Travis parcourt le bar du regard avant de s’installer à l’une des tables. Il n’y a pas beaucoup de monde pour l’instant, c’est tout juste l’heure de la débauche. En tant qu’étudiant, il ne connaît pas encore le bonheur de sortir du lieu de travail et de pouvoir enfin respirer, même si ça n’est qu’un soulagement artificiel, temporaire, vu que tout recommence le lendemain. Non, en sortant des cours, il a toujours quelque chose en plus à faire. Et si ce n’est pas pour demain, c’est pour plus tard.
En tant que personne qui aime l'ordre, il n’aime pas laisser le travail traîner. Si ça peut être fait, il le fait. Généralement, il est plutôt docile avec lui-même. Travis, ce soir tu planches trois heures, et puis ça ira. Et il s’exécute sans broncher. Reprogrammage de cerveau qui a pris du temps. Ça fonctionnait très bien quand il était encore en Australie, il pouvait travailler, puis encore avoir le temps de sortir avec des amis si l’occasion se présentait. Evidemment, ça ne lui laissait que très peu de temps avec lui-même, mais c’est comme ça.
Peut-être même a-t-il fini par appréhender de se retrouver seul avec lui-même. Et peut-être bien que c’est pour ça qu’il est en ce moment au café/bar , en une fin d’après-midi, ce qui n’est pas du tout dans ses habitudes. Ça se voit tout de suite d’ailleurs, une fois assis, il évite de relever les yeux vers les autres clients, qui sont soit beaucoup plus jeunes que lui, soit beaucoup plus vieux, comme s’il savait qu’il ne devrait pas être ici. Il a l’air préoccupé par quelque chose , faisant rebondir sa jambe droite nerveusement.
Il pose délicatement un carnet de voyage à la couverture couleur cuir à côté de lui, et de la bière que le serveur vient juste de lui apporter. Seule chose que son lui-même a réussi à le convaincre de prendre avant qu’il sorte de son appartement. Obligé d’arrêter d’étudier à cause de son beau-frère qui faisait beaucoup trop de bruit, Travis a eu un moment de lucidité malgré le brainwashing : cet essai de littérature le soule, et ce soir, il a envie de faire autre chose. Ses yeux s’étaient baladés dans sa chambre pendant un moment, avant de tomber sur le fameux carnet, soigneusement rangé dans un coin avec une boîte de crayons de couleur, dont il n’avait pas bougé depuis son retour d’Australie. C’est vrai que ça fait un moment qu’il n’a pas dessiné. Et ça avait commencé à le travailler. Pourquoi se forçait-il à ne pas y toucher de façon si entêtée, alors qu’il pourrait juste s’écouter et s’accorder une pause ? Et cette question fut ce qui le décida à fuir sa chambre, à fuir son appartement, et à se fuir lui-même.
Un raclement de pieds de chaise tout proche le tire de ses pensées. Il lève les yeux enfin, et se rend compte qu’une fille est en train de s’asseoir en face de lui. Il ne dit rien, presque sûr qu’elle finira par se rendre compte que c’est la mauvaise table. Mais ce n’est pas ce qui arrive, et les yeux de la fille se posent sur lui en retour. Il lève un sourcil.
« Oui, je peux vous aider ? il demande après un moment, histoire de chasser le malaise que cette poignée de secondes silencieuses ont créé.
- Vous avez du feu ?
Il est déstabilisé pendant un court moment. Pourquoi est-ce qu’elle le fixe comme ça ?
- Euh, ouais, bien sûr. » il répond machinalement, habitude de fumeur toujours présente.
Son briquet est toujours là, dans la poche de sa veste, même si ça fait deux semaines qu’il n’en a pas eu besoin. Pourtant, c’est vrai que ce soir, juste ce soir, ça lui ferait du bien. Surtout pour accompagner son verre…
Il lui tend son briquet rouge, juste au moment où le serveur arrive avec un autre verre. Il s’apprête à lui signaler qu’il a déjà été servi, mais la jeune femme parle d’abord.
« Oh.. Il a cru que j'étais avec vous.
- Ben mince, je pensais que le serveur voulait m’offrir un verre… il répond en reproduisant le ton neutre de l’inconnue en face de lui, bien qu’évidemment, il soit en train de plaisanter.
Et seulement après que le serveur lui ai jeté ce regard, qui hésite encore entre en rire ou le prendre au sérieux, il esquisse un sourire amusé, et rajoute un « je plaisante », soucieux de ne pas irriter le serveur. Mais décidément, ce dernier n’est pas d’humeur, et il feint juste un sourire maladroit avant de s’en aller.
- Hé, il interpelle alors l’inconnue, sourire effacé, un peu plus hésitant.
Désolé, je comprends si ça vous dérange, moi aussi je déteste qu’on me fasse ça, mais… ça vous embête de me passer une clope ? »