer ne m’aurait peut-être pas dérangée. Quel nouveau départ pour la criminelle que je suis devenue ?

Je n’ai pas allumé la lumière dans l’entrée. J’ai laissé tomber mon sac au pied du canapé. Je suis plantée dans la cuisine à côté de ce frigo vide, devant cette boite de céréales qui est la seule chose de mangeable dans cette maison. Je n’ai pas le courage de l’ouvrir, pas le courage d’ouvrir mes bagages, pas le courage de regarder mes messages sur mon téléphone. Il a teinté alors que je revenais vers la civilisation. Je sais qu’il n’y a pas de sms de la part de Fabian et qu’il n’y en aura plus. Peut-être mon frère, peut-être ma mère se souviennent-ils encore de moi pour prendre de mes nouvelles. En fait, je pense surtout à une personne avec qui j’ai gardé un contact régulier depuis mon départ, l’officier de police Jackson Clarke. Je l'ai prévenu de mon retour. Je daigne le prendre en main, poser mon regard sur l’écran. Je romps le silence d'un fou rire. SMS ! Une prise de rendez-vous pour le prochain contrôle de ma BMW au garage ! Le dernier menu proposé par mon resto asiatique préféré ! Le paysagiste chez qui nous avons un contrat et qui signale son passage ! Joanne Simone qui ne sait pas que je ne bosse plus pour le magazine Vogue ! Darwin qui m'engueule parce que j'ai raté une vague géniale ! Le monde est fou. Il continue de tourner. Au moins, je sais ce que je vais manger ce soir, japonais, pas céréales sans lait.

C’est l’heure des comptes. Ce qu’on tranche, ce qu’on noie, tout ce qu’on tente d’écarter désespérément, tout ce qu’on perd en cours de route. Je croyais avoir surmonté l’épreuve, avoir reconstruit une vie. Pour l’heure pourtant, ce que je vois de moi, de mon existence, c’est que j’ai tout perdu. Famille, amis, amants, boulot, il ne reste rien. Cette maison est vide comme ma vie ! Composer un numéro de téléphone pour commander un repas me parait absurde. Pourquoi diable continuer à s’accrocher à de telles banalités qui ont fait partie d’une vie d’avant. Avant l’apocalypse. A l’autre bout du fil, on me donne un horaire. Il n’y a plus qu’à attendre. Je sais faire, attendre. Je l’ai fait durant des jours dans ce coin retiré du monde. J’ai attendu qu’on oublie. La sonnette. Je sursaute. Perdue dans ma propre maison. J’appuie sur tous les interrupteurs pour illuminer l’ensemble des pièces sur mon passage. J’ouvre. Le livreur. Je lui demande d’attendre devant l’entrée le temps de récupérer de quoi le payer. Il me sourit. J’en fais de même. Une politesse bien rodée. Je m’installe dans le salon, sur le canapé pour diner. Je n’ai pas allumé la télévision. Je reste dans le silence. Je voyage dans mes souvenirs. Je revoie ma mère assise près de moi. Nous parlons de tout, de rien, puis de mes souffrances, d’un peut-être naissant, de Leeth. C’était quelque temps après l’enlèvement. J’entends mon frère m’appelait pour se lancer ensemble dans un jeu vidéo dont il sortira vainqueur, parce que ça ne me dérange pas de perdre. Les cris remplacent les rires, cette engueulade entre Aoline et moi, mes menaces. Des bribes de nos paroles me reviennent, ils font du bruit dans ma tête. Illusion. Je suis bien seule. Je me lève pour aller me servir un verre d’eau au robinet de la cuisine. L’eau coule. L’eau déborde du verre. A cause d’une sensation étrange. La sensation d’être observée. Je me tourne. Je scrute les ombres du jardin par la porte vitrée. Je crois que je suis en train d’angoissée à cause du silence. J’en ai bouffée par tous les pores de ma peau durant ma retraite forcée. Il faut que ça s’arrête. Je bois et abandonne le verre sur place. Je retourne dans le salon pour lancer une playlist que je sais durer quelques heures. Il reste quelques morceaux à grignoter dans la boite en carton aux couleurs du restaurant. Plus envie maintenant. Peut-être plus tard. Là, j’ai envie d’une douche ! Je monte à l’étage. Direction la salle de bain. Une serviette en prévision. Je me déshabille puis me glisse sous l’eau chaude qui embrume la pièce. Cette impression étrange vient me dire qu’on devrait toujours être armé quand on prend une douche. Hitchcock l’a prouvé de façon magistrale et les films d’horreur s’engouffrent immanquablement dans la confirmation de ce fait. Mon arme est restée dans mon sac.

Je laisse couler l’eau. J’ai fermé les yeux pour profiter encore plus de cette sensation. Cela n’a pas la vigueur d’un océan, mais ce n’est pas ce que je demande. Je n’ai pas envie de batailler avec des vagues, un courant, une planche de surf. J’ai envie de calme, de sérénité, j’ai besoin de penser à rien. Ce flux liquide entraine les images, les idées qui traversent mon esprit. Je n’ai plus envie de rien. Toute la mécanique du quotidien et de la construction du lendemain commencera bien assez tôt, bien trop tôt. Ce soir, cette nuit est un entre-deux entre ce séjour en pleine nature et le retour dans le brouhaha de la civilisation. Je ne vais pourtant pas y passer une heure ! Je coupe l’arrivée d’eau. Je récupère ma serviette et commence à me sécher. J’ai capté mon reflet dans le miroir. Ça fait tout drôle de se voir dans ce “grand format”, dans la cabane, la glace ne mesurait même pas un A4 ! Je me souris à moi-même en repensant à ce détail. Un battement de cil. Ai-je rêvé cette ombre durant une fraction de seconde. Comme tout à l’heure, en bas ? Mon corps s’est mis sur le qui-vive, ma respiration qui accélère comme mes battements de coeur. J'attrape le long tee-shirt que j’avais prévu pour dormir. Je l’enfile à la va-vite. Je retrouve mon regard dans le miroir. Derrière moi, il y a un sourire. Ce n’est pas le mien. Il y a un regard qui me fige sur place. Lui ! Moi. Nous reprenons l’histoire là où nous l’avions laissé. Cette parenthèse de tranquillité se referme.  Ses mains viennent me saisirent. Il me frappe. Je m’écroule au sol en me heurtant contre le lavabo. Je tente de ramper vers je ne sais quoi. Pour m’éloigner. Impossible. Il m’a coincé dans la salle de bain et déjà ses doigts se posent sur ma gorge. Il serre. Je n’ai pas eu le temps d’appeler. Je n’ai eu qu’un cri de douleur quand j’ai heurté le carrelage. De toute façon, appeler qui ? Je suis seule ici. Et il a pris l’avantage sur moi ! Pourquoi est-ce qu’il ne m’a pas tiré dessus ? Ç’aurait été simple et rapide. Je le fixe des yeux alors que respirer est devenu compliqué. Il veut me montrer sa force et sa détermination. Il veut me prouver qu’il est le maitre et que ma vie lui appartient. Vraiment ? L’instinct de survie n’est pas aussi docile. J’ai senti quand le gobelet sous mon bras quand je me suis retrouvée au sol. Si ma main droite le frappe avec toute la force qu’elle possède, la gauche vient de trouver la brosse à dents. Je lui plante dans la joue. C’est lui qui va gueuler pour demander de l’aide !

Spoiler:

Il a lâché sa prise. Plus précisément ma gorge qu’il serrait si fort que je m’attendais à mourrir étranglée. Mais non, j’ai eu de la chance. Je l’ai déstabilisé à coup de brosse à dents ! Il m’a lâchée. Tenter autre chose ? Tenter de fuir ? Là, j’ai du mal. Il est toujours au-dessus de moi. Il chavire. Je suis libérée de son poids. Non, il ne faut pas croire au miracle mais plutôt au chevalier servant. Mon chevalier. Mon sauveur. Mon flic préféré. J’hallucine par manque d’oxygène ? Non, c’est bien lui ! Je me traine vers le bac à douche pour reprendre ma respiration. Une main attrape mon pied. Non c’est pas vrai ! C’est une sang-sue ce mec ! Il veut ma mort autant que je veux... Je m’extirpe de son emprise alors que Jackson augmente la sienne. Je l’entends lui dire ses droits. J’ai presque envie de rire. Je veux croire que ça y est, c’est fini. Pour de bon. Je rirais si je n’avais pas le souffle aussi court. Je peux sourire tout de même à mon ange gardien qui affirme de son côté que tout va bien et que c’est terminé. Il l’a menotté. Je regarde mon ravisseur. Ouais, tu vois l’effet que ça fait d’être impuissant et de prendre les coups. T’en n’as pas assez reçu. Ça me plairait bien de te donner quelques coups de pieds, mais je crois que j’ai mis mon ami policier suffisamment en porte à faux. Je ne vais pas ajouter un tabassage en règle sur son prisonnier ? Oui. Pour lui c’est fini. Il en reste un dans la nature. J’espère que les flics sauront faire parler celui-ci pour qu’il livre son complice. Ou cette fois, ils sauront remettre les pièces du puzzle en place comme des grands pour le trouver. Je crois qu’ils ont un bon joker avec l’officier Clarke. Ouais, mais il va falloir attendre. Et je n’ai pas envie d’attendre. Et il a voulu me tuer, ce con, tout à l'heure. Une bouffée de colère. Je prends la brosse à dents qui git sur le sol et bondit sur lui. Donne-moi le nom de l’autre ou je te plante ma brosse à dents dans l’autre joue. Je gueule et il peut en être sûr, je vais le faire. J’ai déjà la main levée !

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Il me défie en m’insultant, en précisant que son acolyte finira le travail commencé, que rien n’est fini, que ça finira dans le sang, avec ma mort. J’ai le poing qui me démange, la brosse à dents serrée à l’intérieur jusqu’à me faire mal. J’ai envie de lui crever les deux yeux, de lui arracher la langue et pas que ça d’ailleurs. C’est lui qui est acculé et pourtant j’ai la sensation d’être encore et toujours impuissante face à ce qui s’est passé, face à ce type. Comment on arrête ce genre d’énergumènes ? Jackson affirme qu’ils vont lui faire cracher le nom de son complice. Je ne suis pas sûre de cela à la manière dont il fonctionne face à moi qui peut aller jusqu’au bout de ma colère, alors en compagnie de flics qui doivent respecter les lois et lui réciter ses droits. Il n’a aucun droit ! Ce qui me retient de l’empaler ? Pas que je suis à moitié nue dans ma salle de bain, pas que je suis en compagnie d’un policier, mais qu’au final, je ne suis pas lui ! Je ne suis pas une tueuse. Pas comme ça, de sang froid. Je pense qu’en mode auto-défense, tout le monde en est capable. Je suis chez moi et j’ai le choix. Le choix de ne pas être comme lui. Je m’éloigne et me  laisse tomber en arrière contre la cloison. Je ne suis pas lui. Je suis moi et je suis la victime. Pas question de l’étriper pour qu’il prétende au procès qu’il n’est qu’un agneau et que je suis une hystérique dangereuse. Cela fausserait le jugement. Et puis l’agent Clarke a raison, je ne vais pas me balader au poste dans une tenue aussi légère. J’ai aussi besoin de reprendre mon souffle. Remettre mon cerveau en place. T’as raison, je vais m’habiller. Je me relève. Je sors en reculant, sans les quitter des yeux. Cette enflure surtout. Zéro confiance même s’il est menotté et entravé. Je m’éclipse dans ma chambre. Je reste adossée quelques secondes à la porte que j'ai refermée derrière moi puis me laisse tomber sur mon lit. J’en peux plus. J’ai froid. Je tremble. Je suis épuisée. Je voudrais que mon frère soit là, que ma mère soit là. C’est trop dur. Beaucoup trop dur d’affronter tout cela seule !  

Des bruits derrière la porte, dans le couloir, des pas, une voix. Jackson m’annonce qu’il descend avec le type. Il appelait ses collègues, ils arrivent. Le monde normal nous a rattrapé. La routine policière. Je l’ai déjà subie. Après l’enlèvement. Même si ma belle-mère avait fait tampon à l’époque, entre ses équipiers flics et moi. Mes pensées m’échappent pour faire remonter les souvenirs de cette époque. J’aimerais tellement que Lukas soit là. Il y a Jax, mais ce n’est pas tout à fait pareil. Lui, il tient le rôle de l’ange gardien, elle était ma famille. Elle m’avait sauvé la vie à l’époque. Sans elle, je suis certaine que j’y serais restée. Aujourd’hui, je dois la vie à Jax. Je suis redevable. Je lui donne même deux vies, probablement trois ! Bon sang, je crois que nous avons passé ensemble plus de temps au milieu des coups de feu et des tentatives de meurtre que n’importe qui d’autres. Je pourrais presque être son collègue sur le terrain ! Enfin presque, parce qu’en soit, à part cette fois-ci, les autres, j’étais plutôt de l’autre coté de la ligne légale !

Le temps que ses collègues arrivent. Le temps que je m’habille. Le temps de le rejoindre. Un timing parfait ? J’ai vérifié à la fenêtre le déplacement du gyrophare. Quand je le retrouve, je sais que l’autre est parti dans leur voiture. Je sais qu’il sera seul. Au final ce n’est pas mal comme ça, j’ai besoin de m’éloigner de la maison. Cette nuit, je ne m’y sens pas en sécurité. Je ne m’y sens plus chez moi. J’esquisse un sourire difficile pour le remercier d’avoir été là. Un coup de chance ? Il surveillait le gars ? Il me surveillait moi ? Merci d'avoir été là une fois de plus. Je n’ose pas lui demander la cause de sa présence. J’ai peur d’une réponse du genre : “il fallait une chèvre pour attraper le loup”. Je soupire. Et maintenant ? La question piège. Peut-être qu’il est sous les verrous, mais nous, sommes-nous  vraiment en sécurité ?