winter wonderland •• theresa&maryann

La petite aiguille de sa montre venait tout juste de tomber sur le onze. Il était déjà vingt trois heures et il ne lui restait plus qu’une heure de liberté. Un peu comme cendrillon, elle devrait être rentrée pour minuit, pas une minute de plus. Avec un père militaire, il n’y avait pas de place pour les négociations, un couvre-feu donné se devait d’être respecté, autrement c’était la porte ouverte à toutes les dérives. Les mots exactes de son cher paternel étaient quelque chose comme : “Soyez à la maison avant minuit sinon c’est moi qui viendrais vous chercher et vous n’aurez plus qu’à prier pour que je ne vous attrape pas!”. Oui, elle entendait même très bien la voix de son père leur faire ce petit discours à elle et à sa soeur Tess. Il se mettait toujours devant la porte, droit comme un i, à chaque fois qu’elles s’apprêtaient à sortir afin de leur servir encore et toujours les mêmes consignes : “ne parlez pas aux inconnus, pas d’alcool, pas de cigarette, restez là où vous m’avez dit que vous seriez, ne faites rien de dangereux ou d’illégal, ne montez pas en voiture avec qui que ce soit, et rentrez toujours à deux”, en bref soyez sage et amusez-vous mais pas trop! Il affichait un air sévère et sérieux face à ses filles tandis que l’une acquiesçait la tête docilement, et l’autre roulait des yeux à s’en retourner le cerveau. Parfois Mary se disait que leur père n’était vraiment pas marrant, il ne laissait que rarement de place à l'imprévu ou à l’insouciance, mais d’autre fois elle admettait un peu honteusement trouver cette rigidité et cette exigence paternelle rassurante. Elle ne serait pas devenue qui elle était aujourd’hui si elle avait vécu dans une autre famille avec des parents plus détendus. Et puis si leurs parents leur imposaient autant de règles c’était  avant tout car ils les aimaient. Du moins c’était ce qu’elle s’était toujours dit. Si Tess était du genre à chercher à grappiller toujours un peu plus de temps sur le couvre-feu initial, Maryann se contentait d’accepter les consignes. Elle savait de toute façon que son père ne se laisserait jamais convaincre de les laisser sortir après minuit. Et puis minuit lui suffisait. Ceci étant dit ce soir elle aurait aimé rester un peu plus longtemps. Ses yeux ne cessaient de voyager entre la montre accrochée à son poignet et le ciel désespérément vide. Ses amis l’avaient d’ailleurs remarqué et s’amusaient à la taquiner. La vérité c’est qu’elle aurait voulu voir le feu d’artifice de minuit. L’année dernière elle avait eu de la chance, à cause du mauvais temps le feu avait commencé un peu plus tôt et elle n’avait pas eu à courir pour rentrer à l’heure, mais cette année le ciel était dégagé et malgré l’hiver bien installé l’air était plutôt doux.

Son impatience avait fini par avoir raison d’elle. Maryann sentait comme une boule dans sa gorge, la même qui s’installait à chaque fois qu’une crise d’angoisse la menaçait. Elle avait fini par s’éloigner de ses amis, prétextant devoir aller aux toilettes. Elle ne leur avait même pas laissé le temps de répondre qu’elle s’était mise à courir à travers la foule pour s’y perdre. Le winter festival ameutait toujours du monde, comme tous les ans à Island Bay. C’était sans doute l’une de ses célébrations préférées car elle était sans attache religieuse mais elle lui rappelait tout de même beaucoup les fêtes de Noël dans la plupart des films. Maryann n’avait jamais connu de Noël blanc, mais chaque année, durant le winter festival, elle aimait imaginer être une parisienne célébrant Noël en hiver. Elle avait les yeux remplis d’étoiles devant les illuminations et les concerts, mais aussi et surtout en regardant le feu d’artifice tiré depuis les collines du plus grand parc de la ville quasiment tous les soirs pendant le festival. Elle aimait aussi cette période car elle était en vacances. Un break faisait toujours du bien, même si ses cahiers et ses livres n’étaient jamais bien loin de toute façon.  

Perdue au milieu de la foule, elle sentait son coeur battre plus fort que d’ordinaire. Maryann ferma alors les yeux et porta une main à sa poitrine. Elle essayait d’effacer le monde autour d’elle pour se concentrer sur sa respiration. Ces simples exercices étaient généralement suffisant pour la calmer. Elle rouvrit les yeux et regarda à nouveau sa montre. Vingt trois heures vingt cinq. Soudain elle se mit à regarder partout autour d’elle tout en marchant à vive allure, poussant deux ou trois personnes par accident. Il fallait absolument qu’elle trouve Tess. Elle chercha avec vivacité pendant cinq bonnes minutes avant d’apercevoir sa soeur qu’il était impossible de rater avec sa chevelure distinctive, quasiment la même que la sienne. De toute façon elle finissait toujours pas trouver Tess, même au milieu d’une foule plongée dans le noir et elle était capable de la reconnaître entre mille. Sa jumelle était en train de s’amuser avec ses amis, des gens que Maryann ne connaissaient pas forcément. Elle eut comme un pincement au coeur en la voyant rire aux éclats avec des inconnus. Il fut un temps où elles rigolaient aussi ensemble, mais à présent leur quotidien était plutôt rythmé par des disputes futiles ou des silences pesants. La communication entre elles semblait rompue, ou du moins sérieusement abîmée. Elle espérait de tout son coeur pouvoir réparer cela, mais pour le moment elle n’était pas sûre de savoir comment s’y prendre avec Tess. D’ailleurs, elle se doutait que sa soeur n’allait pas apprécier son intervention, mais tant pis elle se devait d’aller la voir. Il était presque l’heure de rentrer et Maryann était bien déterminée à éviter les ennuis ce soir. Leur père leur avait dit de rentrer ensemble, elle ne partirait donc pas sans Tess. Elle s’approcha du groupe d’amis de sa soeur, un peu timidement, espérant être remarquée par Tess uniquement. Elle la fixa de loin pendant quelques instants, sans rien dire, jusqu’à ce que leurs regards se croisent. Elle fit alors un signe à sa soeur pour lui demander de s’approcher d’elle, refusant de s’avancer vers ses amis inconnus.

Peut-être bien qu’elle était un peu étrange, mais l’attitude de Tess à son égard lui semblait toujours démesurée. Sa jumelle avait fini par s’approcher d’elle, comme elle le souhaitait, mais cela semblait lui demander un effort considérable. Comme si entretenir une conversation toutes les deux était une chose parfaitement absurde et à la limite du supportable. À peine avait-elle ouvert la bouche que Mary sentait l’atmosphère se charger d’une électricité particulière. Dernièrement, à chaque fois qu’elle voulait parler à Tess une boule venait se loger dans sa gorge pour y rester jusqu’à ce que l’échange s’achève. Elle n’était pas sûre de savoir depuis quand exactement elle ressentait cette nervosité vis-à-vis de sa soeur, mais le malaise s’était installé petit à petit et à présent chaque discussion se transformait en potentiel conflit. Maryann trouvait tout cela ridicule, et pourtant elle était incapable de trouver une solution. Comment réparer leur relation? Et surtout, comment réparer sa relation avec sa soeur qui ne semble pas franchement intéressée par une quelconque réconciliation? Elle avait l’impression d’avoir fait quelque chose de mal, quelque chose d’assez horrible pour lui faire mériter la colère de sa soeur. De la colère, voilà ce qu’elle sentait émaner de Tess. Peut-être qu’elle se trompait, mais c’était ce qu’elle ressentait. Sa jumelle semblait fâchée à chaque fois qu’elle se retrouvait à lui adresser la parole, et ce sans véritable raison. C’était un peu comme marcher sur des oeufs et cela en devenait de plus en plus compliqué et difficile à vivre pour Mary qui ne demandait rien d’autre que de vivre en paix et harmonie avec Tess. Après tout, elles s’entendaient bien avant.

Tess avait employé un ton sec et avec ses bras croisés sur sa poitrine, elle imposait une distance avec sa soeur. Il y avait entre elles une sorte de mur invisible mais dont la présence se faisait sentir de manière si pesante qu’il était indéniable. Comme par réflexe Mary s’était écartée un peu plus, achevant de délimiter leurs deux mondes qui n’étaient visiblement plus fait pour se mélanger. Elle fit un grand pas en arrière tout en observant Tess avec ses grands yeux foncés. Apparemment même Tess la trouvait “cheloue”. Son regard dévia sur ses chaussures et elle prononça un “Désolée.” dans un murmure à peine audible. Elle se sentait bête de n’avoir pas approché, mais elle savait que si elle l’avait fait Tess l’aurait sans doute envoyé balader de la même façon. Damned if I do, damned if I don’t. Dans les deux cas elle était perdante. “Je voulais juste te dire qu’il était bientôt l’heure de rentrer.” Elle avait parlé un peu plus fort cette fois, et son regard s’était relevé pour regarder sa soeur. “Papa a dit que….” Elle se stoppa rapidement en imaginant déjà les yeux de sa jumelle roulant dans leurs orbites. Tess détestait que Mary soit aussi obéissante et docile, elle se moquait souvent d’elle lorsqu’elle commençait ses phrases par “maman a dit que” ou “papa a demandé ceci ou cela”. Il est vrai qu’elle avait peut-être souvent tendance à se référer à l’autorité parentale, mais c’était plus fort qu’elle. Elle était une good girl, et il aurait fallu se faire violence de manière incroyable pour pouvoir changer cette facette de sa personnalité. Elle tenta tout de même de se reprendre en bredouillant quelque peu: “Enfin…. tu sais… On doit rentrer pour minuit. Et … hum….”. Elle sembla se perdre dans son charabia et décida de faire une pause pour retrouver un semblant de composure. Ses yeux balayèrent la foule et en particulier le groupe d’amis de Tess, juste derrière elles. Certains les regardaient et elle se mit presque instantanément à rougir. “Je pense qu’on devrait y aller.” Elle tapota sa montre sous le nez de sa soeur pour lui montrer l’heure.