l'histoire de ma vie
« Toute notre éducation est fondée sur le chantage affectif et la double contrainte, la carotte et le bâton, et l'apprentissage sans intelligence des préjugés les plus stupides. » Joseph Messinger
A vous, Santo Antonelli, à toi, papa.
On dit que je tiens mes yeux de toi, mais je crois que c’est bien la seule chose que je tienne de ta personne, et c’est bien ça que tu déplores depuis le jour de ma naissance. Quoi que je mentirais si je disais que tu ne t’es jamais intéressé à ton bébé. Tu m’aimais, comme un dingue, quand je portais ces petites robes sur lesquelles je n’avais pas encore mon mot à dire, quand ma présence te faisait sentir socialement plus intégré et plus établi, quand ma personne te permettait de m’inscrire dans les plus grandes écoles et de t’en vanter. Bien que, soyons honnête, si mes notes suivaient, mon comportement était loin d’être exemplaire. Combien de fois as-tu payé le doyen pour effacer mes affres ? Combien de pots de vins, de bibliothèques à ton nom ? J’en étais fière au début, et puis j’ai fini par comprendre pourquoi, tout ça n’était que des échanges de bons procédés. Mieux que notre éducation, tu as fait de la corruption, notre mode de vie. A 4 ans, Charles payait déjà la nounou pour qu’elle nous laisse regarder la télé un peu plus longtemps. Parlons-en de Charles, ton deuxième né, ton premier fils. Qui aurait dû faire ta fierté, au-delà de tout. Ton héritier, tu aurais dû en être plus que fier selon moi, mais tu as préféré le voir comme un concurrent, comme un assassin. Ne le rends pas responsable du suicide de maman. Le fait qu’elle se soit supprimée quelques mois après sa naissance n’eut rien à voir avec le fait qu’il pleure trop ou soit un bébé chétif, au contraire, c’est toi qui l’as tuée. Tes soupçons, ta façon de l’épier, de lui dicter sa vie, de l’enfermer, dans une prison certes à plusieurs millions, mais ça ne l’aidait pas pour autant. La priver de sa liberté était la priver de sa vie, elle ne vivait que pour se sentir libre et toi, à trop l’aimer, tu n’as fait que l’aider à exploser, à lâcher prise et finalement, à commettre l’irréparable. Je ne t’en voulais pas jusqu’à un certain âge, incapable de comprendre, il ne me restait que toi, ayant préféré mettre Charles en prison, pardon, en pension, plutôt que de voir son visage chaque jour que Dieu faisait. J’ai grandi moi aussi, seule, dans la même prison dorée et avec les mêmes rêves d’évasion, sauf que j’ai fini par prendre le gauche faute d’avoir le droit. Les soirées arrosées, les scandales, tous plus juteux les uns que les autres, les sex tape aussi, aux alentours de 15-16 ans, qui t’ont fait, à coup sûr, très plaisir, je m’en souviens… Je me souviens aussi de la somme extravagante que tu avais payé cet enregistrement. Quelque-chose comme… 500 000 $ ? Une paille pour toi, un pourboire tout au plus. Combien coûtaient mes robes ou mes uniformes au lycée ? Et combien coûtait l’année ? Tout coûtait, et j’avais les moyens de tout, absolument de tout. J’avais autant de moyens à 12 ans avec ma carte de crédit qu’un gagnant du loto qui en a 35. J’ai tout eu, tout vu tout fait. Oui, j’ai tout eu… Sauf ta reconnaissance.
Te souviens-tu combien de fois j’ai eu besoin de toi ? A ma remise de diplômes, au lycée, mais tu étais en voyage d’affaires, ce soir-là. Alors je me suis débrouillée seule. Tu étais là pour tes femmes, ex-femmes, et maitresses. A toi seul, tu t’es tapé la moitié de Manhattan, et je ne compte même pas celles de tes voyages d’affaires. Alors j’ai essayé de te ressembler, pour te faire plaisir, mais tout ce que j’ai réussi à faire, c’était me taper la moitié de mon lycée et de celui d’à côté. Oops, j’avais dû mal comprendre. Tu avais honte de moi, certes, et tu n’hésitais pas à me le rabâcher autant que possible. Humiliation sur humiliation pour tenter de me faire rentrer dans le droit chemin. As-tu eu l’impression que ça marchait ? Pas le moins du monde, tu en conviendras. Mais j’ai fini par intégrer Harvard, à ton grand bonheur, et puis avec tout ce que tu avais déboursé au doyen… Je n’avais pourtant aucune motivation ni aucune raison de plus que les autres d’entrer là, si ce n’est mon nom en fait, Antonelli. Celui qui fait trembler chaque trader de New-York et plus loin encore. Tu es puissant, tu es craint, et respecté, sauf par moi. Et c’était bien là le plus fou. Ce qui paraissait légitime ne l’était pas et n’était même pas monnayable, c’est là que s’arrêtait le pouvoir de ton chéquier mon cher papa. Tu aurais dû tout être pour moi, et par connerie, j’ai cru que ce serait possible, alors oui, j’ai suivi ton avis, et je suis allé décrocher mon bachelor de droit, à la Harvard Law School, un minimum pour un rejeton de mon rang, diras-tu. Tu t’efforçais de cacher ce que j’étais, aimant à la fois les filles et les garçons, pourquoi se priver d’un peu d’amour là où il se trouve ? Mais ce n’était pas convenable. Combien de fois ais-je manqué de toi ? Alors je me suis offerte à tout ce qui passait, et surtout aux mauvais choix. Les confréries douteuses, dans lesquelles, convenons-le, Charlie excellait plus que moi. Je la ramenais trop, lui ramenait les autres et faisait régner ton nom et son aura sur tout le campus de Yale. La sainte trinité des grandes écoles. Yale, Harvard, Princeton. Deux rejetons sur deux dans une de ces facs prestigieuses, pour te servir ! Que demande le peuple.
Il restait cependant les étés. Période de l’année que Charlie et moi attendions comme le messie, bien plus que Noël ou Thanksgiving que tu ne partageais jamais avec nous de toute façon. Si tu ne trouvais pas de colonie pour ton fils, faute de t’y être pris à temps, il venait avec nous traverser le globe. Quelques semaines par-ci par-là, pas des vacances pour toi mais des voyages d’affaires, mais ça nous était égal, on te voyait le soir. Pour nous ou ta pétasse du moment, on n’a jamais vraiment bien su, mais au final, qu’importe. On s’adapte à tout. Et je reste persuadée que si tu m’as accordée tant de clémence par rapport à Charles, c’est que je lui ressemblais, comme deux gouttes d’eau. A maman, l’amour de ta vie, ton frisson, ton salut, ton âme sœur.
Il y avait les Hamptons aussi, lieu incontournable de notre milieu social et j’adorais cette partie de l’année, les amis que j’y retrouvais et les soirées sur la plage autour d’un feu de camp. Même si les gosses de riches m’ennuyaient à mourir pour la plupart et bien que tu t’efforces de me les présenter un par un en vue de faire un beau mariage (hétéro, de préférence) ou une fusion acquisition digne de ce nom (tout est question de point de vue), c’est sur une toute autre personne que j’ai fini par jeter mon dévolu.
Préoccupé par ma réussite et l’obtention de mon diplôme, tu avais engagé une prof particulière pour moi, un été que nous avions passé en Nouvelle-Zélande. Parker Lane, de 12 ans mon aînée. Oh j’avais fait de gros progrès avec elle, je n’ai jamais si bien bossé mes sciences nat’, et encore moins l’anatomie. Nous nous donnions rendez-vous tous les après-midi, avec chaque fois une excuse différente sur le boulot à faire, et tu nous croyais, tellement facilement… Et pourtant. Parker, j’en suis tombée amoureuse, vraiment, c’est même mon premier amour. Mais j’ai tut tout ça. Face à toi, face à elle, surtout. Elle n’aurait jamais accordé la moindre attention de ce genre à une gamine de mon âge et toi, tu te serais empressé de la griller à tous les niveaux. Je ne voulais foutre en l’air la vie de personne, alors je me suis contentée de jouer la fille détachée et délurée pour elle, la parfaite petite fille qui reprend pied et prête à entrer à la fac, pour toi.
La fac, ce fut… pour toi un supplice, tu te souviens ? Même si tu étais fier de dire que ta « princesse » (uniquement pour les mondanités), était entrée à Harvard, tu ne leurs parlais pas de mes siennes. Les soirées étudiantes qui tournent mal, les confréries que je n’étais pas censées fréquenter, mais je venais de rentrer dans les hautes sphères de la planète, en tout cas c’était tout comme. Les scandales, tu les as tous couverts pour moi. Là encore, plus à ton avantage qu’au mien. Et puis me voilà diplômée, et toi fier, je crois ? Une nouvelle femme de plus, je crois que nous en sommes à ton 6ème mariage et autant de pensions alimentaires derrière. Et moi qui t’achève, qui t’annonce que non, je ne rejoindrais pas le prestigieux cabinet d’avocats que tu avais acheté pour moi. Tu te souviens de ta tête ? Moi je me souviens du mal que tu m’as fait quand tu m’as dit que même après tout ça, je n’étais toujours pas digne de ton respect ni de ta fierté, que toute ma vie n’avait été pour toi qu’une succession de déceptions.
Alors j’ai tout plaqué, ce putain de monde, ces putains de codes, ces putains de privilèges et ces putains de millions. Et je suis partie vivre ma propre vie papa, celle qui me rendait heureuse, celle que j’avais choisi. Pauvrement à tes yeux, mais je vivais tellement bien, je vis tellement bien, tellement libre… mais je dois avoir gardé un côté torturé, parce que le seul boulot que j’ai trouvé à exercer, c’est flic. Me battre contre la misère sociale en ayant choisi de ne voir du monde, que l’horreur. De temps en temps tu me faisait une fleur en espérant me présenter à un riche investisseur, jeune et prometteur, me mettre dans ses bras et rattraper cette crise d’ado que tu pensais être plus longue que les autres, mais non papa, je me suis trouvée, je me suis choisie, et ça fait tellement de bien…
A cette soirée mondaine, alors venue à ton bras, j’ai rencontré la femme de ma vie, Shay, un coup de foudre, sans doute comme toi avec maman. Et à ce moment-là j’ai compris. Compris tout ce dont on était capables par amour, pour quelqu’un, pour la personne aimée. C’était elle, elle que je voulais pour le restant de mes jours. Cette femme. Une femme, oui, et alors ? Il n’y avait que toi que ça pouvait déranger.
Je me suis mariée avec cette femme, et j’ai été heureuse, papa si tu savais comme je suis heureuse depuis que j’ai croisé sa route. J’ai gravi les échelons, comme toi, je me suis faite toute seule. Je suis partie de tout et j’ai réussi au milieu de rien. Un exploit, tu ne trouves pas ? Shay voulait un enfant, moi aussi, et nous en avons eu un, douloureusement, après la fausse couche du premier, mais étais-tu là ? Et à mon mariage, étais-tu là ? Encore une fois j’avais besoin de toi, j’aurais voulu que tu me conduises jusqu’à l’autel, mais Charlie l’a fait pour toi, j’étais fière, mais malheureuse, au fond de moi. Tu as toujours été doué pour l’humiliation, directement ou indirectement d’ailleurs, c’est Charles qui me payait mon studio sur Brooklyn après que tu m’aies coupé les vivres une fois entrée à l’académie de police, mon propre petit frère, lycéen de surcroit, subvenant à mes besoins. Je me suis mariée sans toi papa, et je suis aussi devenue maman, sans toi. Je n’étais plus digne d’être ta fille parce que mon seul crime était d’étendre mon linge seule, de faire appliquer la loi et d’aimer ce que je faisais ? La vie s’est chargée de me punir, nous avons été parents le temps de quelques mois, et Wyatt s’en est allé. Un vide immense, comment peut-on souffrir autant ? Shay pensait que je n’aimais même pas cet enfant tellement tu avais fait de moi un être froid et à l’apparence de glace. Mais qu’est-ce-que j’ai pu souffrir… J’ai arrêté de le faire autant quand ma femme m’a obligé à exploser, à fondre en larmes, à me consumer de douleur tellement c’était vif, et à me détruire pour toucher le fond, et mieux repartir ensuite. Je suis comme le phénix, j’ai dû renaître de mes cendres, mais ça aurait été tellement plus facile avec toi pour me tenir la main, papa…