Emmêler les fils (nisha et alex)

La marche des fiertés de cette année s’est entourée d’ateliers les plus divers. Alex n’a pas du tout compris pourquoi. Il s’est pourtant retrouvé, malgré lui, dans l’un d’entre eux en compagnie de deux autres personnes, les yeux bandés, avec pour but d’apprendre à se connaître, sans miser sur le physique de l’autre en face. Perturbant, extrêmement perturbant ! Aussi il a besoin d’une activité simple et récréative pour se remettre de ce moment qui a bousculé l’intime. Quoi de mieux que la fabrication de bracelets brésiliens ? L’activité par excellence des enfants qu’on ne sait pas comment occuper ! Cela doit être à sa portée et sans prise de tête. Il en est convaincu. Un brin distrayant. Un brin ennuyeux. Les deux vont de paire avec ce genre d’animation qui n’a aucun but que de faire passer le temps. Pas tout à fait limiter à cela, les bracelets seront revendus pour soutenir l’association LGBTIQ+ locale. Maigre revenu en soit, mais l’idée d’aller vers les autres avec un bracelet de paix et d’amour est un moyen surtout d’ouvrir la dialogue avec des inconnus.

Alex se dirige vers le stand en question. De grandes tables rassemblent une majorité d’enfants. Probablement caser là pendant que leurs parents testent les ateliers similaires à celui dont il sort. Pourtant l’animateur n’hésite pas à l’accueillir avec une grande accolade. Il n’est pas le premier à se lancer dans la fabrication, un peu plus loin, un barbu vêtu de cuir, bataille avec les fils. Deux jeunes femmes s’adonnent à la même occupation un peu plus loin. En un rien de temps, il se retrouvent installé à la table en compagnie d’un paquet de fils et de feuilles de papier indiquant comment réaliser l’oeuvre de toute une vie ! Les motifs sont jolis, il le reconnait. Il ne le porterait pas, son métier proscrit ce genre de choses au bloc opératoire. Alors qu’il passe en revue les modèles, il ne peut s’empêcher d’avoir envie d’en couvrir son avant-bras, de prendre des vacances et de partir à la découverte du monde. Il soupire alors qu’il se fixe sur une image. Ce sera celui-ci. Voilà celui qu’il va créer. Il choisit la laine, il la fixe sur la table comme indiqué et c’est parti. Au bout d’un court instant, il lève la tête. Le barbu semble au bout de sa vie. L’animateur serre une nouvelle personne dans ses bras. Alex baisse la tête. Son regard glisse sur la photographie imprimée, puis sur son ouvrage. C’était bien partie, pourtant, tout à l’heure, quand il a scotché les fils. Après, un peu moins. Ses mains se sont souvenues de son apprentissage de chirurgien. De jolis noeuds pour obtenir une belle cicatrice, mais assez pas de magnifique bracelet brésilien. Après tout, c’était le but, laisser filer son esprit pour destresser ? Ah non, le but était de mettre en pratique les indications du plan de travail pour vendre un modèle attrayant. Raté !
 

Elle abandonne son frère aîné et ses potes quelques instants, elle se faufile entre les nombreuses personnes qui se trouvent sur son chemin, elle s'achète un paquet de bonbons aux couleurs d'arc-en-ciel. Elle continue son chemin jusqu'à tomber sur un homme un peu trop enthousiaste qui lui demande si elle ne veut pas s'essayer à la fabrication de bracelets brésiliens, Nisha avait envie de refuser, parce que son frère va finir par s'inquiéter comme à son habitude, mais bon, elle est adulte et elle peut bien s'arrêter quelques minutes pour faire ce dont elle a envie. Elle hoche donc la tête et elle s'installe à une table où se trouve déjà une personne, elle regarde vite fait les instructions, mais l'avantage pour la népalaise, c'est qu'elle est née dans une famille où les femmes apprennent à fabriquer leurs propres vêtements et à la main, donc on peut dire qu'elle se débrouille plutôt bien à la fabrique des bracelets. Certes, ce n'était pas son activité préférée dans son pays, elle préférait s'adonner aux sports et à ses nombreux rêves dont devenir astronaute. -et parce qu'elle n'était qu'une enfant- Elle relève la tête lorsqu'un homme décide de se lever et d'emmerder tout le monde sur son passage à cause de cette activité qui est à la base pour tout le monde certes, mais pour les enfants également, apparemment cela met la patience à rude preuve, ce qui n'est pourtant pas le cas de la brune. Quoi qu'il en soit, elle termine un premier bracelet avec différentes couleurs et il est plutôt pas mal, le pose devant elle, tournant doucement la tête pour observer les personnes autour de cette table. « Besoin d'aide ? » Elle risque sûrement de se prendre un non en plein visage si cet inconnu est du genre trop fier pour avouer qu'il n'y arrive pas vraiment, mais qui ne tente rien n'a rien.

Abandonner ? S'il avait dû abandonné devant une tâche d'envergure à la fois complexe et risquée, il ne serait pas devenu chirurgien. Non il ne lâchera pas l'affaire, si un gamin de dix ans s'en sort très bien, il doit pouvoir le faire. Ce n'est pas plus délicat que de recoudre le ventre d'un homme après lui avoir remis tous ses intestins en place parce qu'il s'est fait hara kiri sur la grille de son voisin qui passait la tondeuse à gazon à une heure inacceptable. Rien d'aussi terrible ni d'aussi lourd de conséquences. Un bracelet brésilien, sérieusement ? D'ailleurs autour de lui les tressages achevés s'accumulent. Il est le seul à n'avoir rien terminé, si ce n'est cette longueur de points de suture. Le seul ou pas. Un homme bougonne et dérange tout le monde en désertant le lieu. Alex s'en préoccupe assez peu, c'est autre chose qui lui fait relevé la tête. Il sort de sa concentration face à son oeuvre tellement professionnelle quand une jeune femme lui offre son aide. La situation déclenche son rire, imprévu, spontané.

— Je crois qu'il faut être enfant pour être doué à cet ouvrage. Je suis trop vieux. Ou trop obsédé par mon travail pour que mes doigts envisagent de faire quelque chose qui leur est étranger.

Son regard se porte sur la création étalée devant elle.

— Magnifique !

Il jette un coup d'oeil rapide aux feuilles étalées sur la table qui présentent les différents modèles proposés. Contrairement à lui, elle s'est lancé dans un modèle sophistiqué. Et le résultat est parfait.

— Hum... je crois que j'avais choisi le plus simple pourtant. J'ai gâché des fils.

Il lui sourit en hochant de la tête.

— Je ne suis pas contre quelques conseils.

Il sait reconnaitre où il pêche par ignorance ou incompétences. Il est prêt à apprendre. Se détendre, il était là pour cela. Apprendre quelque chose de neuf et surtout de simple ne peut être que bénéfique en ces temps troublés de son existence.
 

Elle ne comprenait pas pourquoi l'homme faisait tout un spectacle pour une simple broutille, c'est une activité qui se veut normalement plutôt calme et dans la détente, pas gueuler comme un ours enragé et faire peur aux plus jeunes. C'est que pour elle, c'est une perte de temps de s'énerver, surtout pour un rien, dans le pire des cas, il peut abandonner le jeu et partir sans nécessairement en faire voir de toutes les couleurs à cette pauvre bénévole qui n'avait sûrement pas prévu cela. Quoi qu'il en soit, plutôt que de se concentrer sur cette scène, elle préfère offrir son aide à un participant, qui bien n'a rien demandé, en a peut-être besoin pour terminer sa création. Nisha laisse échapper un rire, c'est sûrement l'habitude pour elle de coudre ou tout du moins, c'est de famille. « Merci ! Oh, ne t'en fais pas, je crois qu'on peut y remédier. » C'est qu'elle est un peu écolo sur les bords et que l'on trouve toujours une façon de ne pas gaspiller, aussi bien les aliments que les objets qui peuvent être réutilisables. Elle lui sourit, elle approche sa chaise en plastique pour se mettre à côté du jeune homme et pouvoir mieux lui expliquer les bases et les petites astuces. Nisha commence donc à lui montrer la base, même si elle sait qu'il n'est pas idiot, c'est surtout qu'il n'avait pas assez serré les liens et les fils pour que cela tienne bien ensemble. « Voilà, comme ça ! » Elle commence un nouveau modèle avec d'autres couleurs, elle ne compte peut-être pas les porter, sûrement qu'elle va les offrir à sa maman et son frère, voire son père qui est toujours malade. « Alors, ainsi donc, vous êtes donc obsédé par votre boulot. » Qu'elle dit pour plaisanter. Elle attrape une boîte de jus de fruits et en boit quelques gorgées.

Son équipière de bracelets se lance dans une démonstration accompagnée d'explications. Il observe, agile de ses doigts et consciencieuse dans ce qu'elle fait, le résultat qu'elle obtient est accompagné d'un léger sifflement d'admiration.

— Je vois. Voilà qui change tout. C'est nettement mieux, En fait, c'est parfait !

Elle se lance dans la fabrication d'un nouveau bracelet. Il s'y met aussi. Le même modèle. Il veut mettre en application ce qu'elle vient de lui montrer. Reproduire ce modèle avant de se lancer dans un nouveau lui parait plus judicieux. Il se contente de choisir d'autres couleurs. Il sourit à sa remarque.

— Obsédé est peut-être un mot fort, mais il y a de ça. il prend tellement de place dans ma vie que même en dehors j'ai du mal à lâcher prise.

Il observe une seconde. Quelle maitrise ! Elle va faire dix bracelet quand il n'aura réalisé qu'un seul.

— Et vous-ême semblez être dans votre élément.

Remarque pleine d'admiration. Avec en arrière pensée, l'idée qu'il aurait mieux fait de rester dans son domaine de connaissances, il aurait été plus productif. Etrange idée que de s'imaginer recoudre des individus sur cette table réservées aux activités ludiques.
 

On pourrait presque croire qu'elle a fait cela toute sa vie, mais ce n'est clairement pas le cas, certes, elle est plutôt habile de ses mains et elle n'a pas de mal à recoudre quoi que ce soit, excepté peut-être une blessure importante, il vaut mieux s'en remettre aux médecins. Bref, tout cela pour dire, qu'elle s'y prend plutôt bien et elle trouve cela plutôt reposant comme activité, c'est pourquoi elle n'a pas compris le comportement de l'homme, sachant que ce n'est pas vraiment stressant, il suffit d'avoir le tour et peut-être un peu de pratique. Nisha rit légèrement, elle sait que certaines personnes peuvent être obsédées par leur boulot et ce n'est pas pour le juger qu'elle avait dit cela. Elle hoche la tête, peut-être pas de l'obsession, mais un boulot qui semble prenant au point d'avoir du mal à s'en défaire, ce qui n'est pas vraiment son cas, si ce n'est que parfois, cela peut s'avérer angoissant quand on sait une personne en danger, ce qui est arrivé, il y a quelques mois déjà et ce fut une nuit vraiment étrange. « Et pourtant, ce n'est pas mon activité préféré, disons seulement que c'est ce qu'on apprend dans mon pays, utile pour s'ouvrir un kiosque sur la place du marché ou une boutique dans le domaine du textile. » Non, sûrement pas, pourtant, elle sait s'y prendre et sûrement à cause de sa maman qui lui a déjà appris tant de choses, la couture ou encore commence se débrouiller toute seule. Elle termine son bracelet, elle l'attache à son propre poignet puis l'agite légèrement en souriant. « Tadam ! Ça va de ton côté ? »

Elle mentionne "son pays". Née ailleurs, peut-être même n'a-t-elle pas la nationalité néo-zélandaise. Il l'observe un instant, vérifie si elle a un trait particulier évident qu'il aurait loupé. Peut-être, pas sûr, maintenant qu'elle l'a dit, il est plus facile de douter. Pour lui par contre, impossible de nier des origines coréennes ou tout au moins d'Asie de l'est, alors qu'il est né à Auckland, tout comme son père et que leur nationalité ne prête pas à confusion. Le paradoxe des migrations ! Il n'a pas envie d'être indiscret, même si une pointe de curiosité le titille. Peut-être originaire des Philippines, peut-être du Bangladesh ou de l'Inde, peut-être ailleurs. Il révise ses connaissances en géographie. Et si elle était brésilienne ou turque ? Ce voyage immobile le réjouit et l'attriste en même temps. Il n'a jamais mis les pieds en Corée. Son père lui a dit qu'il n'y avait plus aucune attache là-bas. Tellement vrai, qu'il ne parle pas cette langue ! Quelque soit le questionnement que sa physionomie peut provoqué, il est néo-zélandais et c'est tout.

Il se replonge dans l'ouvrage. Il se concentre. Ce n'est pas une épreuve de vitesse, cependant il a envie de ne pas trainer, tout en faisant bien. Il a envie de montrer le résultat avant qu'elle ne parte. Après tout, le but de ce stand n'est pas d'accaparer les personnes pour un travail de forçat, juste les distraire un moment. Il s'applique. Il manque de louper un noeud quand elle lance son cri de victoire. Il lève la tête. Il sourit devant le bracelet qu'il a fixé à son poignet.

— Très joli.

Il baisse la tête vers le sien.

— J'ai presque fini. C'est mieux que le premier essai.

Pas parfait, mais bien mieux. Il la regarde, un soupçon d'inquiétude vis à vis du verdict qu'elle pourrait donner.

— Je crois que je ne parviendrais pas à augmenter leur stock de magnifiques créations à vendre. Ils auront du mal à monter leurs fonds caritatifs. D'autant que je crois que je vais le garder en souvenir.

En souvenir de cette après-midi. De cette charmante jeune femme. De ce moment de détente.
 

Elle sait que les gens s'arrêtent souvent aux préjugés, à ce qu'ils voient devant eux, surtout quand il ne s'agit pas d'un blanc, alors, les jugements fusent, c'est peut-être pour cela qu'elle aime bien éduquer les gens, enfin, en quelque sorte, libre à eux de la juger, souvent en erreur. Le Népal, ce n'est pas l'Inde, pourtant, ils ne sont pas si différents, reste que ce n'est pas le même pays, donc pas la même nationalité. Quoi qu'il en soit, elle mentionne seulement que c'est presque une tradition là-bas de savoir coudre et tisser des fils, expliquant ainsi son habileté avec la fabrication des bracelets. Bien sûr, ce n'est pas le cas des hommes là-bas, mais passons. « Merci ! » Nisha qui termine un bracelet, regarde son voisin qui finit le sien, elle reste silencieuse pour ne pas le déconcentrer, mais elle sourit, parce qu'elle est comme ça, à sourire, parfois pour un rien et puis, même si elle ne le connaît pas, elle a vraiment envie de dire qu'elle est fière de lui, car bien que cela ne soit pas un concours du plus beau bracelet fait maison, accomplir quelque chose c'est toujours bien. Nisha glousse en l'écoutant, non pas pour se moquer, mais c'est plutôt marrant, car elle-même elle ne sait pas si ça peut se vendre, enfin, on sait bien que ce n'est pas le but de l'activité, surtout que mine de rien, c'est plutôt long à faire. « Hé bien, moi, je le trouve pas mal du tout ! Et tu as raison de le garder, je vais sûrement faire de même, je pense. » Elle n'est pas en train de lui mentir, elle trouve que son nouvel essai est joli et plutôt bien fait pour un débutant, il a de quoi être content. « Au fait, moi, c'est Nisha. » Cela fait plus d'une demi-heure qu'ils sont là-dessus, elle peut bien lâcher comment elle se prénomme.