l'heure des retrouvailles (levi)

« Tu peux y aller, je m'occupe du service jusqu'à ton retour ! » Depuis tout à l'heure, Marley fait les cent pas. Elle a une course à faire, mais ne souhaite pas partir d'ici avant la fin de son service. Pourquoi ? Je ne sais pas. Elle a peut-être peur que je me fasse dépasser par les événements, mais vu le nombre de clients qu'il y a cet après-midi, j'ai un doute sur le fait que cela puisse se produire. Et si vraiment je me trompe, alors l'une des serveuses assurera le boulot avec moi – elles sont payées pour cela après tout. Je dois encore négocier un peu avec elle, mais la jeune femme finie par retrouver la raison et par accepter ma proposition. Si tout se passe bien, elle sera de retour dans quelques dizaines de minutes et son absence ne sera qu'un lointain souvenir – elle pourrait déjà être de retour si elle n'avait pas repoussé le moment aussi longtemps. Comme je m'y attendais, les allers-retours des personnes ne sont pas trop nombreux et cela me permet de gérer seule. Quand je ne sers pas, je m'occupe de laver et d'essuyer quelques tasses. C'est d'ailleurs ce que je fais quand la porte est poussée une nouvelle fois et que la sonnette retentit. « Bonjour ! » Un large sourire se dessine sur mes lèvres, comme à mon habitude, alors que je me tourne vers le client qui vient d'entrer. Cependant, en découvrant qui se trouve face à moi, il disparaît automatiquement. « Bonjour Levi. » J’ai comme l’impression d’avoir un fantôme en face de moi et c’est loin d’être agréable. La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était il y a plusieurs années, plus de deux pour être plus précise. Il était en permission et les choses n’avaient pas forcément été simples. Il faut dire qu’à partir du moment où j’ai appris ce qu’il souhaitait faire de sa vie, mon comportement à quelque peu changé vis-à-vis de lui. Il savait ce que ça m’avait fait de perdre mon père et pourtant, il s’était lancé directement dans la gueule du loup. Réagir comme cela ne faisait certainement pas de moi une bonne amie, mais je ne pouvais pas me permettre de perdre quelqu’un d’autre, pas comme ça. Après ça, pas de nouvelle. Pas même à l’enterrement de son père où je me suis rendue, accompagnée de ma mère. Le proverbe "pas de nouvelle, bonne nouvelle" n’est donc pas totalement faux. Je ne pensais pas le revoir et pourtant, aujourd’hui, il se tient debout, face à moi. « Qu’est-ce que je peux te servir ? Sur place ou à emporter ? » Avant d’être son amie – si je le suis toujours, je suis une cheffe d’entreprise et si je veux que le café tourne bien, je me dois d’être professionnelle, peu importe qui se trouve face à moi.

Nous voyons plusieurs dizaines de clients par jour – un peu plus même le week-end et le mercredi. Certains sont des habitués et d’autres non, mais dans tous les cas, nous devons servir tout le monde. Aujourd’hui ne fait pas exception à la règle, même si la présence ici de la personne qui se trouve face à moi ne m’enchante pas des masses. Pourquoi ? Parce que le lien qui existe entre Levi et moi n’est plus celui qu’il était avant et cela me désole. Avec les années, nous avons pris des chemins différents : il a décidé de suivre son cœur et de se lancer dans l’armée, alors que je suis restée bloquée sur mes positions à ce sujet. J’ai perdu mon père de cette manière, il n’était pas question que je revive cela une seconde fois. « Je te fais ça. » Dis-je, tout en m’activant auprès des machines, comme je le ferais avec n’importe quel autre client. Visiblement décidé à faire la conversation, Levi m’interroge sur ce qui a pu se passer depuis notre dernière rencontre. « Depuis deux ans ? Ça laisse beaucoup de temps pour des nouveautés. » Je suis un peu crue dans ma réponse, mais c’est venu tout seul. Qu’est-ce que je pourrais bien dire d’autres ? Nous ne nous sommes pas vus depuis deux ans et il me demande ce qu’il y a de "neuf". Soudainement, je me rappelle que je suis une adulte – une adulte mature qui plus est, alors je décide de faire abstraction des sentiments qui sont en train de me traverser l’esprit à ce moment précis. « Les grandes lignes, je suppose. » Il a pris ses boissons à emporter, il n’a sûrement pas le temps pour plus que ça. « Je suis devenue propriétaire de ce café, maman pour la deuxième fois et j’ai retrouvé Eden. » Mon premier amour, mais ça, il le sait déjà. Les premières fois où nous nous sommes vues et le début de notre histoire se sont faits lorsque les choses étaient encore "normales" entre Levi et moi. Finalement, énoncées comme ça, les choses n’ont pas été si mal dernièrement pour moi, même si tout ne s’est pas fait en un simple claquement de doigts. La première boisson terminée, je la pose sur le comptoir, face à lui. « Tu es en ville pour combien de temps ? » Même si j’étais encore une enfant quand mon père est décédé, je sais que bien souvent, les pauses sont courtes dans ce métier.

Comme il le dit, les choses ont l'air de plutôt bien marcher pour moi. Ça n'a pourtant pas toujours été le cas, lorsque je suis tombée enceinte d'Elliot, j'ai dû faire face à beaucoup de changements dans ma vie. Au niveau de mon boulot, mais aussi de mes relations – même si Archie a continué de faire partie de ma vie, malheureusement selon certains de mes proches. Il faut croire que lorsque nous savons attendre, la vie finit toujours pas nous récompenser d'une manière ou d'une autre et je crois que ce moment-là est arrivé pour moi. Je suis épanouie en amour, avec ma famille et au boulot, que demander de plus ? Face à quelqu'un qui a fait partie de ma vie de nombreuses années et qui est malheureusement devenu un fantôme, je préfère avoir ce genre de choses à dire, plutôt que de devoir annoncer de mauvaises nouvelles. Ne souhaitant pas que l'attention soit uniquement portée sur moi, je viens interroger Levi sur son temps en ville, alors que je me lance dans la préparation de sa seconde boisson. Je m'attendais à une réponse définie, avec un laps de temps très court, mais à la place de ça, je me retrouve face à un homme un peu perdu – selon moi. Levi ne peut plus piloter. Je ne peux m'empêcher de froncer légèrement les sourcils. Comment ça ? Si je sais une chose avec l’armée, c’est que quand quelqu’un s’engage, il n’arrête qu’une fois qu’il y a quelque chose de grave. Avant que je n’ai le temps de lui poser une nouvelle question, le jeune homme prend les devants et y répond sans le savoir : il a eu un accident et l’opération qu’il a subit l’empêche désormais de faire son boulot de rêve. « Je suis désolée. Ça doit être compliqué pour toi. » Même si c’est devenu tendu entre nous, je ne peux pas me résoudre à faire autre chose qu’être empathique avec lui. S’il ne peut plus voler, l’armée semble vouloir le garder dans leur rang, en tant que formateur. « C’est toujours mieux que rien. » Dis-je, tout en haussant les épaules. Mais ça, ce n’est sûrement pas aussi évident pour lui. « Je sais que ce n’est pas comme cela que vous pensez à l’armée. Voir les autres faire ce que vous ne pouvez plus faire, c’est une vraie torture. » Nous sommes peut-être tous comme cela, mais contrairement aux soldats, nous donnons rarement notre vie pour nos métiers, pour nos rêves. « Si ce n’est pas ça, qu’est-ce que tu penses faire ? » La deuxième boisson est en cours et il reste suffisamment de temps pour continuer encore un peu cette conversation.

Malgré la rancœur – ou n'importe quel autre sentiment négatif – qui existe entre nous et ma relation tendue avec l'armée, je ne peux pas me réjouir de le voir bloqué au sol. Un accident ce n'est pas rien et pour le coup, tout cela aurait pu être pire, alors même si ce n'est pas ce qu'il voulait, c'est peut-être bien de se réjouir de le voir encore là. Consciente que rien ne pourra le satisfaire plus que le métier qu'il exerçait jusque là, je l'interroge sur ses plans. Ne rien avoir prévu d'autre, ce n'est pas vraiment surprenant. En réalité, c'est même mieux. Qui de sensé pourrait s'imaginer dans un accident, inapte, avant même de commencer ce métier ? Personne. Si jamais quelqu'un en arrive à une telle conclusion, alors il est préférable qu'il s'arrête avant même de commencer – ce ne serait que perdre son temps de vivre avec une telle épée au-dessus de la tête. N'est-elle pas toujours là, qu'on se pose la question ou non, quand on fait un tel métier ? Si, sûrement. Mais certaines personnes sont très douées pour en faire abstraction. Je ne dis pas qu'ils se sentent invincibles, car ils ne le sont pas, néanmoins ils ne pensent pas que chaque mission est leur dernière. Bref.. ce n’est pas la question ici, puisque Levi n’aura visiblement plus jamais de mission et pour le coup, le retour sur la terre ferme semble plutôt dur. « Ça peut être l’occasion de t’essayer à de nouvelles choses. Voire même à reprendre tes études, si vraiment tu trouves quelque chose qui te plaît. » De mon point de vue, il est simple de faire des plans sur la comète. En revanche, lui, il ne voit que ce qu’il va rater maintenant. Avec le temps, il ouvrira doucement les yeux. Enfin.. je l’espère. « Regarde.. j’ai fait des études dans le recrutement et maintenant, je suis propriétaire d’un café. » Certes, des trois gérantes, je suis celle qui s’occupe des embauches, mais il m’arrive aussi – souvent même – de servir les clients, comme aujourd’hui avec Levi. « Je ne suis pas certaine que m’avoir comme patronne te fasse rêver, mais si jamais tu as besoin d’un petit boulot, au moins pour quelques temps, nous continuons de recruter. » Faire le service n’est pas forcément un métier qui fait rêver. Cependant, ça peut toujours dépanner et nous sommes toujours à la recherche de main-d’œuvre.