l'histoire de ma vie
a curious feeling no one can explain
Nier qu'il n'était pas complètement paniqué aurait été un grand, très grand mensonge et en s'engageant dans l'ADF, il s'était promis qu'il ne mentirait plus. Ou, du moins, qu'il ne se mentirait plus, seule démonstration de courage dont il semblait être capable. Non, il était intérieurement terrorisé et était quasiment certain qu'il tremblait un peu sous le poids de son équipement mais quel être humain normalement constitué n'angoisserait pas à l'idée d'être balancé dans un pays étranger en plein conflit ? Pourtant, il ne fuyait pas. Au contraire, Alfie était là de son plein gré. Il était monté dans l'avion sans reculer, sans même hésiter. S'était installé sur la base avec un sourire, dans la bonne humeur qui caractérisait son unité. Il avait peur, certes, et était profondément conscient qu'il y avait forcément un risque qu'il ne rentre pas, mais il
voulait être là. Cependant, il n'était pas certain de pouvoir appeler ça un progrés. Peut-être que l'inconnu des montagnes afghanes l'effrayaient bien moins que la vie qu'il avait laissé à Perth. Peut-être bien, oui, mais c'était là la seule exception à la nouvelle règle qui régissait sa petite vie. Il ne pensait pas à Lizzie, il ne pensait pas à cette fille qui avait débarqué dans leur vie sans prévenir, il ne pouvait pas. Il fallait être concentré, d'abord sur la formation et l'entraînement, ensuite sur la mission (et, bien sûr, quelque part, ça l'arrangeait). Seules les lettres de sa mère, les occasionnelles références à sa meilleure amie, les quelques photos aussi qu'ils envoyaient, le forçaient à affronter la réalité. Temporairement, certes, mais c'était toujours que ce qu'il faisait d'ordinaire. Être franc avec soi-même oui, mais pas trop.
Le dernier courrier remontait à quelques semaines déjà et il attendait le suivant avec autant de hâte qu'il ne le redoutait. Il y avait, évidemment, toujours la crainte que quelque chose de grave ne survienne en son absence, qu'on lui apprenne une mauvaise nouvelle alors qu'il se trouvait à des milliers de kilomètres, impuissant, mais c'était surtout les réflexions maternelles qu'Alfie appréhendait. Il savait que sa mère n'acceptait pas son comportement, pas plus son engagement dans l'armée que sa défection auprès de Lizzie, il savait aussi qu'elle l'aimait trop pour lui tourner le dos. Ça ne signifiait pas pour autant qu'elle taisait son opinion, loin de là. Aussi protectrice qu'elle pouvait être, ce n'était pas dans ses habitudes d'oublier facilement les erreurs de ses enfants. Elle pardonnait, oui, mais elle n'oubliait pas et elle ne l'épargnait pas dans ses lettres. Il le méritait sans doute et chaque remarque si brutalement honnête était comme une piqûre de rappel. Ils en avaient longuement parlé, sa mère savait parfaitement qu'il n'était pas prêt mais elle ne l'acceptait pas, en attendait plus de lui. Trop, certainement. Alfie avait fini par accepter sa déception, s'y était habitué aussi. Pathétique mais honnête, l'histoire de sa vie.
--------------Passer les fêtes de fin d'année loin des siens n'avait rien d'une partie de plaisir, même si Alfie trouvait un certain réconfort dans la présence de ses camarades. S'ils n'étaient pas certains de savoir ce qu'ils faisaient là, ils étaient là tous ensemble, engagés sur le même bâteau. À la dérive, d'après sa mère, et elle n'avait probablement pas tout à fait tort mais elle n'était qu'une citoyenne parmi tant d'autres et l'entrée de l'armée australienne dans la coalition militaire n'avait pas été sujet à réferendum. «
Courrier les gars ! » lança Jefferson, les bras chargés. Les conversations s'arrêtèrent, l'espace d'une seconde, avant que l'unité ne se lève comme un seul homme, et l'essaim de soldat s'abattit sur le pauvre capitaine qui éclata de rire, clairement plus amusé qu'irrité. «
Calmez-vous, nom de Dieu, c'est Noël mais c'est loin d'être le dernier » fit-il de bon coeur, toujours si optimiste. Alfie croisa son regard et, l'espace d'une seconde, sa gorge se serra. Si, si, cela pouvait être le dernier et l'oublier était une erreur, mais Jefferson faisait toujours preuve d'un optimisme lucide, attendant le meilleur sans oublier que le pire pouvait aussi arriver. Il lui tendit son colis, l'un des plus imposants, avec une mine faussement désapprobatrice. «
Si ta frangine continue de t'envoyer des conneries, tu vas bientôt pouvoir ouvrir une boutique de souvenirs Reid » ricana-t-il, avant de se tourner vers un autre soldat. Alfie esquissa un sourire, baissant les yeux sur son paquet. Un picotement parcourut son nez, glissant sous ses yeux. Les
larmes, proches. Des larmes pour un simple colis. Des larmes pour Noël, merveilleux.
--------------Il en avait raté, des anniversaires. Ceux de ses proches, forcément, les siens aussi. Les quelques bières et cakes douteux en mission se mélangeaient pour finir par former un seul et même souvenir vague, pas vraiment une célébration, à peine plus qu'une occasion particulière. S'arrêter pour chanter et vanner celui qui prenait un an de plus leur permettait de souffler de temps à autre, certes, mais ils avaient autre chose à faire, là-bas. Alors, oui, être chez ses parents pour son trentième anniversaire avait quelque chose d'étrange, presque d'inapproprié. On lui avait fait promettre de profiter, d'apprécier l'instant plutôt que de se focaliser sur ses camarades, restés au Soudan, mais c'était plus facile à dire qu'à faire, évidemment.
Les bougies étaient soufflées, le gâteau, coupé et l'atmosphère, toujours aussi lourde. Une seule option se présentait donc, une option qu'Alfie maîtrisait tout à fait, depuis le temps qu'il peaufinait la technique. La fuite, purement et simplement. Il quitta la table un peu brusquement, sa bière à la main, non sans un sourire qui se voulait rassurant. À en juger par la rapidité avec laquelle sa mère lui emboîta le pas jusqu'à la terrasse, il avait misérablement échoué au petit jeu des apparences. Ou peut-être le connaissait-elle trop bien. Il y avait certainement de ça, à la réflexion. «
On ne peut pas dire que tu soignes particulièrement tes entrées mais quel talent pour les sorties » ricana-t-elle en s'installant à ses côtés sur la balancelle de son enfance. Elle était bien moins rouillée dans ses souvenirs mais après tout il n'avait pas vraiment mis les pieds ici depuis un moment. Sa mémoire avait sans doute embelli un détail ou deux. «
Tu ne m'as pas encore demandé de ses nouvelles » remarqua sa mère, le regard semblant perdu dans le vague. C'était mal la connaître, toutefois, d'imaginer qu'elle n'était pas incroyablement consciente du moindre de ses mouvements, prête à analyser chaque respiration, chaque frémissement. Alfie se retint donc de lever les yeux au ciel, focalisé sur sa bière et, en arrière-plan, les brins verdâtres qui avaient poussé à travers les dalles. «
Comment va-t-elle ? » s'enquit-il finalement. L'échange paraissait familier à l'oreille et ce, à justre titre puisque déjà vécu des dizaines de fois. C'était le même ballet à chaque fois ; sa mère attendait d'abord, souriante et réconfortante, avant de bondir, avec l'une ou l'autre des remarques acerbes dont elle avait le secret.
Tu ne m'as pas encore demandé de ses nouvelles. Le reproche sous couvert du constat. Elle n'avait pas besoin de prononcer son prénom, ils savaient tous les deux très bien de qui il s'agissait. Maya. «
Bien » répondit-elle simplement, laconique. Alfie fronça les sourcils, réprimant difficilement l'envie de se tourner vers elle, de chercher son regard pour en obtenir plus. «
C'est tout ? » Pourquoi tombait-il dans le panneau ? Elle n'en avait pas fini avec les reproches et il aurait dû le savoir. «
Ce n'est pas à moi de te renseigner Alfie, si tu veux en savoir plus, demande-lui » articula sa mère avec la froideur qu'elle lui réservait chaque fois qu'ils abordaient le sujet, de près ou de loin. Il avait fui ses responsabilités, il le savait, oui, mais quand bien même aurait-il voulu oublié qu'il n'aurait sans doute pas pu, pas avec une mère comme la sienne. «
Je lui écris. Aussi souvent que possible » précisa-t-il, dans une vaine tentative pour se défendre. Mauvaise idée, clairement. Sa mère pivota pour le regarder, un air grave assombrissant son visage. «
Si tu crois sincèrement que quelques lettres par an suffisent, laisse-moi te dire que tu te trompes lourdement, asséna-t-elle, implacable,
ce n'est pas d'un correspondant dont une gamine de cet âge a besoin, c'est d'un père, un vrai, pas de quelqu'un qui se contente de se rappeler de la date de son anniversaire et du titre de son dessin animé préféré. Alors épargne-moi tes excuses, Alfie, et pour l'amour du ciel, grandis un peu » Sa voix avait pris des accents exaspérés, plutôt nouveaux d'ailleurs. À croire qu'elle perdait patience. Qu'elle en eut encore relevait du miracle, à la réflexion.
«
C'est ce qu'il y a de mieux pour elle » finit-il par lancer, tant pour se convaincre lui-même que sa mère. Ce discours-là avait fonctionné, quelques années plus tôt. Parce qu'il était plus jeune, parce qu'il avait besoin d'excuses, parce qu'il lui fallait soulager un peu sa conscience et qu'il savait comment y parvenir. Parce qu'il y avait cru, aussi. Mais Alfie avait vieilli. Grandi aussi, peut-être. Ses astuces, elles, s'effilochaient avec les années, comme des vêtements beaucoup trop portés. «
Viendra un jour où tu prendras conscience de l'énormité de cette connerie et ce sera pas beau à voir » lâcha sa mère, tapotant son genou. La douceur maternelle, toujours là, dans un coin. Elle avait été déçue par son comportement, ce n'était pas un secret, mais elle ne lui avait malgré tout pas tourné le dos. Alfie enviait sa force, parfois, la détestait aussi. Ses parents étaient, certes, loin d'être parfaits mais ils étaient un excellent exemple à suivre en la matière, sa mère surtout, et lui n'avait pas été capable de reproduire le dixième de ce qu'ils lui avaient apporté. Il parvenait encore à s'abriter derrière des remparts d'excuses, toutes plus bonnes les unes que les autres, mais pour combien de temps encore ?
--------------C'était étrange de se retrouver là, une valise à la main et son vieux paquetage sur le dos. Exit l'uniforme et les rangers, le sac était à présent rempli du peu de biens et de souvenirs dont il était propriétaire. Quelques livres, aux pages parfois marquées d'une photo ou d'une lettre, un album confectionné par sa mère et reçu lors de son dernier Noël en mission, quelques babioles aussi, profondément kitsch, seul témoignage d'affection de sa petite soeur qui avait bien du mal avec les mots. Alfie non plus n'était pas spécialement doué pour s'exprimer. Entre eux, une boule à neige aux couleurs criardes pouvait dire je t'aime aussi bien qu'un sourire. Il avait emporté tous les bibelots qu'elle avait pu trouvé et lui faire parvenir au fil des ans, depuis qu'il s'était engagé. Il avait tout pris, décidé à ne rien laisser derrière lui. Cette manie ne datait pas d'aujourd'hui, évidemment, Alfie avait toujours été très doué pour fuir sans laisser de traces mais l'armée avait perfectionné cette mauvaise habitude. Il était plus pragmatique, bien plus méthodique. On emmenait uniquement ce que l'on pouvait porter. Une valise et un paquetage donc, des vêtements et quelques souvenirs. Le reste n'avait, au final, pas tant d'importance. Le reste, au final, était à construire, si tant est qu'on lui laisse une chance. Il ne pourrait pas blâmer Maya si elle refusait de le voir. Il était un peu tard pour finalement endosser son rôle de père, un peu tard pour cet élan de courage qu'il aurait dû avoir à dix-sept ans mais après tout ne disait-on pas qu'il valait mieux vaut tard que jamais ? Pas sûr que Lizzie soit d'accord avec tout ça mais il gérerait ce problème-là en temps voulu.