Soirée au calme | Ludvik

Dans la vie, Keegan ne tenait pas à grand monde. Il n’y avait pas énormément de personnes avec qui il aimait bien passer du temps. Ce n’était pas pour se donner un côté beau brun ténébreux, c’était dans sa nature et ça c’était tout simplement renforcé après le meurtre de sa sœur. Il ne s’en plaignait pas, même s’il commençait à se sentir gêné. Cependant, il y avait des personnes qui le marquaient. Que ce soit des personnes qu’il avait rencontré une fois ou un voisin qu’il connaissait depuis tout petit. Il suffisait d’une fois, qu’il s’ouvre sur le monde, pour que cette personne le touche et pour qu’il s’attache un peu à elle. Des gens avec qui il restait en contact parfois des années sans les voir physiquement ; Il n’avait pas besoin de ça au fond. Il avait juste besoin de quelques messages échangés de temps en temps pour se tenir au courant de l’évolution de chacun.

Et ce soir, c’était justement une de ses personnes qu’il voyait. Ludvik. Un mec rencontré au bout du monde, le temps de quelques jours et avec qui ça avait bien accroché. Alors quand il avait appris que l’homme était venu s’installer à Island Bay, forcément, Keegan lui avait proposé qu’ils se voient. Ca lui permettrait de se sortir un peu la tête de ses problèmes actuels. Son boulot était un petit peu trop prenant à son goût en ce moment. Il ressentait la pression que lui mettait son client, le représentant d’une grande entreprise qui comptait sur lui pour réussir à se défaire d’un contrat qu’il n’avait aucunement l’attention de suivre. Keegan se devait d’assurer. C’était le genre d’affaire qui pouvait fortement entacher sa carrière s’il foirait. Et ça, ce n’était absolument pas dans ses plans.

Il avait pu partir un peu tôt pour une fois et avoir le temps de passer chez lui prendre une douche et enfiler un jean et une chemise propre. Il arriva au bar en avance et il commanda une bière, s’installant dans un endroit bien en vue, scrutant la foule pour voir le Nordique. Ouais, il était content de le voir, ça allait faire du bien.

Keegan adressa un grand sourire à Ludvik et lui serra vigoureusement la main. Il était vraiment content de le voir. Il l’invita ensuite à s’asseoir en face de lui.

« Salut ! Bah écoute, ça va plutôt bien… Petite vie tranquille, un peu surchargé par le boulot, je viens d’intégrer un nouveau cabinet. Mais c’est cool, ça fait du challenge en plus. Je suis content de te voir, je ne pensais pas que ça arriverait ici, à Island Bay. Qu’est-ce que tu viens faire là ? »

Franchement, ce n’était pas un endroit où tout le monde venait faire du tourisme… Même pas beaucoup de monde, d’ailleurs. Keegan n’aimait pas spécialement Island Bay. Il restait là parce qu’il avait toujours vécu là et que c’était une solution de facilité. Et puis, i était un peu attaché à l’endroit, sans pour autant l’aimer. Parfois, il se disait que ce serait plus facile de déménager et de ne pas rester là, avec des souvenirs du passé à chaque coin de rue. Avec l’endroit où on avait retrouvé le corps de sa sœur, lieu qu’il évitait soigneusement. Oui, ce serait plus simple. Mais il n’avait pas la volonté nécessaire, pas encore. Et d’un côté, il se disait que tout ça, ça ne pouvait que le rendre plus fort. Ce n’était peut-être pas plus mal au fond.

« Tu vas rester là ou tu comptes repartir à l’aventure ? »

Ludvik et lui avaient à peu près le même âge, mais Keegan avait l’impression que le Nordique avait eu une vie bien plus riche que lui. Parfois, l’avocat regrettait de ne pas avoir pris son temps et d’avoir foncé, enchaînant les années de fac, l’inscription au barreau, le premier job et maintenant, une place normalement définitive. Lui qui partait du principe qu’on devait profiter de la vie, il ne l’avait finalement pas fait. Peut-être était-ce pour ça qu’aujourd’hui, il déconnait autant et qu’il était incapable de se projeter dans l’avenir. Car il n’avait pas du tout fini avec le passé.

Le boulot, ça allait toujours pour Keegan. Il était un requin qu’il ne connaissait pas l’échec. Parfois, bien sûr, tout ne se passait pas comme il voulait, mais il refusait de voir ça comme une défaite. Il préférait rebondir directement, avant même d’avoir le temps de se dire qu’il avait merdé. C’était un peu plus délicat au niveau du moral. Il restait quelqu’un de fragile psychologiquement, toujours sur la brèche. Mais en ce moment, ça allait bien. Alors, il se contenta de sourire, plutôt sincère. L’avocat ne put s’empêcher de hausser les sourcils en entendant Ludvik.

« La femme de ta vie ? C’est quoi cette histoire ? »

Pour un mec aussi sceptique sur l’amour que Keegan, les âmes sœurs et tout le bazar, ça n’existait pas. Enfin si, mais seulement dans les livres et dans les films. Ca le faisait toujours un peu rire quand il entendait des gens parler de ça. Mais comme il aimait bien le jeune homme, il n’en montra rien, gardant son calme. Il n’avait pas envie de le blesser.

« J’espère qu’elle vaut le coup que tu te poses pour elle quand même. »

Et c’est là qu’on comprenait où était le problème avec Keegan : il était égoïste au point d’être incapable de faire des efforts pour quelqu’un d’autre que lui. Devoir ne pas faire ce qu’il voulait pour faire plaisir ? Non. Hors de question.

« C’est super que tu ais trouvé un job ! Si tu te finis par vraiment te poser, tu es déjà bien engagé. »

Il prit une gorgée de sa bière alors que sa boisson était apportée à Ludvik.

« Et bien trinquons à ces retrouvailles et à cette nouvelle vie pour toi ! Maintenant je veux que tu me racontes tout en détail, j’adore les potins dans ce genre-là. »

Et puis, ça lui permettrait de mieux comprendre dans quel état il risquait de retrouver Ludvik si la fille ne voulait pas de lui ou une bêtise du genre. Parce que ça allait sûrement arriver, enfin. Je vous ai dit que Keegan était pessimiste ? Promis, il a quelques qualités aussi.

Keegan ne put s’empêcher d’avoir un léger rictus. Si, c’était de la folie à ses yeux de croire des choses pareilles. Il eut toutefois la décence de ne rien dire de plus. Après tout… Ca ne le regardait pas plus que ça. Il pouvait poser es questions et se tenir au courant, mais il n’avait pas le droit de juger. Enfin, il le faisait, mais pas ouvertement. Il appréciait bien trop le jeune homme pour risquer de le froisser sur un sujet aussi peu important à ses yeux, même si visiblement, il l’était pour Ludvik.

« Non, non, tu ne m’embêtes pas, j’essaie moi-même de comprendre ce que tu veux dire par là. »

Il enchaîna, lui montrant qu’il était réellement intéressé. Oui, en vrai, il était curieux. Ca ressemblait un peu à une histoire qu’on ne voit normalement que dans les films. Et la façon dont il parlait d’elle, il ne put s’empêcher de sourire doucement. Ca crevait les yeux qu’il était amoureux. C’en était presque mignon.

« Bien sûr que je veux savoir ! Toi, tu t’emballeras et moi, je serai celui qui te ramène les pieds sur terre. »

avec son point de vue extérieur, il pouvait en effet essayer de l’aider… encore faudrait-il qu’il comprenne quelque chose à l’amour. Ca, c’était une toute autre histoire. Au pire, il demanderait des conseils à Nina. C’état une fille, elle devait bien y connaître quelque chose, non ?

« Elle sait que tu es là ou tu comptes lui faire la surprise ? »

Déjà, si elle ne savait pas… Ca sentait un petit peu mauvais, tout de même. Il n’était pas sûr qu’elle serait très contente de voir un mec débarquer prétendant qu’elle était la femme de sa vie. Imaginez un seul instant que ce ne soit pas réciproque… Le malaise. Parce qu’après tout, si ça faisait un moment qu’ils ne s’étaient pas vus, elle était peut-être passée à autre chose, voir elle l’avait carrément mis en dehors de sa vie. Sait-on jamais.

« Tu l’as connue comment ? »

Keegan ne comprenait pas qu’on puisse tout lâcher pour quelqu’un. Par amour. Ca lui semblait tellement… tellement abstrait et tellement crétin aussi. Il ne pouvait s’empêcher de voir le mal, de se dire que finalement, en faisant ça, on se retrouvait sous l’emprise de l’autre. Et en position de faiblesse.

Keegan écouta attentivement ce que lui disait Ludvik, les yeux un peu perdu sur la surface de la table. Il emmagasinait les informations, les triant et les rangeant dans des cases comme il le faisait lorsqu’il se retrouvait face à un cas. Oui, il réagissait comme un avocat. Mais serait-il celui du diable pour Ludvik ? En tout cas, ce que lui racontait le jeune homme ne lui plaisait pas du tout. Il risquait gros, tellement gros… Ils avaient beau ne pas être les meilleurs amis de la terre, il restait quelqu’un que Keegan appréciait. Et ça l’ennuierait de le voir avec des problèmes jusqu’au cou.

« Et bien… C’est digne d’un film ton histoire. »

Il se laissa aller en arrière sur sa chaise, se passant la main dans les cheveux. Il prit quelques secondes encore avant de répondre. Il ne voulait pas laisser son impulsivité parler et lui dire qu’à son avis, il avait fait une belle connerie. Il était là pour l’aider, et non pour le juger. Ca, il devait en être capable.

« Cinq ans, c’est quand même super long. Elle a pu avoir le temps de refaire dix-huit fois sa vie, de changer comme pas possible… mais c’est vrai que si votre ami t’en a parlé, c’est que tu as une chance. Je ne pense pas qu’il s’amuserait à te faire de faux espoirs. »

Il y avait au moins une chose que Keegan pouvait lui expliquer…

« Tu sais… Quand on doit faire face au deuil de quelqu’un qui nous est très proche, on n’a pas forcément le comportement le plus logique de la Terre. Pour certains, on a juste besoin qu’on nous fiche la paix et de pouvoir panser nos plaies à l’abri des regards. Je ne pense pas qu’elle voulait te faire du mal ou te repousser réellement, elle avait juste besoin d’être seule et elle ne savait pas comment l’exprimer. Alors elle a disparu, parce que c’est ce qui est le plus simple. Expliquer… pourquoi ça ne va pas, pourquoi on est triste, pourquoi on n’arrive pas à aller mieux, c’est fatiguant. Alors on se tait, parce que c’est bien plus simple. »

C’est comme ça qu’il avait vécu son deuil, en tout cas. En silence. Et aujourd’hui encore, il n’était pas tout à fait guéri.

« Tu as pris beaucoup de risques en venant ici sans avoir plus d’informations que ça sur elle. Espérons que ça paie ! Mais… Ouais, essaies de ne pas trop t’emballer quand même. On ne sait jamais… Cinq ans, quand même. »

Il but une gorgée de sa bière avant de lui sourire, histoire d’alléger un peu l’atmosphère après sa mise en garde.

« Bon, et du coup, tu comptes la voir quand et comment ? Il faut mettre un plan de bataille en place là. »