Roulette russe sur fond d'écume... (Liv & Noa)

La plage. Pas de touristes en train de se faire bronzer, c’est trop tôt dans la saison. La ronde des surfeurs passant d’un spot à l’autre  pour découvrir les richesses de chacun tourne, elle-aussi, au ralenti. Elle appartient encore aux plus courageux. Les têtes qui trainent par là, je les connais. Des locaux. Des habitués qui profitent du lieu encore accessible sans se bousculer. Des preneurs de risques, amateurs de sensations fortes. Je regarde l’océan et ses vagues de fin d’hiver. J’imagine comment les aborder. J’imagine le danger. J’ai besoin de le voir de près. J’ai besoin de toucher le fil de ce rasoir. Si j’étais un mec, je crois que je cèderais à l’extase en me balancer au bout d’une corde. Je crois que j’ai toujours joué à quitte ou double, mais pas au point de ne mettre qu’une balle dans le barillet, le faire tourner et appuyer sur la détente. Je n’ai pas d’explications. Il y a comme une étrange nécessité de souffrance. Je crois que c’est de la souffrance mais je n’en suis pas très sûre. J’ai du mal à savoir si c’est un besoin de risques ou de chutes.

Je regarde l’océan. Entre lui et moi, un type un peu fou que je connais, Darwin. Il vit dans son van stationné pas loin. Je ne l’ai vu surfer qu’en hiver, par des temps limites. Aujourd’hui c’est limite. Il rigole en me regardant. Il s’approche. — Alors ? — Alors quoi ? — Ça sert à rien d’enfiler une combi si c’est pour se taper le cul dans le sable. J’avais prévu effectivement, ma combinaison et ma planche à côté de moi, mais les nuages au loin m’ont freiné dans mon élan. Avant son arrivée, je pesai le pour et le contre... une dose de risques ou une tentative de suicide... Je tends le doigt vers l’horizon. — C’est pas bon c’qui monte. Il se tourne pour regarder puis me fixe en riant de plus belle. — Raison de plus pour en profiter avant que ça nous tombe dessus. T’as peur gamine ? — Non. Non pas peur. Mais je suis prof, la première chose que je dis à mes élèves, «Surfeur un jour, surfeur toujours. Si vous voulez que ce soit vrai, ça signifie que ce qui compte le plus ce n’est pas la vague, c’est votre vie». — Non, pas peur. Si t’y vas, j’y vais. Je n’aime pas ces bourrasques de vent. — Bien sûr que j’y vais. Il fait demi tour, face à l’océan, et met en application ses paroles. Je n’ai pas peur. Je me lève. Je prends ma planche et je lui emboite le pas. L’eau est froide. Je surveille Darwin du coin de l’oeil. Il est fou ce type. Et je suis cinglée de l’avoir suivi. Je le sais en voyant les vagues approchées. Ce temps de merde. Ce vent de merde. Je le sais avant même de me redresser sur ma planche. Je le sais avant même de m'élancer. Je sais que si je persiste, je n’en sortirais peut-être pas sur mes deux pieds. Qu'est-ce que je fais là ? Cette flotte est aussi froide que le carrelage que ma tête à cogner trop de fois. Non, j'ai pas peur.

Darwin est adepte du surf de gros, il pourchasse les vagues géantes. Il a des récits à vous couper le souffle quand on pose la question de ce qu’il fait avec sa planche. Je me suis demandée, les premières fois, s’il ne se vantait pas mais je l’ai vu à l’oeuvre. Je n’ai pas de doute sur ses compétences, mais est-ce que c’est bien raisonnable ? Pas sûr. Ce n’est pas mon truc, ce défi face à M’sieur Océan. Certes, je monte la barre pour de l’adrénaline bien des fois, sauf avec le surf, je connais mes limites et je sais qu’au-delà la vie peut se rompre comme un cheveu. Là, on est au-dessus. Techniquement, je sais comment m’y prendre, mais je n’ai jamais tenté d’aller affronter un temps qui devient trop mauvais. Je me rends compte de l’absurdité de la situation. Pourquoi est-ce que je ne fais pas demi-tour ? Un orgueil mal placé ? Peut-être, peut-être pas. A cause d’un regard posé sur moi que je sais suivi d’un coup de poing, je ne baisserai pas les yeux. Les vagues viennent vers moi et je les attends comme ce coup, ces coups. Je n’ai pas peur. Je refuse d’avoir peur. Darwin rigole, il trouve moyen de me faire coucou de la main. Quel taré ! Ou pas. Il m’a appris un truc de dompteur de grosses. Etre capable de retenir sa respiration longtemps, plusieurs minutes. J’en ai bu de l’eau de notre piscine pour y parvenir. Mais ce n’est pas suffisant, des vagues de cette force, ça vous roule à leur gré. A bien y regarder, ce n’est pas à moi que Darwin fait un signe de la main. Quelqu’un nous a suivi. Aussi timbré que nous, c’est possible ? En insistant un peu, je reconnais l’allure et la combinaison. Non mais c’est pas vrai ! Mais qu’est ce qu’elle fait là, celle-là. S’il y a une personne qui fait demi-tour au moindre nuage, c’est bien elle. A faire la leçon sur le temps qu’il fait et le pseudo orage qui pourrait arriver. Elle joue à quoi, aujourd’hui ? Tu as vu ce qui approche la ricaine ? C’est pas pour toi à l’évidence. Pas de place pour de la frime californienne ou floridienne. On dit floridienne pour la Floride ? J’m’en tape. Okay, elle a un chouette style et une maitrise du surf certaine. Okay, magnifique à regarder surfer, mais là... Je dois pas me laisser déconcentrer. Qu’elle assume son choix de nous avoir suivi. Moi, j’ai le mien à assumer. Et ce qui arrive vers nous... Faut que je prenne la vague qui vient, parce que derrière, c’est un mur, bordel ! Mais d’où elle sort cette vague ? C'est ça qu'il avait flairé le Darwin ! Je me tourne vers miss America pour l'avertir du danger qui approche, même si elle va le voir très vite. — Vas-t-en ! C’est énorme c’qui vient. J’suis pas sûre qu’avec le bruit des vagues et du vent, qu’avec la distance, elle m’entende, mais il fallait que je le fasse. C’est de ma responsabilité. Plus le temps de m’occuper des autres. Et le temps d’agir pour moi s’est réduit de façon drastique. Prendre cette vague, après ce sera trop tard. Le bon moment... Ce n’est même plus le problème de trouver le bon moment... C’est elle ou jamais... Maintenant ! C’est l’instant qu’a choisi ce putain de vent pour faire des pirouettes. Fait chier ! Garder l’équilibre ! Garder l’équilibre à tout prix ! J'entre dans le tube. Sortir au plus vite. Finir en virant en direction la plage. Putain de bourrasques de vent qui tourbillonne, il m’attentait à la sortie, c’t’enfoiré. Je sens plus la planche sous mes pieds...

L’eau est froide comme le carrelage...

Ne plus respirer.

Sous l’eau, dans la mouvance qu’on n’a pas souhaité et qu’on subit, la perte de repères arrive très vite. Retrouver la surface est vitale. La planche remontera avant moi. Je sens le leash se tendre. Je fais rapidement la différence entre la force de l’océan qui l’entrainerait et une traction volontaire humaine. C’est par là que je dois émerger. Je pensais trouver Darwin se marrant comme une baleine de ma mauvaise situation, mais c’est un regard féminin qui se pose sur moi. Avec lui j’aurais rigolé parce que c’est lui, mais là je sens monter une colère inapropriée car ce n’est vraiment pas le moment. Mais elle est là et je n’y peux rien. — Je n’avais pas besoin de toi, tu aurais dû partir de là. Ouais j’m’en serais sortie mais nous n’avons pas le temps de compter les points. La prochaine nous arrive dessus. Et de deux ! C’est ma journée ! J’ai juste eu le temps de reprendre mon souffle et de remplir mes poumons. Les secondes jouent avec la clepsydre océanique. Je sais que j’ai franchi les deux minutes. Je dois trouver de l’air rapidement. Libre comme un oiseau dans le ciel ! J’ai envie de rire, le rire c’est la vie ! La lumière du jour c’est magique, rien que la voir réchauffe les os. Le mécanisme se remet en route. J’ai déjà fini de penser à moi. Nous étions trois... Je regarde de tous les côtés. C’est elle que je repère. Un coup d’oeil pour vérifier qu’on ne va pas être encore submerger dans l’instant. Du temps... un peu... pas trainer, sortir de l’eau va devenir une priorité. Mais d’abord la rejoindre. Et... — T’as vu Darwin ? Est-ce que tu l’as vu ? Je cherche encore autour de moi. Je m’inquiète, même si j’ai d'avantage confiance en lui qu’en moi au milieu de ces vagues qui ne cessent de nous malmener... de se déchainer, je devrais dire. La lumière particulière qui transperce entre les nuages sombres insiste à sa manière pour nous chasser de la zone aquatique. — J’ai pas envie de m’éterniser ici, mais... Si au moins je voyais sa tête d’ahuri. J’ai besoin d’être rassurée. Sur lui. Sur elle aussi. Mais j’ai pas envie de demander. Pas là, pas maintenant, pas comme ça. Je ne comprends toujours pas pourquoi elle nous a rejoint, pourquoi elle est restée.

Le mot qui claque dans la bouche de l’américaine, me transperce de soulagement. Elle a repéré quelque chose. La planche de Darwin. Et lui ? Le soulagement repart direct là d’où il venait, retour à la case départ ou presque. D’un même élan nous filons dans sa direction... à la vitesse d’une huitre paraplégique ! Nous ne sommes absolument pas aidées par les éléments. Ni par l’énergie qui nous reste, pompée par la sangsue océanique qui a pris beaucoup. Ce n’est pas une course pour un trophée, pas un exercice pour obtenir un diplôme de maitre nageur, mais nous sommes à l’unisson pour ce sauvetage quand elle et moi posons la main sur la planche de mon ami, quand nous cherchons le leash, quand nous tentons ensemble de remonter mon pote. Son corps apparait. Ce n’est même plus de l’inquiétude, c’est une peur de l’avoir perdu... Je vais céder à la panique quand je le sens bouger et sa main vient se poser sur mon bras. — Plus jamais ça ! Je me mets à lui gueuler dessus encore plus fort que le hurlement des vagues et du vent. — Recommence plus jamais ça ! J’ai besoin de me vider de toute l’angoisse que j’ai accumulé. Et de nouveau quand je vois couler un filet rouge de sa tête aussitôt lavé par une langue d’eau salée la pression remonte. Je n’ai pas le temps de demander quoi que ce soit qu’il nous sert un mauvais rire qui indique qu’il est sonné. — L’océan m’a craché à la gueule. Putain de plaisanciers qui jette leur merde à la flotte. En un éclair l’idée qu’il est été vaincu par une bouteille de coca à la dérive me donne envie de rire, mais je suis trop en colère contre lui et les risques insencés dans lesquels nous avons baigné tous les trois pour y céder. Pas besoin de le sermonner d’avantage, il s’agrippe à sa planche conscient au moins qu’il n’a plus la force d’affronter une nouvelle vague. Il faut qu’on le ramène sur la plage. Je croise le regard de l’américaine. Elle est toujours là. Elle ne nous a pas lâché. Il nous reste encore la distance à parcourir jusqu’à la terre ferme. Et elle est là à y mettre autant de volonté que moi. Y’a de quoi ranger la mauvaise opinion que je pouvais avoir. Y’a que nous deux pour le sortir de l’eau. Les autres sur la plage, qui regardent ne viendront à notre rencontre que quand il ne restera qu’une poignée de mètres à faire. J’esquisse un rapide sourire. — Merci. Ça me saoule d’avoir à le dire, mais si elle n’avait pas était là... Ouais, merci, j’aurais pas pu le perdre ce connard, j'aurais pas supporter. — Ouais, merci quoi. Mais te vante pas trop que j'te l'ai dit.

Les derniers mètres sont toujours les plus durs parce qu’on croit avoir réussi, en avoir fini, mais non il faut encore tirer sur les bras, les jambes, les poumons et le coeur pour grignoter cette distance. Les derniers mètres enfin, il faut que j’y arrive. Voir les types sur la plage se lancer vers nous pour aggripper Darwin, je n’attendais que ça. Les derniers mètres pour poser les pieds sur du sable qui n’accorde à la vague qu’un centimètre d’eau s’étirant jusqu’à se tarir. Les derniers mètres parcourus pour souffler et se dire “c’est fini, on n’est sauvé”. On emmène mon ami alors qu’une main vient se poser sur mon bras. Je cède un instant à cette solicitude par manque de souffle, le temps qu’il me dise qu’ils ont prévenu les secours et qu’une ambulance est arrivée. Je hoche la tête, je voudrais dire “Okay, c’est cool de votre part”, mais non, je n’en ai pas envie. Avant qu’il me demande, je lui sers une réponse. — Ça va, je vais bien. Ce qui n’est pas aussi vrai que cela. Tellement épuisée physiquement et nerveusement. Instinctivement mon regard suit les traces de pas sur le sable pour appercevoir le groupe qui se dirige vers la route. Des empreintes prennent une autre direction. Je la repère. Seule. La solitude ces derniers temps je l’ai bouffée par tous les bouts. C’est pas bon. Je prends la direction de la route. Encore des mètres à parcourir ! J’ai l’impression de faire du sur place. Quand j’arrive enfin à l’ambulance c’est pour me rendre compte que Darwin n’a d’yeux que pour la joile secouriste. Elle n’a même pas besoin d’insister, il est aux anges qu’elle l’accompagne jusqu’à l’hopital. Oh lui ! Tout ce que je veux maintenant, c’est retourner à ma voiture stationnée au parking juste à côté. Me délester de ma planche, elle pèse mille fois trop lourd. Me mettre au sec et au chaud dans mes vêtements qui m’attendent. Les derniers mètres, je vous le dis, c’est les pires parce quand t’en a fait un, un nouveau apparait. Je ferme les yeux pour tenter de me ressourcer. Mauvaise idée, je tangue. Je les ouvre et je vois l’ambulance s’éloigner. Il est sauvé. Pas nous. L’américaine est toujours sur la plage et moi je suis tétanisée sur place. Mes muscles ne veulent plus fonctionner. — Et merde ! Les derniers mètres ne sont pas des mètres c’est un labyrinthe tortueux qui vous retient entre ses bras. Je tombe à genoux, je m’étale à plat ventre, mes bras sont là pour servir de coussin à mon front. Etendue à côté de l’américaine, je ne sais absolument pas comment j’ai fait le chemin de la route jusqu’à elle. Mode somnambule activé. — Tu es genre chocolat chaud ou verre de rhum ? Je t’invite. Mais compte pas sur moi pour t’aider à te relever. J’suis déjà pas sûre de parvenir à me remettre debout toute seule. Je tourne la tête pour la regarder. — Au fait, je m'appelle Noa. En fait je connais son prénom pour l'avoir entendu prononcer, peut-être qu'elle connait le mien, j'en sais rien, mais une présentation en bonne forme c'est la moindre des choses quand on a partagé une telle baignade. Les nuages ont fini de boucher le ciel, les premières gouttes de pluie commencent à tomber. Pas grave en soit, on ne sera pas plus mouillées qu'on ne l'est déjà. La partie la moins agréable de ce temps, ce sont les premiers coups de semonce de l'orage qui suit.

L’américaine me suggère le bar de la plage à portée de vue. A portée de pas, on verra dans un moment. Rouler jusque là-bas, c’est une option, étrange technique qui m’arrache un sourire. Je nous imagine ! J’attrape sa main qu'elle me tend comme une bouée par un manchot aveugle à un naufragé. Je l’attrape de justesse après justement avoir fait cet effort de demi-roulade sur le côté pour dégager mon bras. Elle connaissait mon prénom. Nous sommes donc à égalité. Egalité dans l’effort développé pour sauver mon ami. Egalité dans l’épuisement. — Ils l’emmènent en observation. Un coup à la tête, on sait jamais. Ils ne veulent pas prendre de risques. Mais à première vue ça va. Il drague, alors, c’est tout dire. Une paire de nichons c’est plus efficace que le verre de rhum et le chocolat chaud pour lui. Je lève les yeux en soupirant. Darwin dans toute sa splendeur ! — C’est pas un mauvais gars. Il va loin des fois. Il n’a peur de rien. On a été très loin ensemble parfois, on a fait des grosses conneries, prises de risques extrêmes, mais je n’étais pas tout à fait à jeun ces fois-là. Et aujourd’hui... j’ai flirter avec la mort parce que je l’ai vu de trop près et que cette image me pourrit la vie. Peut-être que si je la revoyais face à face je pourrais lui dire “dégage salope !”. Mouais. Je ne suis pas certaine de gagner la partie une deuxième fois, j’ai eu de la chance la première fois. Moi, oui, j’ai eu de la chance. Je n’aurais pas dû le suivre, j’aurais dû le stopper. On n’arrête pas Darwin. Je le sais, ce que je ne sais pas c’est pourquoi. — Faut bouger. On va éviter l’orage. Echapper à la noyade pour être foudroyée sur la plage, ça peut faire sourire dans un bêtisier mais pour nous ce sera pas drôle. Sans attendre sa confirmation, je tente une manoeuvre incertaine pour me remettre debout. Je n’aurais surement pas un prix d’élégance pour ces gestes désordonnés, mais ils parviennent sans que je le veuille tout à fait à être efficaces. Je suis sur mes deux pieds. J’attends qu’elle en face autant, parce que je l’ai dit et je le fais, pas question que je lui tende la main pour l’aider. Voilà, c’est comme ça, quand on croit que c’est fini, il reste encore des mètres à parcourir. Direction le bar. On a l’air de deux ivrognes à tituber sur le sable avant même de boire un verre. L’idée d’être au chaud, au sec, nous donne l’énergie du désespoir. Ce dernier petit bout de vie qui refuse de céder la place à la mort. Celui-là. Celui qui fait la différence. En passant par le parking, c'est l'occasion de récupérer vêtements et surtout monnaie pour payer le verre et par la même occasion de se délester des planches.