si j'avais su... (ginnifer)

C'était une journée comme les autres au café. Comme les autres, mais néanmoins, une très belle journée. Les clients affluaient, mais avec une certaine langueur très appréciable en ce début de matinée. Voir les gens venir c'était le plaisir de n'importe quel employé, ça signifiait souvent de bons pourboires et de beaux sourires. Les marmonnements n'étaient ni incessants ni agaçants. Ça faisait du bien de voir que la vie continuait alors que toi, de ton côté, tu essuyais les verres qui sortaient de la plonge. A ce moment là, tu étais l'archétype même du barman en pleine action.

La porte du café s'ouvrit, laissant s'engouffrer des petits rires. Un couple, qui riait. Tu n'y prêtas pas plus attention qu'à ça, tout en pensant vaguement à Zoë. Tu avais du mal à te la sortir de la tête, surtout depuis que tu savais pour ta tante etc. Tu pensais à tout ce que tu avais manqué et Zoë en faisait partie. Alors clairement, voir des couples te faisait penser à elle et au pas que tu n'as jamais su faire vers elle, ce pas que tu n'as jamais franchi. Tu soupirais avant d'aller ranger tes verres.

À ton retour, tu haussais un sourcil. Tu n'avais pas entendu la porte s'ouvrir, sans doute était elle passée la dernière fois que tu l'avais entendue, sans que tu la remarques, mais elle était là, devant toi, tout sourire, les mains entrelacées sur le comptoir. Tu la regardais avec attention. Petite, visage enfantin. Brune, yeux bruns. Non, clairement pas majeure. « Si c'est ta question gamine, je sers pas d'alcool aux enfants. Faut être majeur pour ça. » Un petit sourire s'afficha sur ton visage. De la compassion sans doute, mais mêlée à un brin de fierté.

Elle avait l'air à la fois perdue et sûre d'elle, juste dans le mauvais décor. Elle ne collait pas à quelqu'un qui s'arrête au bar d'un café, surtout à son âge. Non, elle ressemblait plutôt à ces filles qui te laissent supposer qu'elles vont se poser avec le dernier sac à la mode au café pour discuter et faire du bruit pendant des heures. Mais le genre à qui tu es obligé de pardonner parce qu'en soi, t'en as rien à foutre et y a toujours pire ailleurs. Alors pourquoi elle était là, toute seule, assise juste à l'endroit du café où ça te semblait complètement inapproprié ?

Tu la dévisageais un instant. Elle avait un air familier que tu ne savais pas retrouver. Un peu comme ces vieux souvenirs qui n'ont ni sens ni vérité, même si tu ne pouvais pas affirmer l'avoir déjà vue. Non, c'était plutôt comme si elle te rappelait quelque chose, peut-être quelqu'un, mais tu n'arrivais pas à mettre le doigts dessus. Alors tu détournais ton regard. Dévisager, c'était pas poli, ta mère te l'avait souvent répété quand tu étais petit et qu'elle était encore un tant soit peu saine d'esprit.

Tu avais été un peu virulent, c'était vrai, mais c'était ton habitude. Les seuls cafés que tu servais au bar c'était les gens super pressés. Et cette adolescente, qui te donnait pourtant l'impression d'une petite fille, ne semblait pas pressée. Ou alors seulement de ne pas retourner au collège - ou au lycée, tu n'avais aucune idée de son niveau d'études, et ça ne t'intéressait pas du tout. Tu soupirais, lâchant les armes le temps d'un instant. Tu étais sans doute trop sur tes gardes : une gamine enjouée, ça n'était visiblement pas toujours une gamine avec une fausse carte d'identité dont le coeur battrait à cent à l'heure sous le coup de la peur de se faire prendre en flag. Comme si t'avais oublié ce que c'était vraiment que d'être à l'âge ado.

Sans un mot, tu t'étais appliqué à lui faire un cappuccino. Rien de bien sorcier, en soi. « Tu veux des éclats de noisette dessus ? » Vérification obligatoire selon ton boss, sauf que tu voyais clairement pas la raison. Croisant les doigts qu'elle te réponde non, tu préparais la soucoupe à mettre dessous et la serviette en papier. Manquerait plus que tu doives nettoyer ton comptoir en début de journée. Ca te mettrait clairement l'âme en peine. Après qu'elle t'ait répondu, tu lui donnais sa commande, en la regardant une nouvelle fois. Et tu ne pus t'en empêcher. « Excuse-moi, mais... on se connaît ? » C'était vraiment perturbant, elle te rappelait physiquement quelqu'un, mais personne dans ton entourage ne lui ressemblait...

En soi, cette gamine t'amusait fortement. Tu ne voyais pas ce qu'elle pouvait faire dans un tel endroit, mais ça lui donnait un petit aspect comique, et du comique, t'en avais besoin dans ta vie actuellement. Alors certes, elle était assise au bar, mais tu essayais de garder en tête qu'elle était avant tout dans un café. Tu attendais patiemment qu'elle te dise quoi, tout en travaillant de ton côté, essuyant tes verres. Tu t'imaginais déjà les abrutis qui ne connaissaient pas le job se dire que t'étais un stéréotype du barman. Sauf que tu pensais comme eux.

Tu attendais avec beaucoup d'attention qu'elle parle, puisqu'elle semblait mourir d'envie de le faire. Tu n'avais aucune idée de la raison du pourquoi, mais ça crevait les yeux, autant le réaliser immédiatement. Tu avais toutefois appris qu'il fallait user de beaucoup de patience face à certains clients, qu'il s'agisse de ceux qui parlent trop comme ceux qui ne disent rien et attendent pour vider leur sac. Tu te fichais pas mal de leurs histoires, mais la patience venait aussi du fait que, majoritairement, il fallait faire semblant que l'intérêt persistait, attendait etc, afin de savoir être une oreille attentive, c'est-à-dire répondre en écoutant vaguement, mais répondre juste.

T'étais aussi perturbé. Elle te rappelait trop quelqu'un et son manque de discussion quant à son identité ne t'aidait pas à prendre le contrôle de la situation. Au contraire, tu étais même à l'exact opposé de ça. Pour la première fois de ta vie, tu avais hâte qu'on t'en dise plus. Qui était-elle, pourquoi semblait-elle te rappeler quelqu'un ? Mais tu continuais, l'air de rien ton travail. Elle semblait, elle aussi prise au dépourvu, mais tu t'en fichais un peu, tu étais aussi là pour ton gagne-pain, pas pour taper la causette à une gamine de quatorze ans. Enfin, tu savais pas son âge, mais elle semblait avoir quatorze ans. Tu t'étais arrêté à "il se trouve que". La suite, tu ne l'as pas compris, et tu la regardais comme si elle était aliénée. « Je... Pardon ? Tu pourrais articuler ? Je n'ai vraiment pas compris ce que tu disais... » Et encore, c'était un euphémisme.

Cette demoiselle, à l'air si familier devait forcément avoir quelque chose à te dire pour venir te voir jusque dans le café alors que tu ne savais même pas d'où tu la connaissais. J'étais à la fois flatté et mal à l'aise. Le fait de ne pas arriver à mettre un nom sur son visage de petit poupon t'embêtait énormément. Alors, forcément, t'avais des moments complets où tu te permettais de la dévisager, cherchant encore et encore où jtu l'avais vue. Mais rien, toujours rien. Ma foi.
Et puis il y avait eu ce moment complètement loufoque. On aurait cru qu'elle était en train de s'étouffer. Sauf qu'en fait, elle parlait, elle toussait pas. T'avais rien compris à son charabia, tu étais même resté interloqué avant de réagir, une fois qu'elle avait fini. Ca ne voulait strictement rien dire et ce n'était pas suffisamment clair pour comprendre quoi que ce soit à ce qu'elle avait voulu dire. Bref, un mic-mac que même avec toute ta volonté, tu n'aurais pas pu comprendre si elle ne reprenait pas. Mais, visiblement, elle n'était pas prête de le faire. Pourquoi, tu savais pas, mais elle était découragée. Ca n'allait clairement pas vous aider, ni toi, ni elle, d'ailleurs. C'était comme ce qu'elle avait envie de te dire lui pesait sur la conscience. Qu'elle ne te dise pas que... elle avait tué quelqu'un dans ton entourage ? Non, les seules personnes, dans tes proches, qui étaient proches d'un état létal, c'était ta tante, et ta mère. Ta tante étant probablement plus proche de la tombe que celle qui t'avait donné la vie la première.
En buvant son café d'une traite, consciemment ou pas, elle ressemblait à une adulte, et ça te frappait. Tu savais à qui elle ressemblait. Mais c'était impossible. Tu étais prêt à fermer les yeux et à tout faire pour oublier ce qui venait de te frapper en pleine face. Non, c'était impossible. Complètement impossible. Tu n'avais aucune envie que ce soit vrai. Il ne fallait pas... Sauf que ce qu'elle vint à te dire te confirma, dès les premiers mots, tes craintes. Après tout, pourquoi subitement te parler de sa famille sinon ? « Désolée, mais tu dois faire erreur. Mon père est mort. » Tu t'en étais convaincu toute ta vie. Tu savais que c'était faux, mais c'était l'excuse que tu avais trouvé chaque fois qu'on te demandait pourquoi tu ne le connaissais pas. Parce que, cette gamine, en face de toi, avec quelques années de plus, c'est ton portrait craché au féminin. Parce que oui, il n'y a pas de doute. Tu ne veux pas l'avouer, mais rien ne pourrait plus t'empêcher de le réaliser. C'est ta soeur, face à toi.

Tu avais donc une soeur. Ca te paraissait complètement dingue et impossible, mais tu avais ressenti cette ressemblance envers et contre tout. Seulement, elle était la fille de ton père, et ça, ça te faisait du mal. Toi, tu n'avais pas eu de père, vraiment, à l'exception de ton oncle, que tu avais, des années durant, envoyé chier de peur de souffrir à nouveau. Le paradoxe étant qu'en étant toi-même un homme, tu refusais de donner ta confiance à un de tes semblables. Ironie du sort, quand tu nous tiens. Mais, face à cette gamine qui avait certainement eu la chance de grandir avec ses deux parents, ce que ton père t'avait enlevé en laissant la folie gagner ta mère après ton départ, tu ne voulais pas accepter une telle chose. Elle n'y était pour rien, c'était vrai, mais elle avait eu une chance que tu n'avais pas eu, te rendant toutes les semaines à l'hôpital psychiatrique pour voir les débris de ce qu'il restait de ta mère. Encore une fois, tu ne t'apitoyais pas non plus complètement puisque tu avais eu cette chance d'avoir une tante et un oncle qui s'étaient occupés de toi comme si tu avais été leur fils, mais tu restais marqué par ça. De ce fait, vos parents étaient différents entre elle et toi, de ton petit point de vue étriqué, plein de rancune.
Elle était troublée par ta réponse, c'était visible. Tu n'avais pas envie de faire pleurer une gamine qui s'était engouffrée dans le café pour te raconter une telle chose, non. Mais tu n'avais aucune envie d'entendre la vérité. Ta vérité. Non non, tu ne voulais pas. Pourtant, elle avait continué et tu avais compris que tes mots seraient importants pour elle, qu'il te faudrait donc faire très attention à ce que tu disais. Tu soupirais. « Si tu le dis. Je ne l'ai jamais vu quoi qu'il en soit... » Remuer ce passé-là ne te plaisait absolument pas. Tu avais cette sensation que tout allait être chamboulé et que ta vie ne serait jamais plus la même. Autrement dit, ça te faisait drôlement mal et tu risquais de rouvrir une plaie béante que tu avais réussi à panser mais qui n'avait jamais cicatrisé.
« Griffin, bouge-toi un peu, t'as des clients à servir ! » Tu fermais les yeux. Ce patron ne te laissait véritablement pas le temps de souffler. Tu échangeais rapidement un coup d'oeil avec une serveuse qui semblait compatir. Tu parles ! « Ecoute... j'ai du travail, je suis obligé d'y aller. Mais j'ai la sensation qu'on se reverra bientôt. » La petite brune acquiesça avant de tourner les talons. Avant de franchir la porte elle se retourna et t'adressa un dernier au revoir de la main auquel tu répondais avec un mini sourire. Décidément, ta vie allait être vraiment différente...