(connor & noa ) _ " il n'est point de secret que le temps ne révèle. "

Je danse sur un fil pour parvenir à tenir tous mes engagements professionnels. Ce matin, je prends la direction du Centre nautique. J’ai laissé ma voiture au garage pour faire un bilan complet des réparations. On commence par le devis. J’ai peur du total qu’ils vont m’annoncer. On verra. La route depuis la maison se fait en vélo. Je le pose sous l’abri prévu à cet effet et mets en place l’antivol. Encore quelques pas et je serais devant l’entrée. Une voix m’interpelle. Avant de me retourner, je sais déjà qui c’est. — Connor. Ça va ? Et oui aujourd’hui, je viens barboter dans l’eau. Je lui souris, toujours heureuse de le voir. Je me retrouve dans ses bras brièvement. J’ai toujours une sensation particulière quand il fait ça. Trop bref. On avance ensemble vers l’entrée. A l’heure qu’il est, nous sommes certainement les premiers à arriver. — Alors les dernières nouvelles... Connor s’arrête. Etonnée, j’en fais de même. Il a repéré quelque chose. Il part en éclaireur à l’intérieur du bâtiment. L’attente est longue. Beaucoup trop longue. Je l’appelle plusieurs fois sans réponse. Trop loin pour m’entendre peut-être. J’espère que c’est ça. Mais si c’est autre chose... Je cherche autour de moi si quelque chose peut servir d’arme de défense, mais rien de possible ne traine aux abords de l’entrée. Je me décide à tenter le coup les mains vides. A peine franchit le seuil, je me retrouve nez à nez avec mon ancien prof de surf. Il m’assure qu’il n’y a personne mais que le lieu a été vandalisé. Je le suis dans le couloir, jetant un oeil à droite et à gauche constatant que des feuilles de papier trainent partout, que les fauteuils sont renversés dans les bureaux. Dans les vestiaires, c’est le carnage. Les casiers métalliques gisent au sol, certains éventrés, le contenu répandu par terre, papiers, vêtements, chaussures, objets en tout genre. — Quel bordel ! Faut qu’on... Prévienne. Oui, il faut prévenir la direction, la police... prévenir, sauf que... Je pâlis. Mon flingue ! S’il est au milieu de ce capharnaüm... J’ai trop galéré pour l’obtenir pour le perdre maintenant. Je regarde Connor un instant, puis les casiers. Si je pouvais repérer le mien, vérifier qu’il n’est pas ouvert... En tout cas, ce n’est pas le premier devant nous. Je ne peux pas m’empêcher d’approcher, de me baisser, de chercher du regard, d’enjamber l’un pour voir l’autre de plus près.

Déambuler au milieu de ce chantier sans nom n’est pas de tout repos. Je me prends les pieds dans une écharpe jaune. Limite à tomber. Je me retiens de justesse à la porte ouverte d’un casier. Je mets carrément un pied dedans alors que je secoue l’autre que l’écharpe refuse de lâcher. Elle a du boa en elle qui me serre à chaque mouvement que je fais. Je suis obligée de m’assoir pour me dégager, en équilibre instable sur le bord de ce placard métallique qui menace de chavirer. Enfin libre de mes mouvements. Qui met un tel cache-nez tout moche ? Je ne me souviens pas d’avoir vu quelqu’un le porter. Jaune avec des petits motifs en triangle verts. C’est clair que le casier de la personne lui sert de poubelle. Toujours les pieds dans celui qui m’a servi de banc, je me décide à regarder ce que je suis en train de piétiner. Des enveloppes ! Ben, mes semelles les ont tamponnées, mais je crains que ce soit pas conforme pour un envoi postal. Je prends celles de dessus pour les essuyer. Un nom m’interpelle. Le mien ! J’ai lâché les autres enveloppes pour ne garder que celle-ci en main. J’hésite une seconde avant de craquer, cédant à la curiosité. Je l’ouvre. Je commence à lire la lettre qui se trouve à l’intérieur. Plongée dans ma lecture, c’est à peine si j’entends Connor me parler. Le temps que ses paroles fassent le trajet de l’oreille au cerveau, que les neurones trient les mots pour en extraire un : arme ! Mon arme ? Je me lève d’un bond et me retourne. — Touche pas, elle est chargée. Je capte son regard. Immobile chacun de son côté. Il ne mettra pas longtemps à comprendre que si je sais qu’il y a des balles dans l’arme, c’est que je la connais bien.  Alors mieux vaut être honnête. — Elle est à moi. Tout comme il comprendra la tristesse insondable qui vient d’envahir mon regard, que la lettre que je tiens entre mes doigts qui tremblent, c’est lui qui l’a écrite.

Le monde vient de s’écrouler. Mon monde. Une nouvelle fois il explose. Mon univers est devenu un emboitement de poupées russes, elles se brisent les unes après les autres. Je ne sais pas ce qu’il restera au creux de la plus petite. Rien je suppose. Je disparaitrais comme les gens et les objets entre les mains d’un magicien, mais contrairement à eux réapparaitre ne sera pas le but. Je croyais que certaines choses étaient immuables. Connor. Il me regarde. Nous dans cet espace qui se resserre, nous comprime, nous écrase. Nous dans ce lieu de détente qu’est le Centre nautique, nous tragiques. Nous l’avions été, deux amoureux passionnés, deux amants fougueux à réécrire les histoires qui finissent mal. Je croyais que son beau sourire serait épargné. J’ai gardé mon regard sur l’arme, comme si elle pouvait s’évaporer, comme si le pourquoi de sa présence pouvait s’effacer. C’est quand il prend la lettre d’entre mes doigt que je pose mes yeux sur lui. Je cherche les siens. — Mais j’ai lu... On a passé beaucoup de temps à éviter de se regarder, à éviter de se toucher. On a appris à garder nos distances. On a appris à s’ignorer. On a appris à ne plus s’aimer. On a appris à être amis. Pour arriver à quoi ? A cette certitude, je ne veux pas le perdre. Pas comme ça. Pas dans le silence d’une feuille de papier qui ne vibrera pas du timbre de sa voix. Un morceau de papier qui se tâchera de mes larmes. Il a repris la feuille, mais c’est trop tard. Mes mains se posent sur son torse. Il est là. Il n’est pas seulement une image que ma mémoire jetterait au milieu des vestiaires vandalisés. Il est là. Mes doigts s’agrippent à lui. Il a écrit parce que parler est parfois trop dur. C’est moi à cet instant qui suis incapable de parler. Seules mes mains sont éloquentes.

Nous sommes là, ensemble. La raison ? Je les aurais voulu toutes sauf celle-ci. Sa lettre ! Il aura donc fallu atteindre une extrémité pour qu’il livre les mots que j’ai tant attendus quand j’avais 16 ans, 18 ans, 20 ans, avant de renoncer complètement à lui. Je ne peux pas dire chaque jour et pourtant, au début ça l’était et puis je me suis jetée corps et âme dans des relations sans lendemain, sans sentiment à cause de notre histoire trop courte. Je les ai attendus ces mots, j’ai attendu qu’il vienne me chercher, qu’on se retrouve, qu’on revive notre passion. Mais pas aujourd’hui, pas de cette manière, surtout pas ainsi. Je suis avec lui, contre lui, et de nouveau la promesse qui est faite est celle d’une séparation prochaine. Et si je n’avais eu la lettre qu’après sa mort ?! Il veut que je ne parle de rien à personne, il veut que j’oublie ce qu’il a écrit. C’est ma colère qu’il va ressentir contre ce silence qu’il veut sceller autour de lui. Je reviens à la charge pour l’agripper et le secouer, je crois même que dans le mouvement désordonné je lui ai donné un coup de poing. — Tu n’as pas idée des efforts que j’ai fait pour ne pas te regarder, pour rester à distance, et toi tu... tu... tu n’as rien fait. Tu aurais pu quand j’ai eu 18 ans, tu aurais pu. C’est maintenant que tu l’écris, pour une lecture uniquement après ta mort ! Mais comment t’es-tu imaginé que j’allais le prendre ? Je te déteste. Je me suis mise à crier. Je m’éloigne, ma tête entre mes mains. Je ne le déteste pas, grand dieu non. C’est cet espace temps qui a déjà jalonné une fin que je maudis et son silence. Son silence pendant bien trop d’années. J’ai construit une vie sans lui, une vie avec un bonheur naissant, avec un autre homme, alors que nous aurions pu passer tout ce temps ensemble, Connor et moi, ce temps perdu ! A jamais perdu. Et puis quelque chose me vient à l’esprit. — Il y a le nom de ta soeur. Il y a plusieurs lettre. Je connais un ou deux noms, ce sont tes amis. Est-ce qu’aucun n’est au courant ? Je le regarde avec des grands yeux ahuris. — Ne me dis pas que tu vis ça tout seul... ta maladie ? Mais qu’est ce qui te passe par la tête ? Ce temps qu’il te reste, je suis absolument certaine que tous voudrais le vivre intensément avec toi. Tu ne peux pas te taire. Tu ne peux pas nous priver de toi avant même que la mort t’ait touché.

Connor m’explique le pourquoi de ces lettres, de son silence. Il est dans le temps qui lui reste, je suis déjà dans la perte de celui qui a tenu tant de place dans ma vie, qui s’en est éloigné et qui se prépare à la quitter définitivement. Nous n’avons pas le même point de vue, l’un est sur la plage, l’autre est en haut d’une falaise. Lui veut un départ serein et je sais la brutalité des séparations. Il parle de la maladie. — Rémission ? Je veux le croire, mais les lettres disent tout le contraire. Elles affirment bien autre chose. J’ai du mal à respirer tellement ceci me touche, me secoue comme un roseau dans la tempête. Il s’éloigne pour se laisser glisser au sol, se replier sur lui-même. Nous. C’est notre histoire qu’il explore maintenant. Je ne peux que le rejoindre, assise près de lui, haletante comme après une course de longue distance. Il n’a pas cru en nous, dans un avenir possible. — Une douzaine d’années d’écart, ça compte quand l’un est encore une enfant ou une adolescente, après c'est beaucoup moins important. Sauf que maintenant je ne sais plus ce qui est encore possible. Je glisse ma main dans la sienne. — Et c’est faux, tu laisseras du monde derrière toi. Du monde qui tient à toi. Sa soeur, ses amis, moi... Je m’appuie contre lui. J’essaie de me calmer. J’ai réagi vivement et il n’a pas besoin d’une hystérique à côté de lui, mais je m’attendais tellement peu à ça. Un bruit me fait sursauter. Des voix. Nos collègues qui arrivent et découvrent à leur tour le saccage. Nous deux, nous sommes bien loin de ces préoccupations. Ce déballage aura été un bien, j’aurai appris pour Connor. Je sais pas si c’est un bien. J’aurais surement mieux vécu les jours, les semaines à venir en ignorant tout. Maintenant c’est fait et je crois que je préfère l’avoir appris là plutôt qu’après. Blottie contre lui, je regarde ce chantier de démolition qu’est le vestiaire en tentant d’imaginer l’avenir. L’avenir... mon regard s’est arrêté sur un objet au sol. Je le connais parfaitement celui-là. Je lève la tête vers l’ouverture de la porte car les voix s’approchent. Je me jette littéralement sur l’arme pour la récupérer, la glisser dans ma ceinture sous mon tee-shirt. Nous avons parlé de son secret pas du mien et c’est tant mieux.