Faster and better [Cleo & Brendon]

Même si la qualité laisse parfois à désirer et que la graisse et le sel y sont rois, le fast food est décidément ce qu’il y a de plus réconfortant lorsque j’ai l’esprit ailleurs et le cœur un peu serré. Les émotions des dernières semaines ont eut raison de moi, je pense. Je suis plus épuisé, je dors d’ailleurs assez mal. La présence d’Aubrey à mes côtés aide au moment de s’endormir mais je m’éveille ensuite bien vite pour me mettre à simplement fixer le plafond en attendant le matin. J’ai beau en démontrer peu de signes, je suis toujours en peine des suites de ma rupture avec Anna. J’ai du mal à oublier nos derniers moments, à me faire à l’idée que c’était la meilleure des choses à faire. Une part de moi pense que j’aurais pu mettre plus d’efforts afin de préserver notre couple. Que j’aurais du me battre avec plus d’ardeur. Mais je sais pertinemment que cela aurait été de l’acharnement. Parfois, il faut admettre qu’une chose est bel et bien terminée, indépendamment de notre désir de ne pas la voir s’achever. C’est douloureux à faire, j’en sais quelque chose. Sauf que c’est le choix le plus sain pour soi. Il me suffit à présent de trouver la façon d’accepter cette nouvelle réalité. De me laisser le temps nécessaire pour y parvenir. Je décide d’arrêter chez McDo d’abord par nécessité de rapidité. En arrivant à l’intersection la plus proche du célèbre resto de fast food, je reçois une notification sur mon téléphone comme quoi la fameuse réunion urgente du midi est reportée à demain. Je soupire bruyamment, avertissant rapidement Lexie par un appel que mon horaire doit être changé en conséquence. Une fois raccroché, je laisse mon regard s’attarder sur le resto à présent en face. Ah et puis merde ! Je décide d’y entrer, sortant de ma voiture par simple besoin de me dégourdir un peu les jambes. Je ne suis pas de ceux qui ne jurent que par le service à l’auto. Je fais immédiatement contraste avec le reste de la clientèle. Avec mon complet trois pièces gris foncé et mon air de patron d’entreprise qui me colle forcément à la peau, j’étonne par ma simple présence. Je demeure un humain qui adore s’empiffrer de temps à autre sans remord. Ok, quelques remords. Mais à peine. Je me dirige à l’arrière de la file et je baisse les yeux sur mon téléphone, indifférent à ceux qui se demande ce que je peux bien foutre ici. Je rends mon temps d’attente productif comme je sais si bien le faire en répondant à quelques courriels récents. Je suis dans le rush du midi, pas étonnant qu’il faut être d’autant plus patient avant de pouvoir recevoir sa nourriture graisseuse. Cela ne me dérange absolument pas, ça m’arrange même. C’est un peu à ce moment précis que je me sens observer. Intensément, je veux dire. Je relève les yeux de mon écran vers une table oblique à moi. La file est si près de certaines tables que j’entends les conversations des gens qui y sont assis. Je fronce les sourcils en constatant que celle-là est seule et silencieuse. Son regard est fixé sur moi. Ma présence la rend curieuse à ce point ? Je finis par sourire, trouvant cela plus amusant qu’énervant. « Ça va ? » Je lui demande assez fort pour surpasser le brouhaha ambiant. Si ça se trouve, elle me connait et moi j’ai simplement oublié son identité, ce qui ne serait pas nouveau.

Une fois de plus, Cleo se retrouvait dans la file du McDo. La célèbre, la mythique file du McDo. En vérité, ça faisait bien longtemps qu’elle n’avait plus mis les pieds à l’intérieur d’un fast-food car, et elle les en remerciait, ils avaient tous un drive-in. Mais depuis qu’on lui avait retiré le permis, les choses avaient changé, essayez donc de passer à un drive-in sans voiture et vous saurez ce que c’est que la vie. Tout ça pour dire que, pour une fois, la jeune femme avait fini journée tôt. Très tôt mais il y avait une raison à ça : son réalisateur lui avait demandé de revenir de nuit pour tourner une scène en extérieur. La joie des horaires décalés… Toujours est-il qu’elle s’en était réjouie, se disant que c’était l’occasion rêvée de passer chercher le déjeuner et d’éventuellement passer sur le lieu de travail de Seth histoire de lui faire une surprise. Il paraît que ce sont des choses qui se font dans un couple. Et si vous vous dites qu’il y a quand même vachement plus romantique qu’un Big Mac et un milkshake goût sucre, hé bien vous avez raison mais de un : Cleo ne cherchait pas à être romantique, juste agréable et de deux : tout valait mieux que de mettre une nouvelle fois le feu à la cuisine.

Tout se passait donc bien dans le meilleur des mondes – enfin, presque - ; la file avançait doucement mais sûrement, elle avait l’après-midi devant elle, elle s’apprêtait à se comporter en épouse modèle mais il y a un toujours un mais et celui-ci portait le doux nom de Jennie. Personne ne parvenait mieux à lui gâcher la journée que sa mère adoptive. Celle-ci l’appelait une fois de plus pour lui demander de ramener du pain et Cleo en vint à la conclusion que quelque chose clochait parce que ça faisait déjà quatre mois qu’elle avait quitté Canberra et que ce n’était pas la première fois que Jennie faisait ça. A moins qu’elle ne fasse tout simplement pas attention à ce qu’elle lui disait, connaissant sa mère adoptive, ça ne serait pas plus étonnant que ça. Quoi qu’il en soit, après plusieurs minutes passées à s’expliquer une fois de plus, tout en gesticulant à tel point que par trois fois elle avait mis un coup à la personne qui se trouvait juste devant elle, la jeune femme n’avait plus vraiment envie de jouer à la parfaite épouse mais plutôt d’engloutir rapidement son repas avant de rentrer jouer à GTA.

Cependant, elle envoya tout de même un sms à Seth pour lui demander s’il voulait qu’elle lui rapporte une salade. Une salade du McDo, oui, on est tous d’accord pour dire que c’est sacrément nul mais vous avez déjà essayé de passer un Big Mac au micro-ondes ? Affreux…
Assise toute seule à une table, entourée de jeunes en bandes, elle songeait qu’elle devait faire peine à voir. Mais moins que l’homme qui venait d’entrer… Ah ça, pas de doute, il avait une classe folle avec son costard de remise des Oscars et son air riche, elle l’imaginait très bien dans une réception bon chic bon genre à parler de la crise économique à ses convives en utilisant les vrais termes que personne ne comprenait à moins de s’y connaître mais dans un McDo il dénotait complètement.

Tant et si bien que Cleo ne parvenait pas à détacher son regard de lui, le dévisageant comme la dernière des paysannes alors qu’elle savait parfaitement que c’était très impoli. Et puis, alors qu’elle pensait qu’un homme comme celui-là ne poserait jamais les yeux sur une fille comme elle, l’homme élégant tourna la tête dans sa direction. Il avait dû sentir qu’elle le regardait, naturellement. Légèrement confuse, l’écossaise s’empressa de faire comme si de rien n’était et manqua de se mettre la paille dans le nez en voulant prendre une gorgée de son ice-tea. C’est alors que sa voix s’éleva par-dessus tout le vacarme que pouvait faire la foule pour lui demander si ça allait. Le tout accompagné d’un sourire franc. Cleo jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, se demandant si c’était bien à elle qu’il s’adressait et pas à quelqu’un derrière mais il n’y avait personne derrière elle, juste un mur. Décidément, elle devait passer pour une idiote.

« Euh… oui. Et vous ? » fut tout ce qu’elle trouva à répondre tandis que le rouge lui montait doucement aux joues.

Alors ça, c’était une première. En fait non, mais ça faisait des années que ça n’était plus arrivé. Ses sourcils ! Ça devait forcément venir de là et de l’aura qu’il dégageait, ils lui conféraient un air assez imposant, voire carrément intimidant.

Une rousse. Particulièrement belle, il faut le dire. Je ne sais pas pourquoi elle s’intéresse autant à moi mais cela m’intrigue. Au point que je me creuse la tête pour déterminer si je l’ai déjà croisé auparavant. Elle est jeune, donc peut-être la fille de l’un de mes employés ou d’un collègue. Une rousse aussi mémorable, je ne pense pas que je l’aurais rangé dans un coin oublié de mon cerveau. Non, plus j’y pense et plus nous ne nous connaissons pas. Mais alors, pourquoi elle me scrute de la sorte. Surtout que je semble la déstabiliser à en croire son langage corporel. C’est une intrigue que je souhaite percer, bien évidemment. La file avance d’une personne et j’emboite le pas tandis qu’elle me répond. Au moins elle est capable de me parler, ce qui me pousse à garder mon sourire. Je range aussi mon téléphone dans la poche de mon veston puisque c’est bientôt à moi de passer une commande. Il ne reste plus que deux personnes devant moi et je pense qu’elles sont ensemble. Je suis donc le prochain. Je garde mon attention sur la rousse toutefois. « Ça pourrait aller mieux. » J’avoue sur le même ton que précédemment, appuyant mes paroles d’un léger rire. J’ouvre la bouche pour ajouter quelque chose mais la file disparait d’un coup devant moi. Je fais donc un signe à la jeune femme de m’attendre, en espérant qu’elle ne se sauve pas dès que je la quitte du regard. Je m’avance vers le caissier et je lui demande un trio big mac, assez simple. Je reçois ma commande en un rien de temps, ce qui me fait penser que mon hamburger a été préparé à l’avance depuis quelques temps. En venant manger dans un fast food, il faut s’y attendre. Le mot « fast » est là pour une raison. J’approche de la table de la rousse avec mon cabaret dans les mains. Je suis content qu’elle soit encore là. Il faut dire qu’elle est encore en train de manger, mais bon. Je m’arrête à côté d’elle, posant à nouveau mes prunelles chocolat sur elle. « Je peux ? » Je lui demande. Oui, je suis bien en train de lui proposer de m’assoir à la même table qu’elle même si nous ne nous connaissons pas. Le restaurant est plein à cette heure-ci et un rapide coup d’œil autour me confirme qu’il n’y a plus vraiment de place disponible. Donc soit elle part et me laisse la table, soit je mange debout ou bien soit elle accepte ma présence en face d’elle pour quelques minutes. J’assume qu’elle accepte en déposant mon cabaret sur la surface plane, le temps de laisser passer un couple de jeunes derrière moi. Avec leur agitation, ils auraient pu me faire renverser le contenu de mon cabaret si je ne l’avais pas posé en urgence de la sorte. Du coup, je conclue que c’est bien ma place et je m’assois en face de la rousse. D’ailleurs : « Je m’appelle Brendon. Et vous ? » Je la questionne tout en déballant mon hamburger bien gras. Je ne suis pas mal à l’aise par la situation, mais je devine qu’elle peut l’être puisque je m’impose carrément à elle. J’espère qu’elle n’en déduit pas que je fais ça parce que je me pense tous permis avec mon apparence bien nantie. Elle aurait tort de le croire.

Des situations pas banales, on peut dire que Cleo en avait vécu dans sa vie. Et elle avait beau fouiller sa mémoire, elle ne mettait jamais ça que sur le dos du milieu qu’elle fréquentait. Faire la connaissance d’un dandy au beau milieu dans MacDo n’est certes pas l’expérience la plus folle qu’on puisse faire mais c’était quand même pas mal placé dans son top dix. Car il s’agissait bel et bien de faire sa connaissance. Elle qui croyait qu’il se contenterait de lui répondre que ça allait avant de reprendre sa route comme si leurs univers totalement différents ne pouvaient décemment pas se croiser, voilà qu’il lui servait une réponse un rien plus élaborée, à savoir que « ça pourrait aller mieux ». Si elle ne trouva rien de plus intelligent à répondre qu’un vague « ah » à ça, la jeune femme ne pouvait cependant s’empêcher de se poser des questions. Qu’est-ce qui pouvait ne pas aller dans la vie d’un homme comme celui-ci ? Plein de choses, sûrement, parce que la vie n’est jamais rose même pour les riches – en tout cas, c’est ce que le politiquement correct essaye de vous enfoncer dans le crâne avec la subtilité d’un marteau piqueur – mais quoi exactement ? Les cotes de la bourse en chute libre ? Une affaire non-conclue ? Quoi que ça veuille dire vu qu’elle avait le plus grand mal à se mettre dans la peau de ces gens-là.

L’inconnu fit mieux que de l’hameçonner avec sa réponse évasive ; il lui fit signe de l’attendre pendant qu’il passait commande. Une fois de plus, Cleo crut se méprendre sur la signification de ce geste mais partout dans le monde, ça devait vouloir dire la même chose. Alors elle attendit, curieuse de savoir ce qu’un homme comme lui pouvait bien avoir à faire d’une femme comme elle, qu’elle l’ait dévisagé ou non. Mais l’écossaise n’eut pas le temps de se poser d’autres questions sans réponses qu’il lui demandait s’il pouvait s’asseoir à sa table. Un rapide coup d’œil lui apprit qu’il n’y avait pratiquement plus de place. Ceci explique cela.

« Je vous en prie. »

Personne ne s’était jamais battu pour une table au McDonald après tout et ce n’était pas la première fois qu’elle partageait la sienne. En général, les gens se contentaient de manger en silence et de s’adresser mutuellement des petits sourires gênés quand ils ne passaient pas leur temps à s’éviter du regard. Mais pas lui. Au lieu de ça, il se présenta. Ce que, de mémoire d’hommes, personne n’a jamais fait dans un fast-food à l’exception des employés leur premier jour. Puis il lui demanda son nom. Bon, Cleo était toujours aussi intriguée mais l’éventualité qu’il ait pu un jour la voir dans un film du temps où elle faisait de la figuration-tout-habillée pour pouvoir boucler ses fins de mois tombait à l’eau, pour son plus grand bonheur. Qu’un homme aussi élégant déjeune dans un fast-food passait encore mais qu’il regarde des films pornographiques australiens de secondes zone : inconcevable. Tout aussi rapidement que maladroitement, elle s’essuya la main sur son jean avant de la tendre par-dessus la table.

« Moi c’est Cleo, enchantée. »

Cette scène était totalement surréaliste et pourtant, elle était bien en train de se passer. Et vraiment, il y avait plus chic pour faire connaissance qu’un resto où l’on mange des hamburgers. Des hamburgers avec les mains, les rondelles de tomate et les feuilles de salade retombant mollement dans le carton à chaque bouchée, la sauce qui vous dégouline plein les doigts… bref, ça ne fait pas toujours une très bonne impression – et Cleo essayait vainement d’aller contre ça – mais au moins étaient-ils logés à la même enseigne. Jusqu’au moment où elle décida que ça ne lui ressemblait pas d’agir ainsi et tenta de se reprendre.

« Vous venez souvent ici ? »

Elle avait longuement hésité avant de parler, notamment sur sa formulation ; hors de question de le vexer, c’était le moment où jamais de faire bonne impression, songeait-elle. Oui, le seul hic auquel elle n’avait pas pensé c’est que ça ressemblait quand même beaucoup à une phrase de drague lourdingue. Cela dit, Brendon n’allait pas croire qu’elle était en train de le draguer parce que c’était vraiment trop nul comme technique, pas vrai ?

Ai-je l’habitude de m’imposer à des étrangers de la sorte ? Oui et non, à vrai dire. Je suis un dirigeant d’entreprise donc j’ai le réflexe de prendre la place nécessaire. C’est une habitude que j’étends à l’occasion à ma vie de tous les jours, puisque j’ai la confiance et l’extraversion nécessaire pour le faire. Le truc c’est que je respecte aussi la notion de vie privée. Comment faire la distinction entre les deux ? C’est du cas par cas, vraiment. Là, je n’ai pas d’excuses. Je me suis carrément et volontairement imposé à cette rousse parce qu’elle m’intriguait et m’intrigue toujours d’ailleurs. Je joue un peu avec mes propres principes pour mon intérêt personnel. J’avoue qu’on peut me le reprocher cette fois. Mais hey, il n’y a plus de place nulle part de toute manière ! Je pourrais manger dans ma voiture ou aller dans un parc quelque part sauf que je ne veux pas partir avant d’avoir eu mes réponses. Pourquoi est-ce qu’elle semble si intriguée par moi ? Au fond la réponse doit être banale, j’ai peut-être une tache sur mon veston ou bien la tête décoiffée par le vent. Ou bien c’est tout autre chose et c’est ça qui capte mon intérêt de la sorte. Appelons cela une étude scientifique. Je veux découvrir l’image que je projette, spécifiquement pour elle. Voilà. Dis comme ça c’est beaucoup plus acceptable, non ? Non… Enfin, bref ! Il est trop tard à présent pour faire marche arrière puisque je suis assis juste en face d’elle. Elle m’a dit que je pouvais donc… « Merci. » Je lui ai dit alors, avant de m’installer véritablement à sa table. La politesse est importante, surtout lorsqu’on fait connaissance. Allons-y pour les présentations d’ailleurs. Cleo. Ce n’est pas un nom commun à mon esprit. C’est bien, ça la rend d’autant plus mémorable. « De même. » J’affirme en lui serrant la main. Ce dernier échange n’était pas obligatoire mais j’apprécie qu’elle ose l’initier. Je lui souris ainsi avant de commencer à déballer mon hamburger pour pouvoir le manger. J’ai faim. Je prends une bouchée tandis qu’elle me pose la prochaine question. Je mastique en la regardant le temps de terminer. J’avale avant de boire un coup à ma boisson trop sucrée. « Pas assez souvent à mon goût. Ça me manque, à vrai dire. Moi et mes amis d’université on avait l’habitude de nous rendre au McDo du coin à chaque mardi. C’est différent maintenant et c’est dommage. Parce que ce truc est aussi réconfortant qu’avant ! » Je suis un bavard, oui je sais. J’aime raconter des trucs, c’est pour ça qu’on me désigne toujours comme conférencier ou porte-parole lorsqu’il en faut un. Parler c’est ma force. Je reprends une autre bouchée avant de déposer mon big mac et de m’essuyer les mains tranquillement. « Vous savez, je passais une mauvaise journée jusque là. Le genre où on aurait aimé rester coucher au lieu de se traîner les pieds au boulot. Je me sentais vraiment démoralisé, jusqu’à croiser votre regard en fait. C’est moi ou vous me connaissez. Parce que votre expression générale me rappelle celle d’un chevreuil qui voit les phares d’une voiture. » Je ris un peu à cela. « Et puisque je ne suis pas aussi cruel, je cherche à comprendre d’où vient cette expression. Mes cernes sont à ce point visible aujourd’hui ? » Je lui demande en souriant de nouveau, n’ayant aucune idée de la raison de ce regard qu’elle m’a lancé tout à l’heure et qui demeure un peu présent en ce moment.

Rien de tel que les anecdotes pour en apprendre plus sur quelqu’un. Ainsi, elle ne connaît pas grand-chose de son interlocuteur si ce n’est qu’il a l’élégance des hommes qui ont une carrière stable et qui rapporte bien mais rien que le fait d’apprendre qu’il trouve la nourriture des fast-food réconfortantes suffit à le lui rendre tout de suite plus sympathique, même plus accessible et un vrai sourire non-crispé étire alors les lèvres de la jeune femme. Elle approuve d’un hochement et se remet à manger. Et à regarder ailleurs aussi. Plus accessible, certes, mais pas tant que ça non plus. Puis Brendon reprend la parole et elle focalise de nouveau son attention sur lui. Au début tout va bien, ça lui un peu bizarre qu’une chose aussi insignifiante qu’elle ait pu changer le cours de sa journée mais elle le prend bien. Surtout si elle avait aidé car les journées où on ferait mieux de ne pas se lever du tout, elle ne les connaissait que trop bien. Et puis boum, patatra, comparaison avec un chevreuil pris dans les phares d’une voiture et elle se demande vite fait si les gens qui le reconnaissent ont souvent cet air de biche effarouchée mais ne s’attarde pas là-dessus. Prise en flag ; Cleo aurait aimé se faire toute petite à ce moment précis, ce qui n’est guère facile quand on mesure 1m80.

Ce qui la rassure, c’est qu’il en parle comme si ça l’amusait. Et elle aurait tendance à le croire étant donné que depuis le début, il ne fait que démonter chacune de ses idées reçues sur les hommes comme lui les unes après les autres mais quand même. Il est juste curieux et dans le fond, c’est assez légitime. Il lui parle alors en riant de cernes et sa réaction ne se fait pas attendre : elle lève les yeux au ciel.

« Oh, vous n’êtes pas sérieux. Regardez-vous, vous êtes… proche de la perfection. » répond-t-elle pratiquement du tac au tac en désignant son allure générale du doigt.

Comme si elle en avait déjà trop dit, elle reprit une gorgée de son iced-tea. Puis elle songea que l’on pouvait se méprendre sur le sens de cette phrase et que ça méritait une explication.

« J’veux dire, propre sur vous, vêtu comme si vous sortiez tout droit d’une pub Armani et puis ces sourcils… et malgré ça vous êtes là, au McDo, en train de discuter avec moi. »

Un peu trop franche ? Sûrement, d’ailleurs Cleo sentit une fois de plus le sang affluer vers son visage. Pourquoi ne pouvait-elle donc pas se taire ? Mais d’un autre côté, c’était Brendon qui lui avait demandé de parler – et si pour une fois, elle ne se trompait pas sur son compte, alors il y avait des chances qu’il ne se froisse pas -, autant dire la vérité, rien que la vérité.

« Vous voulez que je vous dise ? Mais faut pas vous vexer. J’en avais jamais vu d’aussi près, des comme vous, c’est pour ça. Je m’excuse, je sais que ça se fait pas… »

Ce qu’elle avait vu de plus ressemblant, c’étaient des macs – forcément, dans son milieu -, mais cette précision lui parut bien inutile. Là, il y avait de quoi se vexer… pourtant, même le style de ces types ne parvenait clairement pas à la cheville de celui de Brendon. Loin s’en faut.

Je cesse de mastiquer d’un coup. Proche de la perfection ? Dans le sens physique ? Je ne sais pas trop quoi penser de ce commentaire. En fait, je n’ai aucune idée de comment l’interpréter outre ce qui me semble être un compliment. Elle me voit seulement d’un aspect extérieur, bien évidemment. Elle ne me connait pas suffisamment pour faire autrement. Sauf que ça me surprend d’elle tout de même. Je croyais que sa façon de me regarder, son premier regard je veux dire, qu’il était justifié par autre chose que mon enveloppe charnelle. Je retiens presque un soupire. La suite ne tarde pas à arriver. Et à ces nouvelles paroles, j’éclate de rire. Par chance que je venais juste d’avaler ma nourriture. Je n’aurais pas voulu m’étouffer en direct, surtout pas devant autant de yeux curieux. Je reprends sur moi après un bon éclat de rire. Bon sang, je lui ai fait tout un effet pour qu’elle soit aussi… affectée par moi, disons. Je devrais en être gêné ou flatté mais à la place de préfère rire de sa remarque. « Ouais, je sais. Je vais devenir obèse, ça c’est certain. Je ne pourrais plus entrer dans mes costumes sur mesure. Merci de me le rappeler. » Je continue de rire, parce que je ne suis pas une miette sérieux. Je souris alors qu’elle continue de se justifier. Je ne devrais pas autant m’amuser de la situation mais je n’y peux rien. C’est juste drôle de me dire qu’il n’y a pas quinze ans j’étais exactement comme elle. Ça remonte à trop loin. Lorsqu’elle s’excuse je les balais de la main légèrement. « Faut pas vous excusez. Vous n’avez rien dit de mal, au contraire. C’est rassurant de se faire dire qu’on est normal. » Je reprends une bouchée de mon big mac et la termine en un rien de temps. « J’avoue que je n’ai pas choisi ma journée pour me pointer dans un McDo. Et l’idée de passer par chez moi pour me changer me semblait absurde. Il me fallait un peu d’air. Un peu de graisse aussi, il faut croire. Me sentir un peu comme tout le monde. Et c’est réussi. Merci, Cleo. » Je lui souris avec sincérité, levant même mon verre afin que nous fassions un toast sans aucune raison apparente. J’ai ce réflexe de je-ne-sais-où. J’ai juste envie de le faire. Je bois ensuite une grande gorgée avant de redéposer le tout sur la table. Je la pointe brièvement avant de m’emparer que quelques frittes. « Alors comme ça, je suis votre premier. Pas trop déçu ? Je peux prendre un air plus sévère si ça peut aider. » Ok, j’arrête. « Désolé, je ne me moque pas de vous. Ça fait du bien de rire, en fait. » En effet, ça déride beaucoup. « Plus sérieusement, il ne faut pas vous gênez pour me parler ou me poser vos questions. Je jure que je ne vais pas parler en termes financiers ou vous sortir des lois quelconques. Je ne m’exprime pas non plus de façon incompréhensive et évasive comme les politiciens. Je suis juste un gars trop bien habillé au McDo. » Littéralement.

Le moins que l’on puisse dire c’est que Cleo s’était attendue à tout sauf à ce que ça fasse rire Brendon. Et pourtant, c’était le cas. Et son rire était communicatif, si bien qu’après un court moment de flottement, la rouquine se mit à rire elle aussi. Sans pour autant savoir pourquoi c’était si drôle. Mais qu’importe. De toute façon, elle ne tarda pas à l’apprendre. Ainsi, ce qu’elle avait dit lui avait permis de se sentir normal. Les hommes sont complexes parfois… et dans ces cas-là, mieux valait ne pas chercher et juste en profiter. Ce qu’elle fit. Tant mieux si elle avait accompli un tel exploit, après tout. Alors ils trinquèrent. Il lui demande alors sur le ton de la plaisanterie si elle souhaitait qu’il se montre plus sévère, histoire de mieux coller au stéréotype et elle secoue vivement la tête. Ah, surtout pas. L’écossaise avait tendance à ranger les gens dans des boîtes avant d’apprendre à la connaître et elle n’aimait rien tant que de les voir eux-mêmes sortir de ces boîtes pour aller se classer dans d’autres catégories. Mais ça n’arrivait pas si souvent que ça, il fallait bien l’admettre. Puis la jeune femme acquiesça, bien d’accord avec le fait que ça faisait du bien de rire. Rien n’était plus vrai.

« C’est vrai, je peux ? »

Evidemment qu’elle avait des questions à lui poser. Ce n’était probablement pas demain la veille qu’elle retomberait sur un PDG aussi ouvert d’esprit, alors c’était l’occasion ou jamais. Et bien qu’il ait l’air très ouvert d’esprit, Cleo choisit tout de même les questions qu’elle allait poser avec soin ; c’était pratiquement sûr que personne ne voudrait parler de quelconques comptes off-shore.

« Dans quoi est-ce que vous travaillez ? Vous avez un de ces bureaux avec une immense baie vitrée au dernier étage d’un building ? Est-ce que c’est difficile de virer des gens ou bien y en a qui le méritent ? »

L’écossaise avait bien conscience que ses questions avaient quelque chose d’enfantin, rien de sérieux, en somme mais il fallait comprendre que tout ce qu’elle connaissait de ce monde-là, c’était ce qu’elle en avait vu dans les films et donc une succession de clichés.

« Et une assistante, vous en avez une ? »

Probablement une blonde avec mini-jupe, talons aiguilles et peut-être même un accent danois et qui s’appellerait Hilde parce que c’était toujours ce que l’on voyait à la télé. C’était là tout ce qui lui venait à l’esprit pour l’instant et sans trop vouloir entrer dans les détails non plus. Est-ce que les patrons étaient soumis au secret professionnel comme les médecins ? Encore une question qu’elle pourrait poser. Mais ça devait être le cas, même elle n’avait techniquement pas le droit de dévoiler quel serait le thème du prochain film en préparation, c’était stipulé dans son contrat, mais elle n’avait jamais vraiment pris ces contrats très au sérieux en dehors de leur date d’expiration, évidemment.

Je hoche la tête avec un sourire amusé. Elle est vraiment en train de me demander la permission pour me poser des questions. Je lui ai suggéré d’être indiscrète parce que j’ai envie de savoir ce qu’elle pense de moi, surtout. Aussi parce que ça permet de mieux nous connaître mutuellement. Je ne suis pas le seul qui doit parler, une conversation nécessitant au minimum deux participants. Je ne veux donc pas la limiter ou qu’elle le fasse par elle-même. Je suis à ce point sociable pour ne pas du tout ressentir de gêne face à une telle liberté d’expression. Non, je ne vais pas m’enfuir en courant sous ses questions que je devine nombreuses ou bien refuser d’y répondre pour des raisons futiles. Non, j’aime l’idée de me jeter dans le vide sans filet. De voir jusqu’où sa curiosité va l’entraîner. Je suis impatient de la voir à l’œuvre, même. J’écoute d’abord ses questions attentivement avant d’y répondre une par une en la regardant dans les yeux. « La finance. Je suis vice-président de la Société financière Colton. Ce qui veut dire en gros que je dirige un grand nombre d’employés dans de nombreux secteurs à travers la ville de Wellington et au-delà. » Je réponds à sa première question d’une façon naturelle, laissant transparaître ma fierté de faire ce que je fais mais l’observant en demeurant humble. Je suis loin d’être le type le plus important de la région. Question suivante. « Mon bureau a beaucoup de fenêtres, mais il n’est pas au dernier étage. Je dirais qu’il est aussi vaste que ce resto. J’ai besoin d’un espace aussi large pour des réunions surtout. Je trouve moi-même que mon bureau est plus grand que nécessaire. » Je m’amuse de ce fait, puisque c’est loin d’être la preuve que j’ai plus de valeur que n’importe qui présent ici. Être dirigeant ça se mérite et il faut travailler pour demeurer à cette place. La question suivante me semble particulièrement intéressante. « Ce n’est jamais facile de dire au revoir à quelqu’un qu’on a prit l’habitude de côtoyer à chaque jour et de voir évoluer progressivement. Chaque licenciement a sa raison d’être. Je ne vire pas quelqu’un pour le plaisir. Je tiens à chacun de mes employés, c’est pour ça d’ailleurs que je les appelle toujours par leur prénom quand je les salue. Parce que sans eux la compagnie que je dirige ne serait rien. Chacun à sa place et apporte son petit quelque chose. Il arrive par contre que certaines personnes abusent de la confiance qu’on leur porte ou bien ne conviennent plus aux besoins de la Société. Alors, je les fais venir dans mon bureau et j’ai une conversation honnête avec eux. Il est arrivé que des gens se mettent à pleurer dans mon bureau parce qu’ils vivaient une situation difficile et être renvoyé était la goûte de trop. J’ai de l’empathie pour ces gens. J’ai déjà proposé à l’un d’eux de prolonger son contrat d’embauche avec nous jusqu’à ce qu’il se sorte un peu la tête hors de l’eau. Une histoire de divorce, il me semble. Donc oui c’est éprouvant, autant pour l’employé que pour moi. On ne s’y fait jamais vraiment, même si on arrive à anticiper les réactions avec le temps. Et oui, certains l’ont mérité. Il y a des fouteurs de trouble partout. » Je lui assure. Elle doit s’en douter, bien évidemment. Je souris doucement à Cleo par la suite. « Oui, j’ai une assistante. Elle est également ma meilleure amie. Et je suis le parrain de sa fille. Elle est à mes côtés depuis des années maintenant. C’est la seule assistante que je n’ai jamais eu d’ailleurs ! » Oui et je pense que personne d’autre ne pourrait remplacer Lexie à mes yeux. Je l’observe avec une petite étincelle de malice au fond du regard. « Parles-moi un peu de ce que tu fais dans la vie, je suis curieux. » Cela m’intéresse vraiment de la découvrir un peu, puisqu’elle en sait déjà plus sur moi que moi sur elle. J'ai envie de rééquilibrer les choses.

La finance, voilà bien un truc auquel Cleo n’avait jamais rien compris. Et pourtant, elle avait lu toute la série Accro du Shopping et Luke Brandon – tiens, c’est marrant, à une lettre près -, le mari de la shoppeuse bossait dans la finance lui semblait-il. Mais voilà, c’était là tout ce qu’elle savait sur le sujet. Enfin si, elle savait également qu’il était souvent question de grosses sommes d’argent en jeu et donc, en cela, elle ne s’était pas trompée. Ce qui expliquait pourquoi Brendon était si bien vêtu, pas uniquement parce qu’il pouvait se le permettre et qu’il avait bon goût mais également parce qu’il devait donner une bonne image de sa société, une impression de stabilité. Très intéressée, la rouquine hoche la tête à chaque fin de phrase tout en faisant « slurp, slurp » en essayant d’avoir le fond de son iced tea. Il lui apprend ensuite que son bureau ne se situe pas au dernier étage – petite déception – mais qu’il a effectivement plein de fenêtre et qu’il fait la taille de ce resto. Elle évalue vite fait la surface du McDo et se demande qui sur terre a besoin d’un bureau aussi grand et pour faire quoi, surtout ? Des réunions, voilà la réponse de Brendon.

« Wow en dehors de ça, tout cet espace doit pas vous servir à grand-chose. »

Parce qu’à moins d’y stocker des pingouins géants… bref, Brendon passe alors aux licenciements inhérents à son poste et Cleo comprend alors qu’il existe d’autres genres de patrons que Sean Penn dans Horrible Bosses et qu’en vérité, il serait plus comme Donald Sutherland dans le même film mais avec une meilleure condition physique. En tout cas elle l’espérait pour lui. Non seulement il appelle ses employés par leur prénom mais en plus, ç’a l’air de lui fendre le cœur d’avoir à renvoyer quelqu’un qui ne le mérite pas. Ça a quelque chose de touchant, ça donnerait même presque envie de travailler pour lui. Presque. Et il a bien une assistante mais qui est aussi sa meilleure amie. Pas du tout comme dans le cliché, donc, et bon sang, à force de bosser dans le porno elle en venait à penser qu’il y avait peut-être une part de vérité dans toutes ces conneries, si ce n’était pas triste… L’écossaise sourit en entendant qu’il est le parrain de la fille de son assistante, ce n’est donc pas qu’une jolie formulation, il est bel et bien son meilleur ami. C’est vraiment très mignon.

Puis les rôles s’inversent et c’est à Brendon de poser une question ; il veut savoir ce qu’elle fait dans la vie et quoi de plus naturel étant donné qu’elle vient de passer les dix dernières minutes à le questionner sur son travail. Le hic c’est que Cleo n’a jamais été très à l’aise avec tout ça. Principalement parce que le regard des autres change inévitablement lorsqu’elle annonce dans quel milieu elle travaille. Comme si elle était déviante et qu’elle tenait absolument à travailler là-dedans. Après, depuis les années, il est vrai que ce que les autres peuvent penser lui importe de moins en moins mais… tout de même, c’est d’un Brendon qu’on parle ici et non du premier péquenaud qui passe.

« Je prends le son dans des films… de série B. Ça fait quinze ans que je fais ça, il serait temps que je laisse tomber les séries B. »

Ce n’était même pas un mensonge, les films pornographiques entraient bel et bien dans cette vaste catégorie et elle avait bel et bien très envie de passer à une autre catégorie.

Je souris face à l’honnêteté toujours aussi appréciée de la part de Cleo. Je suis d’accord avec elle, bien évidemment. Je n’ai pas besoin d’autant d’espace à l’intérieur de mon bureau. L’air disponible n’a encore jamais été complètement monopolisé par un groupe de personnes. Malgré les réunions fréquentes dans mon bureau, la place disponible n’est pas justifiée par le nombre de gens présent pour discuter de la Société. Et encore, elle n’a pas vu le bureau du président de Colton. Je me garde de lui dire pour peut-être l’évoquer dans une future conversation entre nous, on ne sait jamais. « Effectivement, le vide reste vide. » Je lui réponds, comme si j’étais le plus grand philosophe qui soit alors qu’il n’en est rien. Le vide est juste vide, il n’y a pas de signification cachée à y soustraire, enfin je crois. J’enchaîne donc en lui parlant sans la moindre gêne de moi, de ce que je fais et de ce que cela représente pour moi. Je suis attaché à mon travail et aux gens à ma charge. Cela transparaît facilement, je peux le voir à la fascination encore plus grande dans le regard de la rousse. Je n’ai pas non plus de mal à me montrer moi-même un peu curieux en lui renvoyant la question. Je remarque le malaise que je crée, laissant le temps à Cleo de juger si elle me répond ou non. Ce que je découvre me fait sourire doucement. « Le son est une part vitale d’un film, il n’y a pas de mal à le faire pour des séries B. Mais si ça ne te rend pas heureuse, je suis de l’avis qu’il y a toujours moyen de se rediriger ailleurs. C’est se lancer qui est le plus pénible. Mais une fois que le premier pas dans la nouvelle direction est fait, ça devient de plus en plus facile de progresser. » Je lui dis en finissant mon hamburger et en essuyant mes doigts graisseux à l’aide de serviettes en papier. Je porte ensuite ma boisson à ma bouche et j’aspire les dernières gorgées avant de mettre tout cela de côté et de me concentrer sur Cleo. « Si tu veux un autre conseil, n’hésites pas à faire valoir ton désir de t’impliquer ailleurs et de montrer ta motivation à tes supérieurs. Certains le prennent mal, c’est vrai. Mais un bon patron sait déceler les désirs et les besoins de ses employés et l’accompagne là où il serait le plus utile. Il y a peut-être une place de libre quelque part et tu n’en sais rien puisque tu te contentes de ce que tu as. Tu as regardé dans les autres équipes ou studios si un poste était disponible ? » Je demande sur le même ton de la conversation que le début. Le côté ressource humaine est ce que je préfère de mon boulot et pas de doute qu’elle va le sentir juste à m’observer aussi concerné par son avenir. Une personne qui n’est pas satisfaite ou heureuse par son travail devrait toujours garder à l’esprit qu’elle est requise ailleurs sans nécessairement le savoir. Personne ne devrait travailler dans quelque chose par nécessité d’avoir de l’argent. C’est ce que les employeurs modernes ne comprennent pas. Des employés heureux sont la base d’une entreprise en santé. Qu’importe, je ne peux pas changer tous les autres. Mais je peux faire la différence avec les gens qui travaillent pour moi.

Oui, ça, on ne pouvait nier que le son était crucial dans un film. Même du temps du muets, la bande-son avait une importance capitale. C’était d’autant plus le cas dans les films sur lesquels elle travaillait. Puis loin d’elle l’idée de se déprécier ; elle savait qu’elle était bonne dans ce qu’elle faisait, même meilleure que la plupart des scénaristes du milieu, c’est juste qu’elle n’aurait jamais cru stagner aussi longtemps. C’est là que les conseils de Brendon devenaient très précieux. Après tout, il devait forcément savoir de quoi il parlait, tel le vieux sage sous sa cascade, mais version monde des affaires et pas vieux mais vous saisissez l’idée. La rouquine écoutait donc avec attention et s’apercevait qu’effectivement, elle n’avait même pas amorcé un quelconque changement, elle se contentait d’attendre, comme si ça allait lui tomber tout cuit dans la bouche. Son problème, c’était de croire qu’elle en était toujours au même stade qu’avant alors que non, elle n’avait plus de problème financier qui l’empêchait de prendre des risques, aujourd’hui. Cleo secoua la tête en réponse à la question que Brendon lui posait.

« Je v… Je t’avoue que non. Tant que mon contrat n’approche pas de son terme, je subis un peu tout ça. »

Subir était le mot, pratiquement tous les jours elle se traînait au travail et c’était encore pire depuis qu’elle n’avait plus le permis. Essayez donc de garder l’équilibre en chargeant tout le matériel d’un perchiste sur le porte-bagage d’un vélo et vous comprendrez sa douleur. Quoi qu’il en soit, elle n’avait même plus à cœur de bien faire son travail et prestait uniquement pour prester. Et c’était triste mais elle savait qu’elle avait tort et que Brendon avait raison ; il fallait qu’elle se bouge, ce n’était pas trop tôt. Grâce à quelques mots, l’écossaise était déjà bien plus motivée qu’elle ne l’avait été ces derniers mois. Ce qui lui rendit aussitôt le sourire.

« Mais je te remercie, en tout cas. Tu as réussi à me redonner courage, ce qui n’était pourtant pas gagné. »

C’est le moins que l’on puisse dire… C’est alors qu’une autre question surgit dans la tête de la rouquine. Était-ce trop tard pour la poser ? Est-ce que le temps imparti était passé ? Sans doute que non, alors elle termina son iced-tea et se lança :

« J’ai une dernière question. Est-ce que quand on travaille dans la finance c’est facile de concilier vie privée et vie professionnelle ? J’imagine que tu peux déléguer mais ça ne doit pas être simple, je me trompe ? »

Non parce que si elle prenait son cas comme exemple, c’était déjà compliqué alors qu’elle n’avait pas tant de responsabilités que ça, c’était plutôt ses horaires complètement décalés qui posaient problèmes alors elle n’osait même pas imaginer ce que ça devait être pour lui.

J’observe avec attention Cleo. Elle m’a tout l’être d’être coincée dans sa routine. C’est du moins ainsi que j’appelle ceux qui demeurent trop longtemps à faire le même boulot. Ce n’est pas un défaut de rechercher de la stabilité, loin de là. Seulement, ça finit par nous décourager de prendre des initiatives et nous convaincre que nous ne sommes bons qu’à une seule chose. Je pense lire en elle comme dans un livre ouvert juste à regarder les questionnements que je soulève en elle en parlant de changer d’endroit. Personne n’aime le changement, surtout lorsqu’on s’est fait à l’environnement dans lequel nous sommes. C’est insécurisant de changer d’un coup. Mais c’est d’autant plus valorisant quand on découvre qu’on s’est privé de nouveautés tout ce temps. Que le changement était ce qu’il nous fallait. Je lui souris. Je semble avoir redonné en elle un élan dans une direction qu’elle hésitait à entreprendre. Ça me fait plaisir d’avoir ainsi été celui qui lui redonne une raison d’aller de l’avant. « Inutile de me remercier. Ma présence ici à au moins servi à quelque chose de plus utile que de m’empiffrer sans remord. Heureux d’avoir pu t’aider, en tout cas. » S’il y a une chose qui est certaine désormais, c’est que ces calories de trop en aurons valu la peine. Surtout si je découvre dans l’avenir que Cleo a suivi mon conseil en fin de compte. Je lui souhaite en tout cas. Elle mérite le bonheur et l’accomplissement dans son travail comme n’importe qui. D’ailleurs, en parlant de ça, il va bien falloir que je me décide à rentrer pour terminer ma journée de travail à domicile. Je suis loin d’être en congé, j’ai encore tellement à faire pour le lendemain, le surlendemain et les jours suivants. Je ne peux pas me permettre de trop ralentir dans ma productivité, même si ma présence ici est agréable. Cleo et moi, c’est une rencontre loin d’être unique, ça j’en suis convaincu. Mais pour aujourd’hui, on ne peut pas faire durer davantage le moment. Dommage puisque je trouve agréable de discuter avec elle. Mais j’ai bien le temps d’une dernière question. Je perds toutefois un peu mon sourire en entendant celle qu’elle me réserve. Je baisse les yeux un moment, expirant lentement. Je me ressaisis par contre bien vite, relevant mes prunelles chocolat pour croiser les siennes. « La réponse risque d’être courte : c’est impossible. Même avec une conjointe compréhensive, ça ne se concile pas. J’ai fait un choix en acceptant ce poste. Pas celui d’être seul, ce n’est pas ce que je veux dire. Mais celui d’être là non plus que pour moi ou pour une conjointe, mais pour tous mes employés. Et je t’épargne le nombre à ma charge. Donc forcément, c’est irréaliste de croire que l’on peut vivre en individualiste comme avant. Mais bon, je ne suis pas malheureux pour autant. J’aime cette grande famille que je dois chaperonner. » Je pouffe de rire avant de me lever. Je lui tends une main, mon sourire retrouvé. « Allez, je dois te laisser. Mais sache que ça été un véritable plaisir de partager une table avec toi. On se refera ça. Lorsque j’aurais plus de temps, bien sûr. » Je fouille dans la poche de mon veston et lui tends ensuite une carte. Je lui fais un clin d’œil à cela, d’humeur toujours aussi taquine. « Autre privilège d’être un patron d’entreprise : votre nom est écrit sur beaucoup trop de choses, dont des cartes. » Je me saisis ensuite de mon plateau et je me dirige avec elle à l’une des poubelles afin de nous débarrasser de nos déchets. Une fois dehors, je remets mes lunettes de soleil sur mon nez. « Une dernière question avant de partir ? » Je lui demande en souriant, près à répondre à tout et n’importe quoi pour elle dans cet au revoir.

Dans le fond, Cleo est ravie que Brendon se soit arrêté à sa table au lieu de passer son chemin. Comme quoi, c’est peut-être un peu impoli de fixer les gens que l’on ne connaît pas mais ça peut aussi vous apporter de bonnes surprises. On peut le dire : la rouquine aime bien l’élégant homme d’affaires tout droit sorti d’un film et la réciproque a l’air vraie, sinon il ne se serait pas embêté à répondre à toutes ses questions et ne lui donnerait tous ces conseils fort utiles. La jeune femme écoute attentivement sa réponse à sa dernière question, comprenant bien que même pour quelqu’un d’aussi génial que lui, c’est impossible de concilier vie privée et vie professionnelle mais il a l’air tout ce qu’il y a de plus sincère lorsqu’il affirme aimer cette grande famille qu’il forme avec ses collègues et elle trouve ça chic. C’est le mot, Brendon est un chic type, voilà. Alors forcément, c’est un peu à regret qu’elle se lève à son tour. Il est vrai que Seth devait attendre sa salade depuis un moment maintenant. Voilà pourquoi elle lui avait pris une salade. C’est ce qui s’appelle de la prévoyance.

L’écossaise lui serre la main et hoche la tête lorsqu’il lui dit qu’ils se referont ça un de ces quatre. Quelle bonne idée.

« Le plaisir est partagé ! »

Puis elle rassemble ses affaires et prend la carte qu’il lui tend. Effectivement, c’était très classe au point qu’elle songea à se faire faire des cartes à son nom, elle aussi. Ça lui serait peut-être utile si elle mettait en pratique les conseils de son nouvel ami d’ici peu. Ce qui serait sûrement le cas. Elle la glisse dans une des poches de son sac où elle est sûre de la retrouver et commente :

« Vraiment classieux. »

Avec un petit rire et le suit jusqu’aux poubelles pour débarrasser son plateau. Et puis, c’est le drame : retour sous un soleil de plomb. Pourquoi avoir opté pour la Nouvelle-Zélande si c’est pour se plaindre sans du temps ? Telle était et telle serait toujours la question jusqu’à ce qu’elle décide une nouvelle fois de changer de pays, sûrement. Cleo imite Brendon en reposant ses lunettes de soleil sur son nez tandis qu’il lui demande si elle n’a pas une dernière question avant qu’ils se quittent. L’écossaise se creuse la tête quelques secondes mais il semblerait que rien ne lui vienne, à croire qu’elle avait étanché sa soif de connaissance pour la journée. Elle secoue alors la tête.

« Non, je crois que tu as comblé toutes mes attentes. Mais j’en trouverai sûrement d’autres pour la prochaine fois, alors tiens-toi prêt. »

C’est à son tour de lui faire un clin d’œil puis elle s’éloigne.

« Allez, je te laisse retourner à ton travail. Change rien, surtout ! »