Le doux bruit de la solitude [Feat. Keila Naiym]

Rester enfermé chez lui et ne sortir que pour aller à ses séances de rééducation, ça a le don de rendre fou Lucca. Lui qui avait l'habitude de bouger, de sortir, de profiter, il était désormais cloué dans son fauteuil avec en prime, une jeune femme qui s'occupe de l'aider dans les tâches du quotidien. Le plus dur hormis le fait d'accepter son handicap, c'est surtout de devoir accepter d'être aussi diminué. A une époque il aurait sûrement apprécié qu'une jeune femme s'occupe de lui, lui fasse prendre sa douche, aujourd'hui c'était humiliant, sa fierté d'homme en prenait un sacré coup. Se voir ainsi le rendait malade, il avait dû abandonner son seul rêve et il ignorait à quoi pourrait ressembler son avenir. Lui qui appréciait la solitude, c'était devenu sa meilleure et sa seule amie.

Pour se changer les idées, Lucca avait décidé de sortir aujourd'hui, malgré les recommandations des médecins et de son aide à domicile, le brésilien avait quitté sa villa pour aller en forêt. La verdure avait toujours été son refuge, l'endroit où le silence est roi. Fut un temps où il venait s'y promener pour faire le vide avant un match important ou tout simplement pour profiter de la beauté du lieu. Il venait dans le même état d'esprit, sauf que les roues de son fauteuil roulant n'étaient pas vraiment compatibles avec le sol meuble du lieu boisé. Pourtant il s'obstina et s'aventura sur un des nombreux sentiers.

Tandis que Lucca était assez loin des axes routiers, il s'arrêta un court instant, ferma les yeux pour s'imprégner de cette ambiance. Il était déjà temps de repartir, parce qu'il n'était plus aussi rapide qu'avant, et que rentrer de nuit n'était pas vraiment compatible avec son état, il se hâta. C'est alors qu'une branche se coinça dans la roue droite de son fauteuil, incapable de la retirer, mais manqua de tomber à son tour. Contraint de patienter, il s'empara de son mobile pour tenter d'appeler quelqu'un pouvant le tirer de ce mauvais pas, mais évidemment, aucun réseau.

" - Et merde !" jura-t-il, forcé de constater que même ce simple plaisir lui était désormais presque interdit.

Les paysages néo-zélandais sont bien différents de ce que j’ai pu voir jusqu’ici, et c’est loin de me déplaire. Quitte à être loin de ce que je connais, autant profiter de tout ce que je peux voir, apprendre, connaître, surtout que je ne sais pas combien de temps je vais rester. Mes retrouvailles avec Laurel ont été assez sommaire, je ne sais pas trop quoi en penser. Quoi qu’il en soit, mon départ n’est pas encore prévu. Je commence à me sentir à l’étroit dans cette chambre d’hôtel, et je n’envisage pas de louer un appartement ou une maison. Autant jeter de l’argent par les fenêtres. A l’hôtel, je paie un service, mais une location, ça ne me ressemble pas. Je préfère encore acheter une maison et la mettre en location, gérée par une agence immobilière, si jamais je ne reste pas. Toute cette agitation mentale me donne du fil à retordre. Pas que je n’ai pas l’habitude d’avoir une activité cérébrale intense, mais en général, pas pour ce type de sujet. Je ne suis pas sur un terrain conquis, et je ne suis pas sûre non plus d’être totalement la bienvenue. Il va me falloir du temps pour élucider de mystère. En attendant, un bon jogging en forêt ne me fera aucun mal.

Le sport est le meilleur moyen de se vider la tête, et je dois dire que ça fonctionne plutôt très bien me concernant. Autant en profiter. Vêtue d’un ensemble de sport acheté la semaine dernière à Wellington, je déambule dans les chemins, musique dans les oreilles, faisant confiance à mon GPS pour me dire quand faire demi-tour. Mon sens de l’orientation n’est pas encore bien aiguisé dans le coin. Au détour d’un chemin, je remarque au loin quelqu’un dans un fauteuil roulant. Au milieu de la forêt. Vraiment ? Quel idiot aurait l’étroitesse d’esprit de s’enfoncer dans la forêt avec ce type d’engin. Je continue mon chemin, mais mon intuition me dit de faire demi-tour. Ce que je fais donc. Visiblement, cette personne en situation de handicap semble être doublement dans la merde. En même temps, quelle idée. Je m’approche tout en retirant mes aipods de mes oreilles. « Vous avez besoin d’un coup de main ? » Je m’approche et remonte mes lunettes de soleil sur la tête, découvrant le visage de l’homme qui vient de relever la tête vers moi. Je suis quelqu’un de très physionomiste, en général. « Tiens donc… Lucca Silveira en personne, et en mauvaise posture. » Mon ex m’avait tellement bassiné avec son joueur fétiche, j’ai presque cru qu’il était amoureux de lui, fut un temps. « Je peux t’aider ? » On sait jamais, il peut avoir envie de se débrouiller tout seul. Après ma séparation avec Joakim, je n’ai plus entendu parler de Lucca, et j’en étais pas moins heureuse. Mais je n’étais pas au courant qu’il avait fini dans un fauteuil. Ça craint…

Lucca avait toujours apprécié découvrir de nouveaux paysages, des spots peu connu où il pouvait être seul pour laisser vagabonder son esprit. Malgré sa carrière de sportif professionnel, il n'avait jamais vraiment apprécié les exercices d'interview avec la presse ou le fait de se faire mousser. Le brésilien était resté simple, bien qu'il ai craqué pour cette belle villa au bord de la mer, parce qu'il pouvait se le permettre, mais en dehors de ça, rien dans son allure ne laissait entrevoir que son compte en banque contenait plusieurs zéros. C'était un état d'esprit, et si tout ses coéquipiers ne l'avait pas, il ne pouvait pas le leur reprocher, l'argent peu fait tourner les têtes très rapidement, surtout quand on est jeunes.

L'ancien sportif avait déjà été faire un tour dans cette forêt quand il était valide, le fait d'y retourner lui donnait presque l'impression que rien n'avait changé. Rien hormis le fait qu'il avait désormais ses fasses visées sur cette chaise roulante. En somme, plus rien n'était pareil. Et plus rien ne le saurait désormais au vu de son handicap. Il aurait pu rester longtemps dans les allées désertes de l'espace boisé si cette femme n'était pas passé par là. Lorsqu'elle s'approcha de lui et qu'elle l'appela par son prénom, il fronça les sourcils. Est-ce qu'il la connaissait ? L'avait-il déjà vu ? Sa mémoire lui faisait défaut sur ce coup-là, cette inconnue ne lui revenait pas. Il y avait tellement de possibilités qu'elle le connaisse, que ce soit par la télévision, une rencontre après un match, un moment vip qu'il avait fait gagné à plusieurs chanceux, ou pire, ça pouvait être quelqu'un qui ne l'appréciait guère, et auquel cas, elle prenait sans doute un malin plaisir à le voir ainsi. Dans d'autres circonstances, il aurait refusé son aide, mais.. Il n'avait pas le choix s'il ne voulait pas passer la nuit ici et finir en glaçon.

" - Hum.. Je veux bien ouais.." avoua-t-il en soupirant.

Bien sûr, il n'allait pas réclamer de l'aide haut et fort, c'était encore beaucoup trop frais pour qu'il puisse accepter des mains tendues ou même, une quelconque compassion qu'il prenait toujours pour de la pitié. C'était ce qu'il avait le plus de mal à supporter, le regard des autres sur lui-même.

" - Je voudrais pas casser ton rythme de jogging non plus.." fit-il en haussant les épaules.

Peut-être qu'avec un peu de patience, il aurait fini par retrouver son chemin et s'extirper de ce piège tendu par cette branche à terre. Mais de la force, il n'en avait plus, il était épuisé, encore un aspect insoupçonné quand on se trimballe un fauteuil roulant toute la journée.

Je vois bien dans son regard que mon visage ne lui dit rien. Je ne peux pas lui en vouloir, il a dû voir tellement de personnes avec sa carrière, qu’il serait presque impossible de se souvenir de tout le monde. On ne s’est croisés qu’une fois, et je n’ai aucunement eu envie de me mettre entre mon ex et son joueur préféré. « Hum.. Je veux bien ouais.. » avoua-t-il après avoir lâché un léger soupire. Je pense que cette situation ne dure pas depuis si longtemps, il a l’air assez empoté sur cette chaise, le pauvre. Je m’accroupis et retire les ronces qui s’étaient entremêlées dans les roues du carrosse. « Je voudrais pas casser ton rythme de jogging non plus.. » me dit-il finalement, alors que mon rythme cardiaque a déjà repris une course normale. « Je ne voudrais pas m’endormir ce soir en me disant que je n’ai pas porté assistance à quelqu’un dans le besoin… » Je ne voulais pas être cynique, mais en même temps, c’est ce que les choses sont. Je ne fais qu’énoncer un fait. Une fois les roues dégagées, je l’aide à rouler jusqu’à un chemin plus facile d’accès. « Qu’est-ce qui t’a pris de t’enfoncer dans le bois, comme ça, sans tes pneus tout-terrain ? » que je lui demande en désignant les roues de son bolide. Je vois bien que ça n’a pas l’air de le faire vraiment rire, pire même, j’ai l’impression de le faire chier, alors que je viens de le tirer de la panade. En même temps, je ne sais pas depuis combien de temps il est ainsi, dans un fauteuil, alors je ne peux pas trop juger. J’ai tendance à agir de la même manière avec les personnes handicapées, qu’avec les autres personnes, sans leur faire particulièrement de favoritisme, juste ce qu’il faut pour ne pas que la vie leur soit trop difficile, en plus de ce qu’ils vivent quotidiennement. « Mon ex petit-ami était … amoureux de toi, je crois. J’ai entendu parler de toi pendant plus de deux ans, quasiment sans interruption… » Je ris un peu, parce qu’avec le recul, je me demande comment j’ai tenu aussi longtemps. « Keila, enchantée. On s’est croisés une fois, mais je ne t’en veux pas de ne pas te souvenir. »

Resté enfermer chez lui le rendait fou, lui qui avait l'habitude de voyager, d'aller s'entraîner de longues heures par jour, aujourd'hui Lucca était contraint de rester assis dans un fauteuil roulant pour le restant de ses jours. Il se rappelait encore ce jour où le médecin lui avait annoncé. C'était vraiment la pire nouvelle qu'on pouvait lui annoncer, non seulement il avait perdu l'usage de ses jambes et ne pouvait donc plus faire ce qu'il souhaitait de manière autonome, mais il avait avant tout perdu l'usage de son outil de travail, anéantissant son avenir par la même occasion.

Même s'il avait déjà acquis quelques réflexes avec son fauteuil, se déplacer avec lui causait encore parfois quelques soucis. Comme pour passer une porte par exemple, ou alors, se penser assez aguerri pour s'aventurer en pleine nature. Mais tout ça lui manquait atrocement, il avait besoin de bouger et de retrouver son autonomie surtout. Se voir ainsi diminué le rendait malade.

Lucca tiqua légérement quand la jeune femme lui avoua que le sortir de ce pétrin correspondait à sa bonne action du jour. Dans d'autres circonstances, Lucca aurait dit la même chose. Il était le premier à vouloir aider les personnes âgées à porter leurs courses ou bien, une personne malvoyante à traverser la route. Aujourd'hui, la personne qui avait besoin d'aide c'était lui, il avait encore beaucoup de mal à accepter ce statut.

" - Tu ne me croiras sans doute pas si je te dis que j'avais besoin de prendre l'air et que la forêt c'est le seul endroit où je me sens bien, où je me sens libre et que j'en oublie presque ça.." dit-il en désignant son fauteuil.

Le brésilien était content de constater qu'elle ne lui tenait pas rigueur du fait qu'il ne la reconnaissait pas. Elle lui expliqua comment, elle, le connaissait et l'histoire le fit sourire.

" - C'est cool de ne pas m'en vouloir. Je suis assez physionomiste en temps normal, mais j'ai parfois des trous."

Chaque jour il se demandait ce qu'il allait bien pouvoir faire de sa vie. Certes, son salaire de footballeur lui permettait de vivre confortablement à condition de ne pas dépenser à tort et à travers, mais les frais médicaux et l'aménagement de sa maison pour s'adapter à son handicap n'était pas donné. Mais il n'allait pas se plaindre, il avait de quoi vivre sans se prendre la tête pour le moment.

" - Merci de m'avoir sorti de là.. Tu viens souvent courir ici ?"

Je ne m’imaginais pas passer mon chemin en le laissant là. Je me doute bien qu’il aurait réussi à s’en tirer tout seul, mais j’aurai eu cette image tout le reste de la journée, et je n’aurai pas supporté. Ça ne coûte rien d’aider son prochain. Evidemment, quand je reconnais l’ancien sportif, je suis un peu surprise de sa nouvelle condition, mais je n’en dis rien. Ça a dû être un coup dur pour lui. « Tu ne me croiras sans doute pas si je te dis que j'avais besoin de prendre l'air et que la forêt c'est le seul endroit où je me sens bien, où je me sens libre et que j'en oublie presque ça.. » Son menton désigne le fauteuil dans lequel il est coincé, et je grimace un peu. « Je vois. » Je finis de débloquer les roues de son moyen de locomotion, et lui avoue finalement que je le connais. Enfin, c’est une expression, mais je sais qui il est. « C'est cool de ne pas m'en vouloir. Je suis assez physionomiste en temps normal, mais j'ai parfois des trous. » Je hausse un peu les épaules, je ne lui en veux pas, il ne peut pas se souvenir de tous les gens qu’il a croisés une fois, vaguement. Je pense que c’est pareil pour à peu près tout le monde.
« Merci de m'avoir sorti de là.. Tu viens souvent courir ici ? » Je l’aide à sortir du chemin dans lequel il était empêtré, et lâche finalement les poignées de son entrave, tout en le laissant reprendre les rênes. « Je t’en prie. Oui, j’aime bien cet endroit ! Enfin, je suis pas là depuis très longtemps, mais dès que je suis venue ici la première fois, j’ai adoré. » En même temps, je crois qu’il est difficile de ne pas apprécier les paysages néo zélandais. « Qu’est-ce qui t’est arrivé ? » Je mets volontairement les pieds dans le plat, je ne suis pas du genre à prendre des pincettes. Je sais avoir du tact quand il le faut, mais j’estime qu’il y a des questions qui méritent d’être posées, et c’est le cas aujourd’hui. Libre à lui de me dire qu’il ne veut pas en parler, je le comprendrai tout à fait. Mais je n’allais pas passer à côté de cet élan de curiosité. Je ne peux qu’imaginer à quel point ça a dû être difficile de devoir laisser de côté son sport, son métier, son rêve probablement. Mais j’attends d’en savoir plus pour me faire une idée propre. Peut-etre que ce n’est que temporaire ?

En temps normal, Lucca savait être raisonnable mais depuis son accident, il a envie de se sentir vivant, et pour ça, il prend parfois des risques inconsidérés, comme celui de venir seul ici. En vérité, passer la nuit à la belle étoile ne lui aurait pas déplu, mais pas sûr que son fauteuil aurait apprécié l'humidité du petit matin.

La jeune femme l'aide à se sortir de ce pétrin tout en lui annonçant qu'elle le connaissait de par son ex petit-ami. Lucca avait toujours essayé au maximum de mettre ses fans en tant que priorité dans la mesure du possible, bien sûr parfois il avait aussi envie d'être seul, ce que certains ne semblaient pas comprendre, mais au fond, il ne pouvait pas leur en vouloir.

Revenu sur un chemin un peu plus pratiquable, sa sauveteuse lâche les poignées de son fauteuil et le laisse reprendre le contrôle par lui-même. Il se retourne alors vers elle pour lui demander si c'était un incroyable coup de chance qu'elle soit passée par ici à cet instant précis ou bien si c'était un des endroits réguliers. Il l'écouta avec attention et esquissa un léger sourire. Elle n'était pas ici depuis longtemps, mais tout comme lui, elle était tombée amoureuse de cet endroit. Et comme si la conversation était trop fluide à son goût, elle posa la question qui fâche. Le brésilien qui avait enlevé les premières couches de son armure, les remit instantanément en se refermant sur lui et son visage ne laissait plus rien paraître.

" - Accident."

C'était le mot tabou, celui qui résumait tout ce qu'il était aujourd'hui. Il n'avait même plus le courage de faire une phrase complète.

" - Les médecins disent que c'est définitif."

Le verdict était tombé bien assez tôt pour l'ancien sportif, pourtant, malgré le choc que ça lui avait fait et les conséquences que cela avait engendré, il était toujours vivant et il s'était promis de se battre pour remarcher contre l'avis médical qu'on lui avait donné. Le sport, il avait dû faire une croix dessus, mais il espérait au moins un jour ressentir de nouveau ces sensations dans ses membres inférieurs et fouler le sol d'une autre façon que celle de se tenir à des barres pour éviter de s'écraser violemment au sol.

Je me doutais bien que poser ce genre de question était risqué, mais je n’ai rien à perdre. J’ai le choix entre rester ici et discuter avec lui, ou partir maintenant que je lui ai sauvé la mise. Il aurait pu passer la nuit ici avant que quelqu’un d’autre n’apparaisse, ce n’était pas très malin. Mais je ne compte pas en remettre une couche, je pense qu’il est suffisamment conscient. Je sais ce que c’est, de vouloir dépasser ses propres limites, jusqu’à se mettre en danger. Ce n’était pas si dangereux, mais ça aurait pu être beaucoup plus chiant. Sa réponse à ma question est brève, concise. Il ne s’étale pas, ça a l’air d’être encore douloureux, en tout cas dans sa tête. Je peux le comprendre, se retrouver dans un fauteuil alors qu’on était sportif, ça doit faire un sacré choc. « Les médecins disent que c'est définitif. » Je n’ai pas eu besoin de poser davantage de question, il s’est livré de lui-même cette fois ci. Je hoche la tête simplement, gardant le silence, le temps de savoir quoi répondre. Y’a-t-il seulement quelque chose à dire dans ce genre de situation ? Je ne suis pas vraiment quelqu’un du genre à prendre trop de pincettes, surtout pas avec les gens que je ne connais pas, mais je reconnais pourtant que c’est un sujet qui doit être sensible pour lui, alors je fais un effort pour ne pas être moi-même dans l’insensibilité. « J’ai l’impression à t’entendre le dire, tu n’y crois pas vraiment… » Est-ce que c’est du déni ou de la persévérance ?
Je le regarde pendant que nous avançons côte à côte. « Je te sens déterminé à essayer coûte que coûte, je me trompe ? » Si c’est ça, ça fait de lui un véritable héros. Les accidents, il en arrive tous les jours, à un tas de personnes. Certaines parce qu’elles l’ont un peu provoqué en repoussant leurs limites, certaines autres n’ont rien demandé. C’est la loterie, et Lucca n’a pas eu de chance, c’est tout. Enfin, je ne sais pas exactement ce qui lui est arrivé, mais j’imagine qu’il ne l’a pas cherché. « Il y a un tas d’histoires qui finissent bien malgré les diagnostiques des médecins. Enfin, loin de moi l’idée de te donner un espoir vain, je ne connais pas ton histoire, mais rien n’est impossible.» Et puis si il n’y arrive pas, il y a toujours la thérapie. Je sais. C’est rude de penser ça, mais c’est la réalité.

Dès que Lucca sortait, il voyait les regards se diriger vers lui, certains avec des tonnes de questions à l'esprit, d'autres avec la pitié. C'était une chose qu'il avait beaucoup de mal à supporter et c'est sans doute pour cette raison qu'il ne sortait jamais de chez lui, du moins, en temps normal. Sa petite balade improvisée au fin fond de la forêt l'avait motivé en se disant qu'il ne croiserai personne sur place. En fin de compte, heureusement qu'il avait croisé Keila, bien qu'elle soit différente des personnes qu'il croise d'habitude.

Comme tout le monde, elle s'interroge sur le pourquoi du comment, pourtant il ne lit pas de pitié dans son regard, peut-être même un peu d'empathie. Quoiqu'il en soit, elle pose sa question cash, à laquelle le brésilien répond tout aussi cash, avant de rajouter le verdict des médecins.

Beaucoup plus perspicace que la majorité, elle a réussi à sentir à son intonation qu'il se bat pour remarcher. Sans doute par obstination mais par souvenir de sa vie passée également.

" - Tu as raison.. J'ai souvent eu de reproches à l'hôpital pendant mes séances de rééducation parce que je forçais trop.."

C'était comme à l'époque quand il était sur le terrain, il était perfectionniste. Il voulait tout, tout de suite, il n'avait aucune patience pour récupérer l'usage de ses membres inférieurs. Combien de fois les infirmières l'avaient retrouvés par terre parce qu'il avait essayé de se lever seul et qu'après deux pas, il s'était effondré sur le sol ? Ils avaient songés à l'attacher pour lui éviter de se faire mal davantage, mais son état psychologique à ce moment-là ne le permettait pas.

" - Cet espoir je le nourris depuis le jour où je me suis réveillé de mon coma. Je sais que je ne pourrais pas reprendre ma vie d'avant, que le sport c'est fini pour moi, mais j'ai juste besoin de retrouver mes jambes, pouvoir marcher par moi-même sans être un boulet pour qui que ce soit.. Le domaine sportif c'est du passé, ça fait mal mais pas autant que d'être coincé là-dedans et d'affronter le monde extérieur : les regards, les chuchotements quand on passe à côté de toi, c'est ça le plus dur sans parler du côté déshumanisant.."

La toilette fait par un ou une inconnue, pour un homme pudique comme lui c'était compliqué, même s'il n'avait pas eu le choix, et puis, il y a cette fameuse question que tout le monde se pose mais n'ose jamais demander à voix haute concernant le plaisir sexuel. C'était un tout, ce n'était pas juste un handicap physique, il y avait aussi beaucoup à surmonter psychologiquement. Cependant Keila avait tout à fait raison, les médecins avaient souvent tendance à voir le verre à moitié vide, pour éviter de donner tout espoir à la personne si eux mêmes n'étaient pas confiants. Dans son cas, ils avaient été unanimes, et c'est aussi pour cette raison qu'il souhaitait leur prouver qu'ils avaient eu tord, qu'il allait s'en sortir, même si selon les jours, Lucca n'était pas confiant et avait envie de tout envoyer balader.

Je connais un peu les sportifs, j’en ai côtoyé quelques uns. Je ne peux qu’imaginer à quel point le niveau professionnel propulse dans une autre sphère. Si en plus de tout cela, c’est une passion, alors le monde doit probablement s’écrouler. Je n’ai jamais eu à vivre ça, et je suis heureuse de ne pas avoir à mettre de côté une passion dévorante. En plus du traumatisme de ne possiblement plus pouvoir remarcher, il y a le caractère dramatique de sa carrière qui s’arrête. La vie privée en prend un coup, et la vie pro au moins autant, si ce n’est plus. Alors j’ai de l’empathie pour lui, et même si ça me fait mal au coeur d’entendre ce genre d’histoire, je rebondis surtout sur son caractère de battant. En tout cas, c’est ce que je peux ressentir en l’écoutant parler. « Tu as raison.. J'ai souvent eu de reproches à l'hôpital pendant mes séances de rééducation parce que je forçais trop.. » Je ne peux retenir un léger sourire en l’écoutant. Je crois qu’à sa place, je serai du même genre. Vouloir démontrer à tout le monde et à moi-même que j’en suis capable. Essayer, au moins.

Je l’écoute me parler, se livrer. Il me raconte un pan de son histoire, de son vécu, alors que nous ne nous connaissons même pas. Je ne vais pas l’interrompre, au contraire, je suis même très attentive, alors que je marche aux côtés de son fauteuil. Il me parle beaucoup du côté psychologique, ce que son état physique a provoqué en lui et autour de lui. Il est jeune, et ce n’est pas juste, mais ça ne sert à rien de s’apitoyer. « Il vaut toujours mieux avoir de l’espoir et faire en sorte que les choses s’améliorent, plutôt que sombrer sans rien faire… » Je hausse les épaules, le regard perdu au loin. J’ai toujours été une battante, même si je n’ai pas vraiment vécu d’épisodes dramatiques dans ma vie. « Et puis les regards des gens, ça passera. Pour le moment, c’est surtout la surprise, et puis ils s’imaginent tous à ta place, se demandant comment ils feraient s’ils étaient toi… » Je le regarde un instant, alors que son regard est rivé sur le chemin qui nous guide jusqu’à la sortir du bois. « Mais personne n’est toi. Tu m’as l’air d’être un vrai battant, je suis pas trop inquiète pour toi. » Si je peux lui donner un peu d’espoir, alors ça ira. « Et en même temps, si t’arrives à t’embourber dans un chemin non balisé, et t’en sortir quand même, j’crois que tu peux tout affronter, non ? » Je ris un peu avant d’ajouter. « Ok, t’as eu un coup de pouce, et désolée de te décevoir, mais je serai pas toujours là, j’ai pas été missionnée pour être ton ange gardien… » Je ris à nouveau, amusée par cette complicité étonnante que je peux ressentir alors que nous ne connaissons même pas.

Lucca était bien conscient que cette situation n'aurait jamais dû avoir eu, il n'aurait jamais dû s'aventurer seul dans un tel endroit s'il avait eu un minimum de jugeote. Mais son envie de toujours faire plus était parfois plus forte, même si ce n'était pas raisonnable. Il expliqua à la jeune femme comment il avait pu en arriver ici, à ce point, et même si c'était une parfaite inconnue, ça lui faisait du bien de mettre des mots sur la douleur qui le rongeait, alors que même face à son psychologue, il en était incapable. Comme quoi ce que l'on dit est vrai, c'est plus facile de parler à de parfaits inconnus, peut-être parce qu'il y a le fait que l'on ne les reverra jamais, alors peu importe ce qu'ils peuvent penser.

En écoutant les propos de la jeune femme, l'ancien sportif sentit son coeur se serrer. Selon les jours son état variait, parfois il avait envie de tout casser, de se dépasser coûte que coûte, et puis des fois, il n'avait envie de rien, il veut juste qu'on lui foute la paix, parce qu'il est dans une face de dépression et où tout lui semble inaccessible. C'est le propre de son quotidien depuis qu'il est dans ce fauteuil.

" - C'est gentil.. Je ne suis pas certain d'être celui que tu décris, mais ça fait toujours plaisir de faire bonne impression !"

Dans le domaine du sport, Lucca avait toujours été un battant, il voulait le mieux, que ce soit pour son équipe ou pour lui. Il travaillait d'arrache-pied pour être au top niveau, et ce, en permanence. Mais depuis son accident, il avait perdu un peu en vivacité, où plutôt il l'utilisait mais pas pour les bonnes raisons. Il mettait plus d'énergie dans le fait d'envoyer valser les autres pour prouver qu'il pouvait se débrouiller seul, plutôt que pour se dépasser et constater les efforts qu'il avait déjà fait depuis son réveil du coma. Mais ça n'était jamais assez pour lui..

" - Ah mince, pourtant être ici alors qu'un pauvre gars est coincé, on aurait pu penser que tu étais envoyée par quelqu'un  de Là-haut." fit-il en regardant faussement vers le ciel.

Le brésilien n'était pas croyant, et même si aurait pu l'aider dans sa guérison sur le plan mental, il préférait rester plus terre-à-terre avec des choses qu'il peut expliquer de manière rationnelle.

" - Non en vrai, merci.. Déjà que ton ex te saoulait avec moi alors devoir en plus se coltiner le mec en vrai ça doit être relou !"

Mon discours est pour le moins motivant, mais je ne dis pas tout ça simplement pour lui faire plaisir. Après tout, je n’ai aucune raison de faire une chose pareille. Et puis, même s’il ne le sait pas, je ne suis pas du genre à dire des choses que je ne pense pas, simplement pour faire plaisir à quelqu’un. Encore moins quand je n’ai aucun gain potentiel en retour. « C'est gentil.. Je ne suis pas certain d'être celui que tu décris, mais ça fait toujours plaisir de faire bonne impression ! » Je me doute bien qu’il soit dans une période difficile psychologiquement parlant, mais ça ne retire en rien sa force de caractère et son envie de combattre pour sa survie. D’autres auraient abandonné, c’est une certitude. Il est en colère, je le ressens dans ses intonations lorsqu’il parle de son état, de ce qui lui est arrivé. Et c’est légitime.
Je préfère quand même que les choses soient claires, je n’ai été envoyée par personne pour venir le sauver de la forêt. « Ah mince, pourtant être ici alors qu'un pauvre gars est coincé, on aurait pu penser que tu étais envoyée par quelqu'un de Là-haut. » Je ris un peu et secoue la tête. J’ai été élevée dans la religion, plus par devoir que par plaisir, mais je m’y suis vite détachée lorsque je suis partie de mon Israel natal. « Non en vrai, merci.. Déjà que ton ex te saoulait avec moi alors devoir en plus se coltiner le mec en vrai ça doit être relou ! » Je ris un nouveau et secoue la tête. « Disons que te rencontrer en dehors du sport m’aide à mieux te voir autrement. » Rien à voir avec sa situation, son handicap, mais juste autrement que par le sport. Mon ex avait tendance à être un peu trop focalisé sur le sport, et ça a fini par me rendre dingue. Mais c’est de l’histoire ancienne.
« Je suis désolée, je vais devoir filer, j’ai un rendez-vous de boulot dans moins d’une demi-heure, et c’est mieux si je suis présentable. » Je n’avais pas prévu de traîner de cette manière, mais cette rencontre a été aussi surprenante qu’enrichissante. « Si tu passes à Wellington de temps en temps, passe me voir dans ma galerie, sur Victoria Street, ça me ferait plaisir d’avoir de tes nouvelles ! » Je sors mon téléphone pour regarder l’heure une dernière fois, et de quelques petites foulées je le précède, avant de me retourner pour courir en arrière et lui faire un signe de main. « A la prochaine ! »

Lucca n'aurait jamais pensé trouvé quelqu'un pour lui venir en aide dans ce trou éloigné de tout. Il était venu ici pour se changer les idées et son entêtement avait fait qu'il s'était coincé sans possibilité d'en sortir seul. Un signe du destin pour lui montrer qu'il fallait qu'il commence à accepter l'aide qu'on lui proposait ? Chacun pouvait interpréter cela comme bon lui semblait, le brésilien n'était pas encore dans cette optique-là. Il avait trop de colère en lui pour voir les choses sous un angle positif. Quand il serait un peu moins aveuglé, peut-être qu'il sera en mesure d'envisager un avenir un peu plus serein, mais c'était encore trop tôt pour le moment.

L'ancien sportif sourit en entendant les propos de son interlocutrice, même si son accident l'avait changé, et pas qu'un peu, la jeune femme avait pu le côtoyer en dehors des projecteurs, là où il pouvait être lui-même. C'était peut-être la seule chose qui ne lui manquait pas : la célébrité et le fait d'être traquer par les journalistes en permanence.

" - Et oui, en dehors du sport je suis qu'un pauvre gars normal qui vit comme les autres au final, les paillettes c'est plus de la poudre aux yeux qu'autre chose."

Il en était conscient et n'avait jamais apprécié être mis ainsi en avant. Mais c'était une des facettes du métier. Comme partout, il y avait du bon et du moins bon.

" - Pas de souci je comprends, je suis désolé de t'avoir pris autant de ton temps !" C'était sincère comme propos, pas juste une phrase lancée comme ça histoire de flatter. " - Je le note là-dedans." fit-il en tapotant sur sa tempe avant de poursuivre " - Et si je suis dans ke coin je passerai faire un tour !" répondit-il avec le sourire. Le premier sincère depuis quelques temps maintenant.

Lucca répondit à son signe de la main et tandis qu'elle s'éloigna, il poursuivit son chemin, quasiment sorti de la forêt. Cette sortie l'avait exténué et il allait sans doute voir s'il pouvait avoir un bus pour le rapprocher de chez lui afin de ne pas faire tout le trajet à la main.

Fin