alfizzie | hello, it's me, i was wondering if after all these years you'd like to open the door

La facilité avec laquelle sa mère lui avait envoyé l'adresse de Lizzie aurait sans doute dû l'alarmer mais Alfie avait saisi depuis longtemps sa position dans cet immense bordel qu'il avait créé en prenant la poudre d'escampette dix-huit ans plus tôt - non pas qu'elle ait eu besoin de tout ce temps pour comprendre son opinion, elle avait été très claire dès le départ. Non, c'était le temps dont il avait eu, lui, besoin pour se faire à l'idée de sa paternité. Ce n'était pas très glorieux et il ignorait encore comment il allait pouvoir se justifier ou même se faire pardonner, mais c'était un premier pas. Dérisoire, sans doute, mais il trouverait bien le moyen de faire entendre raison à Lizzie. Et, avec un peu de chance, leur fille n'aurait pas hésité du mauvais caractère de sa mère. L'hypothèse l'avait réconforté suffisamment longtemps pour qu'il trouve le courage d'aller finalement frapper à sa porte. Obtenir son adresse était une chose mais s'y rendre en était une autre. Et dire qu'il avait séjourné dans certaines des régions les plus dangereuses du monde, ha. Pour un peu, il aurait presque trouvé ça drôle mais il avait bien trop peur de la réaction de Lizzie pour avoir envie d'en rire.

L'idée qu'il ne tombe sur sa fille lui traversa l'esprit, seulement il était un peu tard pour s'en inquiéter une fois planté devant la porte. Il palpa ses poches en panique, à la recherche de son portable, secoué par le besoin urgent d'appeler sa sœur à la rescousse. Elle se moquerait, sans doute, et exposerait toute l'histoire à leur mère à grands renforts de détails peu sympathiques. Ça n'arrangerait pas ses affaires, évidemment. Avait-il vraiment besoin de ça ? Probablement pas, non. Et chanceux comme il était, sa mère répèterait tout à Mrs. Waltham et ce serait le début de la fin. Non, si Poppy lui ouvrait, il gérerait l'affaire. Essaierait en tout cas. Il pouvait le faire, sans personne.

Avec un profond soupir, nerveux, Alfie finit par frapper, le coeur battant la chamade. Rempiler pour vingt ans dans l'ADF devenait soudain une idée de plus en plus séduisante à chaque seconde qui s'écoulait, tiens.

Rares sont les moments où Lizzie se retrouve seule à la maison, ces derniers temps. Poppy et Chris sont un point fixe dans le salon, à regarder des conneries sur Netflix et à bouffer bien trop de sucreries pour leur bien. Ou alors c’est Dawn qui vient pour prendre un verre, ou le voisin qui passe dire bonjour. Ou Chris qui fait les cent pas dans la maison, téléphone professionnel collé à l’oreille. Ou Poppy qui travaille sur un projet scolaire. Ou même le chien qui court partout et jappe joyeusement. La maison n’a pas été vide et silencieuse depuis quelques semaines, et cela rappelle à Lizzie sa vie à Perth, avec une maison familiale bien trop remplie, les amis qui vont et viennent sans arrêt. Cela rappelle à Lizzie que sa vie était bien vite, avant que Chris ne débarque chez eux.

Mais cela fait du bien, parfois, une petite pause – Lizzie peut se servir un grand verre de vin blanc et se faire couler un bain, ou regarder une série sans se faire interrompre, ou travailler sur ses projets sans que du bruit vienne la déranger. Et puis, parfois, le vide de la maison signifie qu’elle peut s’occuper d’un nouveau cataclysme seule, sans que Poppy ne vienne s’en mêler et rende les choses encore plus bordéliques qu’elles ne le sont déjà.

Cas d’école : ouvrir la porte, et se retrouver face à Alfie.

Il faut à Lizzie quelques secondes de confusion – la barbe, et les épaules, et les muscles, et juste lui qui est planté là devant elle – avant de le reconnaître. La confusion ne disparaît pas vraiment, cela dit. Sa bouche s’ouvre d’elle-même dans une expression de surprise et, l’espace d’un moment, elle envisage l’idée de lui claquer la porte au nez. De prétendre qu’il ne vient pas de débarquer. Qu’il n’existe pas, juste un vague souvenir et quelques lettres par an, juste deux colis à deux dates précises. Elle l’envisage, mais reste pétrifiée, là, sur le pas de sa porte. Comme retrouvailles, on a vu mieux. « Qu’est-ce que tu fous là ? » Beaucoup. Mieux.

Il l'avait imaginée plus âgée, avait vu quelques photos aussi mais c'était une toute expérience de l'avoir finalement sous les yeux, toute en surprise. La trentaine lui allait bien, Alfie n'était pas aveugle après tout. C'était étrange, toutefois. Même s'il savait qu'elle avait vieilli, mûri, changé, comme lui d'ailleurs, c'était déstabilisant d'en avoir la preuve là, à deux pas. D'une certaine manière, dans sa tête, Lizzie était restée l'adolescente insupportable qui le menait par le bout du nez. Et quelque chose lui disait, le ton de sa voix peut-être, que son caractère ne s'était pas franchement adouci avec les années. Il baissa une seconde les yeux, incapable de répondre. Qu'est-ce qu'il foutait là, oui, bonne question. Le goût du risque, peut-être. La culpabilité ? Certainement, ouais, mais ça semblait plutôt compliqué à expliquer sur le pas de sa porte ─ compliqué parce qu'il n'avait pas spécialement envie que l'un ou l'autre des voisins ne capte la conversation, compliqué parce qu'il avait honte, compliqué parce qu'il ignorait où commencer. « Liz, je- » Son prénom était lourd, presque douloureux, laissé de côté depuis longtemps. « Est-ce que je peux entrer ? » Mais peut-être qu'elle était là. Alfie n'était probablement pas prêt pour ça. « Ou pas, non, je peux, je peux rester là, se corrigea-t-il très vite, je sais pas par où commencer » avoua-t-il piteusement. Demander pardon semblait déplacé, après autant de temps, et il savait déjà ce qu'elle lui dirait de faire avec ses excuses, mais ça valait tout de même le coup d'essayer. Alfie n'avait pas grand-chose à perdre. Qu'allait-elle faire, révoquer son droit à quelques lettres ? L'envoyer paître ? Il avait survécu à dix-huit années de service, il survivrait probablement à Elizabeth Waltham. Probablement, ouais. « Ok, écoute, je sais que j'abuse déjà de ton temps, que tu as certainement mieux à faire et que j'aurais probablement dû prévenir avant de débarquer comme ça mais je, je sais pas, je connais pas la marche à suivre. Personne te fournit le manuel des excuses quand tu fais d'aussi grosses conneries » Il regretta la tentative d'humour au moment où elle franchissait ses lèvres mais pouvait-il réellement aggraver son cas ?

Elle avait vu quelques photos, ici et là. La toute première à l’armée, cheveux courts et uniforme trop grand pour lui. Et puis une ou deux autres, dans un désert, lunettes de soleil, torse nus et riant avec d’autres soldats. L’image parfaite de la solidarité entre compagnons d’infortune, le genre que l’armée n’aura pas eu grand mal à utiliser pour recruter. Après Perth, après avoir quitté le cocon familial, Lizzie n’avait plus vraiment de raisons de voir de telles photos – n’avait plus sa mère pour les lui fourrer sous le nez, comme si cela aurait servi à quelque chose. Elle sait que Poppy a quelques clichés, mais tout cela a toujours été de l’histoire ancienne pour elle. Alfie était de l’histoire ancienne, jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à ce qu’il vienne frapper à sa porte comme si de rien n’était, comme si cela pouvait changer quoi que ce soit. Dix-huit ans est une assez longue période, après tout. Et Alfie a à peu près dix-sept ans de retard.

Lizzie ne peut s’empêcher de faire une petite moue aux paroles d’Alfie alors qu’elle appuie son épaule contre l’encadrement de la porte. Elle jette un coup d’œil à sa montre, moins pour exprimer clairement qu’il perd son temps (quoi que) et plus pour s’assurer que Poppy ne risque pas de débarquer à l’improviste. Elle finit le lycée dans vingt minutes, ce qui laisse à Lizzie peu de temps pour se débarrasser d’Alfie avant d’empirer les choses. Elle connaît sa fille, après tout – Poppy réagira à la nouvelle aussi bien que sa mère. Mère qui ne peut s’empêcher de soupirer, longuement, lourdement, aux paroles d’Alfie. Elle ferme les yeux l’espace d’un instant, avant de les poser sur lui à nouveau. Las, fatiguée. « Vraiment, pourquoi t’es là ? Parce que tout ça, là, c’est plus des paroles en l’air que des excuses. Et si on est honnêtes, c’est pas à moi que tu dois des excuses. » Enfin, un peu quand même. Mais des relations se brisent et des couples se séparent tous les jours. Des pères qui abandonnent leur fille dès la naissance… Well. C’est une chose bien différente. « Elle est en cours, de toutes façons, alors tu perds ton temps… »

Si elle n'avait clairement aucune envie de le voir là ─ ce qu'il était capable de comprendre après tout ─ elle avait toutefois la gentillesse de ne pas lui avoir encore claqué la porte au nez. Ni de lui avoir hurlé dessus, ce qui, à la réflexion, n'était pas aussi rassurant qu'il n'y paraissait. Alfie s'était attendu à bien des choses en imaginant cette rencontre, mais pas au ton calme mais fatigué qu'elle lui servait. Et il n'était pas certain de savoir comment le gérer. Les cris, les reproches, il aurait pu encaisser sans trop de problème. Être en terrain clairement hostile n'avait guère plus de secret pour lui mais, curieusement, Alfie aurait donné cher pour se retrouver au beau milieu des steppes afghanes plutôt que planté là, à la regarder subir sa présence. Il savait qu'il avait merdé, ça lui avait pris du temps mais il le savait mais Lizzie n'en avait de toute évidence rien à faire. Et qui aurait pu l'en blâmer, vraiment ? Pas lui, même si l'envie ne lui manquait pas. Il acquiesça pourtant en silence, détournant le regard. Elle n'avait pas envie de discuter, pas envie d'entendre ses excuses non plus. Soit. Très bien. Mais ça signifiait pas pour autant qu'il allait disparaître sans demander son reste. Il l'avait fait une fois déjà et si la lâcheté avait l'avantage d'être un chemin séduisant par sa facilité, en revenir n'avait rien d'aisé et il refusait de recommencer.

Il tressaillit lorsqu'elle évoqua leur fille. Sa fille, plutôt. Poppy. Sans doute aurait-il dû être soulagé qu'elle ne soit pas là, terrorisé qu'il était à l'idée de la rencontrer ─ pas sûr que ça arrive un jour mais Alfie n'était rien sinon déterminé, souvent à se faire du mal d'ailleurs. « Je ne suis pas venu la voir » répliqua-t-il, un peu trop rapidement. Déterminé mais pas suffisamment courageux pour prononcer son prénom, génial. « Pas sans t'en parler avant, reprit-il en se redressant, décidé à aller jusqu'au bout cette fois, je sais que tu t'en fous, j'ai bien entendu et ça ne change rien mais  je suis désolé. Et je, je veux être là. Je suis là » Wow, précis, éloquent, exactement tout le contraire de ce qu'on lui avait enseigné durant près de vingt ans. « Je veux dire, je vis ici et je ne compte pas partir. Plus, plus partir » Quel imbécile.

Lizzie savait, de manière plus ou moins abstraite, qu’Alfie ne pourrait pas passer toute sa vie à les ignorer. Elle n’est pas stupide, après tout. Elle a beau avoir fait sa vie dans un autre pays, Poppy et elles rentrent au pays tous les ans, leur routine de Noël réglée comme du papier à musique. Et ce n’est pas comme si Alfie pouvait être déployé pendant toute sa vie. Il y aurait bien eu un moment où ils auraient été à Perth pour les mêmes dates, et les Walthams et les Reids sont voisins ou presque. Sauf que, voilà. Elle imaginait ce que l’on peut vaguement qualifier de retrouvailles dans un futur plus ou moins lointain, en Australie. Pas là, sur le pas de sa porte néo-zélandaise. Pas sans qu’elle n’ait le temps de se préparer, mentalement ou physiquement.

Elle ne peut s’empêcher de froncer les sourcils lorsqu’Alfie prend à nouveau la parole – s’il n’est pas là pour Poppy, pourquoi alors s’est-il fait chier ? Quel est l’intérêt ? Mais la confusion laisse finalement place à la colère alors qu’il continue de parler et de toucher le fond. Au point de creuser jusqu’en Angleterre, là, vraiment. Lizzie laisse s’échapper un soupire alors qu’elle se force à détourner le regard, si ce n’est que pour tenter de se calmer. Elle a peur de devenir violente, si elle continue de le regarder. « Non, Alfie. » Elle secoue la tête, juste un peu, avant qu’un petit rire ne lui échappe. « Tu peux pas juste débarquer et prendre l’option de facilité comme ça, prendre le jeu en cours de route en mode facile. Tu veux être là ? T’aurais dû être là y’a dix-huit ans, quand elle faisait ses dents et pleurait toute la nuit. Y’a seize ans, quand elle a été invitée à son premier goûter d’anniversaire. Y’a dix ans, pour lui apprendre à faire du vélo sans les petites roues. Y’a huit ans, sa première pyjama party. Y’a cinq ans, quand elle a voulu se teindre les cheveux pour la première fois. J’étais là, pour tout. Les premiers mots, les premiers chagrins d’amour, les premières mauvaises notes. J’étais là à chaque étape. Et toi, t’étais où ? » Un autre rire hystérique de plus. « T’es rien, pour elle. Pour nous. »