sans vouloir être intrusive (alix)

En ce moment, ce n'est pas ma période préférée à l'université. Les examens s'enchaînent et par conséquent, les révisions qui vont avec aussi. J'ai besoin de sortir, de m'échapper un peu pour ne pas devenir folle. Je pourrais le faire avec mes amis, c'est vrai, néanmoins je garde un mauvais souvenir de la dernière fois où je l'ai fait. Bien que le film Black Widow soit à mon goût, me retrouver bloquée au cinéma à cause du séisme était quelque chose de beaucoup moins cool. Sous mes airs de solide et de personne qui ne prend pas beaucoup de choses à cœur, je me suis sentie perdue, apeurée et seule. J'ai dû puiser au fond de mes ressources pour lutter contre mes pires démons. Pour une boulimique, être dans un lieu clos, angoissée et entourée de friandises à volonté, c'était le pire scénario. Alors ce soir, pour penser à autre chose, je choisis l'option solitaire et surtout, l'option sport. L'option qui me rend pleinement vivante. C'était déjà le cas en Suède et j'ai gardé cette habitude ici, me découvrant même une passion pour des sports plus locaux comme le rugby. Ce n'est pourtant pas le ballon ovale que je vais toucher aujourd'hui. Mes baskets enfilées, je m'aventure jusqu'à la plage pour courir le long de l'océan. À cette heure-ci, il n'y a plus beaucoup de monde et ça rend le moment d'autant plus agréable. J’enchaîne les allers-retours, les sections à un rythme classique et celles à un rythme plus soutenu. Même si je fais cela pour me détendre, j’ai besoin de me surpasser un minimum. Alors que le soleil commence à se coucher et que j’arrive de nouveau face à l’endroit où j’ai commencé, je m’arrête. J’attrape mon pied droit et le tire jusqu’à mon fessier pour étirer le quadriceps. Pour maintenir mon équilibre, je m’appuie sur l’une des roches qui longent l’accès à la plage. De là, je surprends la conversation d’une blonde, visiblement au téléphone avec certains de ses proches. Rien d’extravagant ici. Voir le soleil se coucher sur l’océan, c’est loin d’être désagréable et forcément, on souhaite le faire partager. Mais dans ce que j’entends, je reconnais des éléments qui me sont familiers. Curieuse, je fais le choix d’attendre la fin de sa conversation pour m’avancer vers elle. « Excusez-moi. » Maintenant, je dois trouver les mots justes pour ne pas passer pour une folle. Quelque chose d’assez compliqué quand on est sur le point d’avouer avoir écouté une conversation qui ne nous concernait pas. « Je suis désolée, mais.. ça va peut-être vous paraître bizarre. J’ai entendu une partie de votre conversation. Je ne voulais pas être intrusive ou quoi. C’est arrivé comme ça, le hasard. » Tout ce que je dis là est la vérité. À quelques minutes près, je n’aurais pas été ici et je ne serais pas tombée sur elle. Mon excuse maintenant évoquée, je m’intéresse sur ce qui m’intriguait au départ. « Est-ce que vous étiez en ligne avec des personnes en Suède ? »

S'évader et extérioriser mes pressions, ce sont des choses dont j'ai besoin de faire. Des choses que j'ai l'obligation de faire, surtout depuis que l'on m'a diagnostiqué un trouble des conduites alimentaires. Je dois prendre les devants, avant de me faire rattraper par mes démons. C'est quelque chose que j'ai longtemps eu du mal à contrôler, m'obligeant à faire plusieurs séjours dans un établissement spécialisé, mais maintenant, j'y arrive un peu mieux : les crises de boulimie sont moins fréquentes et moins violentes. Elles restent néanmoins toujours là, à me rappeler que je ne suis pas comme les autres filles de mon âge. Sortir ce soir, pour courir, ça fait partie de tout ça. Courir pour ne pas avoir à penser à toute la nourriture renfermée dans les différents placards de la cuisine. Courir pour me faire du bien. Et autant dire que le faire dans de telles conditions, avec un tel paysage sous les yeux, c'est loin d'être désagréable. En entendant parler de la Suède, je suis même ravie de cette sortie. Entendre les noms des endroits que j'avais l'habitude de côtoyer avant, ça me donne le sourire. Depuis mon arrivée ici, je n'ai pas remis les pieds là-bas, même pas pour un séjour de courte durée et pour être honnête, ça me manque un peu. Je crois que j'ai eu peur d'y retourner, peur de devoir affronter l'absence de ma grand-mère. Mais qui sait, peut-être qu’un jour je trouverais le courage d’y aller, pour des vacances ou pour y refaire ma vie. Je me rapproche de la jeune femme qui parlait au téléphone et m’excuse pour mon indiscrétion. Cette conversation était privée et j’en ai malheureusement entendu certaines parties. Heureusement pour moi, je ne tombe pas sur la personne la plus méchante sur Terre : elle semble assez compréhensive et ne m’en tient pas rigueur. « Je connais assez bien oui. » Même si aujourd’hui, après quatre ans ici, certaines choses ont dû changer là-bas. « J’ai grandi en Suède. » Les mots sont dit maintenant et même si je ne la connais pas, je me permets quelques révélations sur moi. « J’ai été vivre chez ma grand-mère après quelques jours de vie, jusqu’à mes dix-sept ans. » Je ne rentre pas dans les détails, c’est inutile. « Et puis je suis arrivée ici, il y a quatre ans. » Si je n’avais pas été mineure au moment du décès de ma grand-mère, je serais sûrement restée là-bas, je n’aurais jamais eu le courage, ni l’envie de venir là où on a fait le choix de me laisser à quelqu’un d’autre. « C’est assez rare de croiser des personnes qui connaissent ce pays, qui le connaissent un minimum. » Voir des Européens ici, c’est possible, mais ça n’est pas non plus courant. Mais des Suédois, ça, c’est une nouveauté pour moi. « Vos parents y vivent depuis longtemps ? » Elle n’a parlé que d’eux, alors j’en déduis qu’elle, elle n’a pas vécu à Stockholm, du moins pas assez pour que ça la marque.

Si je suis attachée à la Suède ? Bien sûr. Jusqu'à mes dix-sept ans, je pensais que j'y ferais ma vie. Encore aujourd'hui, beaucoup de choses me ramènent à là-bas, mes souvenirs, mes anciennes relations. Même mon prénom, mon vrai prénom : Solveig. Ce n'est pas pour rien que j'ai fait le choix de le changer en arrivant ici, j'avais besoin de créer une certaine coupure, de mettre, comme je le pouvais, une partie de ma vie derrière moi. Alors que j'évoque mon arrivée ici, elle me relève qu'elle aussi, elle a débarqué à la même période. « C'est vrai ? » Wellington est une grande ville, alors nous ne sommes sûrement pas les seules à être arrivées en ville à cette période, mais c'est assez surprenant que l'on tombe l'une sur l'autre aujourd'hui. La Suède et maintenant ça, ça fait déjà deux points communs. Il n'est pas impossible qu'on s'en découvre d'autres. « C'est différent, oui. Les paysages et le climat déjà. » Ce sont les deux premières choses auxquelles je pense lorsqu'elle me demande si Island Bay me plaît. Au départ, j'étais un peu récalcitrante, mais j'ai fini par m'y faire. En réalité, si j'étais assez fermée, ce n'était pas pour la ville en elle-même, mais pour ma mère. La blonde évoque sa famille et m'interroge sur la Suède, sur mon arrivée ici, avant de reprendre place sur le sol et de m'inviter à en faire autant. « Non, non, c'est bon, ne vous en faites pas. Je ne m'entraîne pas pour un marathon, je peux bien faire une pause. » Surtout que l'air de rien, j'ai quand même déjà fait une bonne séance avant de tomber accidentellement sur la conversation de la blonde. Je retire le brassard que j'ai au bras, celui où se trouve mon téléphone et je m'installe à côté d'elle. « Je suis née ici en réalité, mais je n'ai que très peu connu la ville puisque je suis directement partie en Europe. » J'avais quelques jours, alors autant dire que je n'ai pas de souvenirs de cette époque-là. « La moitié de mon ADN est suédoise, donc c'est naturellement là-bas que je suis allée. À Södermalm pour être plus précise, l'une des îles de Stockholm. Après ça, je n'ai pas beaucoup bougé. Dans plusieurs villes du pays, mais c'est tout. » Ce n'est pourtant pas l'envie qui m'en manquait. À l'époque, mais aussi aujourd'hui. Voyager, c'est quelque chose que j'aimerais faire. Mais par manque de temps et d'argent, je suis bloquée ici. « Le jour où ma grand-mère nous a quittés, j'étais encore mineure, alors les services sociaux ont cherché ma famille la plus proche. Ici. » Il y aurait bien eu mon père, quelque part en Suède, mais il a sûrement fait le mort quand il a vu qu'on cherchait à le joindre pour moi. « Lorsque je suis arrivée, je ne savais pas vraiment si je resterais. Mais il faut croire que le pays a réussi à gagner mon cœur. » Un sourire se dessine sur mes lèvres, alors que mon regard se pose au loin, sur les vagues qui s'échouent sur la plage. « Et vous ? Vous êtes comme votre famille, vous avez beaucoup voyagé ? »

Lorsqu’elle évoque la présence de sa tante ici, je réalise que ça nous fait un nouveau point commun. Toutes les deux, nous avons de la famille ici. J’ignore comment ça s’est passé à son arrivée, mais j’ai envie de croire que toutes les deux, nous avons été hébergées par nos proches à notre arrivée. La différence qu’il y a maintenant, c’est que j’habite toujours chez sa mère. Elle, elle a sûrement dû se trouver un logement. Quoique.. je ne la connais pas et comme elle semble proche de sa famille, elle a peut-être fait le choix de rester auprès d’elle. Alors que je m’installe à côté d’elle, la blonde relève ce que j’ai pu dire au sujet de mon départ rapide en Europe. Visiblement curieuse, elle s’interroge sur ce qu’il s’est passé pour que cela arrive. Ce n’est pas un sujet que j’aborde souvent. Déjà en Suède, je n’en parlais pas. C’est quelque chose qui fait partie de mon histoire, c’est vrai, mais j’ai toujours grandi avec ma grand-mère, elle s’est battue pour moi et j’ai toujours pensé que ce n’était pas lui rendre justice que de vouloir parler ou penser à mes parents. « On ne peut pas vraiment dire que j’étais une enfant désirée. Quand je suis arrivée, mes parents étaient jeunes, ils ne se voyaient pas dans un tel rôle. Pour ma grand-mère, il était hors de question de me laisser grandir loin de ma famille biologique, alors c’est elle qui m’a élevée. » Je ne sais pas pourquoi je me livre de la sorte. Peut-être parce qu'elle m'inspire confiance et qu'avec les différents points communs que l'on a pu se trouver, j'ai l'impression qu'elle pourrait me comprendre. Je suis entourée ici, mais la plupart de mes amis ont mon âge ou sont un peu plus jeunes, c'est plus difficile pour eux de se mettre à ma place. « Ma mère est restée ici, d'où elle est originaire et mon père a repris sa vie en Suède, à des centaines de kilomètres de Stockholm. » Il était sur le même continent que moi et pourtant, en dix-sept ans, nous ne nous sommes jamais vus. C'est peut-être pour cette raison que l'assistante sociale a préféré me placer chez ma mère. Avec une famille de voyageurs, je ne peux m'empêcher de penser que la jeune femme a cela dans le sang et je ne suis pas complètement à côté de la plaque puisqu'elle me confirme cela. Elle a déjà eu l'occasion de beaucoup voyager, jusqu'à son arrivée ici où le pays a su la charmer. « Enchantée. Moi c'est Charli. » Mettre un prénom sur un visage, c'est toujours plus agréable. « J'aimerai bien voyager, ça doit être tellement cool. Je viens de Suède, alors pour beaucoup de mes amis, j'ai déjà parcouru la Terre entière, mais c'est loin d'être le cas. » C'est tellement loin pour eux, avec un climat tellement différent d'ici qu'ils pensent presque que je viens d'une autre planète. Pourtant, hormis Stockholm et ses alentours, ainsi que Wellington et sa banlieue, je n'ai rien connu. « Ce n'est pas trop difficile d'être loin de votre famille ? » S'ils s'appellent souvent, c'est qu'il y a un certain lien entre eux.