Rencontre inattendue

Leo n’est pas en ville depuis très longtemps. Mais suffisamment de temps pour avoir intégré une agence immobilière, une compagnie riche et connue, qui s’est faite un nom, petit à petit, dans le domaine hôtelier et immobilier. Fier agent, il est là pour assurer la survie de cette entreprise, en vendant des maisons et en louant des appartements. Son travail passe avant tout le reste : personne ne l’attend à la maison et ses amis sont restés à New York. Il reste un adepte des sorties mais elles se font plus rares, plus discrètes, il espère retrouver sa femme sans fauter une nouvelle fois, sans tomber dans les bras d’une jeunette sous les yeux de personnes potentiellement proches de Brooke. Il ne connaît pas le coin, il ne sait pas si les habitants sont tous plus ou moins proches les uns des autres, mais il ne préfère pas jouer à ce petit jeu. Le monde est petit, trop petit pour faire le con. Toujours dans son bureau depuis qu’il a emménagé en ville, ses collègues sont devenus ses amis, il a apprécié passer des journées entières avec eux, à chercher un logement à quelques personnes paumées, sans réels revenus. Chaque client est un nouveau défi, et ils arrivaient à les relever sans sourciller. Jusqu’à ce que l’une d’elle décide de démissionner. La raison, le grand patron a refusé de la leur donner. Et puis la nouvelle est arrivée aux oreilles de Leo : une autre agence, une autre compagnie, de rudes concurrents et elle, qui rejoint les rangs. Ça ne l’a pas blessé, ils se connaissaient à peine, deux collègues qui bossent ensemble. Mais il n’aime pas les départs précipités, il n’aime pas les trahisons, il n’aime pas la concurrence. Et il a envie de le lui dire.

Motivé par cette idée, il a demandé à commencer le travail plus tard aujourd’hui. La veille, quand il a posé cette question à son supérieur, il y a eu des échanges de regards autour de lui, de l’incompréhension dans les yeux de ses collègues. Il est toujours le premier arrivé et le dernier parti. Les heures supplémentaires sont payées, c’est vrai, mais son patron n’a pas pu lui refuser quelques minutes de retard par rapport à ses horaires habituelles. Ce serait exagéré de sa part, il le sait. Les deux agences sont ouvertes aux mêmes heures, ferment aussi en même temps. La compétition se joue entre les agents, plus doués les uns que les autres, ce sera à celui qui fait le plus beau sourire, à celui qui a la meilleure offre. Il pénètre dans l’agence, habillé de son fidèle costume trois pièces, on pourrait presque croire qu’il travaille ici. Leo se rapproche de l’accueille, scrute la réceptionniste. Elle fait bien son boulot, mais il ne l’aime pas : c’est la concurrence. ▬ Bonjour, je viens voir madame Beaumont. Il connaît son nom de famille, il a vu quelques clients l’appeler de la sorte, avant de rire et de leur dire qu’ils pouvaient tous s’appeler par leur prénom. Ce métier est sérieux, mais le but est d’apporter aux gens le foyer dont ils rêvent depuis des années, ils apportent de la joie dans des vies. Autant le faire en tant que Leo, en tant que Ava. La réceptionniste lui dit qu’elle n’a pas de rendez-vous, il insiste en lui disant qu’il est un bon ami. C’est faux, mais elle accepte de le guider. Le brun rentre dans le bureau après avoir toqué, il n’a pas attendu qu’elle lui réponde pour autant, si elle n’a pas de rendez-vous, il ne la dérangera pas en pleine discussion. Il la voit, café devant elle, clavier sous les doigts. ▬ Tu m’en sers un ? Il parle du café, allant s’asseoir sur la chaise face à son bureau, il n’attend pas d’autorisations, il ne lui doit plus rien. ▬ Alors, l’herbe est plus verte ailleurs ? C’est la première pique qu’il lui lance, certainement pas la dernière.

Assis plutôt confortablement dans sa chaise – bien qu’il ne l’admettra pas, préférant dénigrer le matériel de cette entreprise, Leo scrute l’agente en face de lui. Il n’a sûrement rien d’agréable à lui dire, ça se ressent dans le ton qu’il a employé avec elle. Mais son ancienne collègue a du caractère et du répondant, ses réponses sont loin d’être chaleureuses, elle aussi, elle y met du sien pour sembler mauvaise. C’est un échange qu’aucun des deux concurrents risque de réellement apprécier, il n’y a rien de bon à se prendre la tête pour une mauvaise entente professionnelle. Sauf que Leo est persuadé d’avoir de meilleurs arguments qu’elle, certain d’avoir raison et sûr qu’il a le droit de lui reprocher son départ. ▬ J’espère que t’es un peu plus serviable avec tes clients. Car sinon.. bon débarras, on aurait perdu beaucoup d’argent à cause de toi. Il fait référence au café qu’elle ne lui sert pas, alors qu’il le lui a demandé en arrivant dans le bureau. Il sait qu’il ne lui apportera rien et qu’elle n’est pas obligée d’être à ses petits soins, mais c’est une simple constatation, une nouvelle pique qui n’a finalement aucune utilité. Le blond se lève de sa chaise pour approcher la machine à cafés et se servir une tasse, sucrant rapidement son liquide noir avant de retourner s’asseoir. Il croise ses jambes et porte sa boisson à ses lèvres, une chose est sûre : il ne compte pas partir tout de suite. Et même si elle ne semble pas forcément déstabilisée par sa présence, il sait qu’il finira par la rendre mal à l’aise. Tout ce qu’il veut, c’est des explications, peut-être des excuses. Juste savoir ce qu’il y a de pire chez eux, de mieux ici. ▬ On peut se dégager une ou deux matinées de repos, là-bas. Les clients affluent tellement qu’un de plus ou un de moins, ça ne change rien, les chiffres restent les mêmes à la fin du mois. Leo se pince les lèvres en posant sa tasse sur le bureau d’Ava, regardant toujours celle-ci. Il n’a pas pour habitude de voir ses clients comme de simples billets, mais c’est la discussion qui le veut. Il préfère voir l’humain pour qui il travaille, imaginer la personne investir les lieux qu’il s’efforce de lui présenter. C’est ça, le boulot d’agent immobilier. Mais le côté humanité de ce travail n’existe pas qu’entre le client et son agent, il y a toute l’équipe derrière, tous les membres de la société. Et c’est cet aspect de l’entreprise qu’Ava a bafouée en les quittant pour une autre, c’est ça que Leo n’arrive pas à digérer. ▬ Ils t’ont fait une proposition spéciale pour que tu viennes ici ? Autant le lui demander directement, est-ce qu’elle est venue ici grâce à un gros chèque, ou pour une autre raison ?

Au fil de la discussion, Leo se rend bien compte qu’il est en tort. Totalement. Est-ce qu’il va l’admettre ? Ça, c’est une autre histoire. Porté par son impulsivité et sa fierté masculine, Leo est un homme qui revient rarement sur ce qu’il s’est passé. La preuve avec son mariage, la seule fois où il s’est excusé d’avoir tout foutu en l’air avec Brooke, c’est le soir-même de son péché, quand elle était endormie, dans ses bras. En face à face, il n’a jamais réussi à lui présenter de réelles excuses, et il doute que ça arrive un jour. C’est plus dur qu’il n’y paraît, et même s’il peut sincèrement regretter des actions qu’il a commises dans le passé, il ne le dira pas. Alors là, face à Ava, quand il se rend compte qu’il n’a pas forcément raison de s’en prendre à elle, ça lui fout un coup. Ce qu’elle lui raconte tient la route, elle est ambitieuse, a besoin de travailler beaucoup. Il peut le comprendre, il est dans le même cas qu’elle, sauf que lui, dans cette agence, il ne manque absolument pas de clients. Il ne se doutait pas que ce n’était pas le cas de tous les agents, que certains ont plus de mal que d’autres à trouver de potentiels acheteurs. Le blond soupire en croisant ses bras sur son torse, après avoir délaissé sa tasse de café devant lui. Les cookies lui font de l’œil, peut-être est-ce eux qui vont l’aider à se rattraper, sans pour autant avouer qu’il s’est emporté trop rapidement ? Il n’en sait rien, mais il en pioche un dans ceux-ci, mordant dedans en regardant Ava. ▬ Ils sont bons. Dit-il après avoir avalé sa bouchée. ▬ Tu aurais peut-être fait une bonne pâtissière. Ou pas, des cookies, c’est facile à faire. Une des bases de la pâtisserie, la seule chose délicate, c’est la cuisson. On a l’impression qu’ils ne sont pas du tout prêts et pourtant, il faut bel et bien les sortir du four. Car si on attend qu’ils deviennent durs, une fois à température ambiante, ils deviennent durs comme du béton. Et ça, ce n’est pas agréable à manger. Ceux de Ava sont réussis. ▬ Je peux comprendre ce que tu me racontes. Que tu avais besoin d’une charge de travail plus importante. Mais tu es partie comme une voleuse, sans prévenir. Ça donnait l’impression que tu as des choses à cacher, une rancœur dissimulée. Et j’aime pas quand on ne me dit pas ce qu’il se passe. À moi ou à mon équipe. Dans « son » équipe, il la comptait. Elle et les autres agents, tous ensemble travaillent pour une même cause, pour un même salaire et visent la même place auprès des clients : un vendeur de rêves, littéralement. Ils vendent du bonheur, caché entre les grands murs des villas qui se cachent à Island Bay.  

Il se sent con. Il n’y a pas d’autre terme pour définir l’état d’esprit dans lequel il est actuellement. Et il n’est pas à l’aise avec ça. Il n’a pas envie d’être embarrassé face à elle. Il a une confiance aveugle en lui-même, suit son instinct quoi qu’il puisse arriver. Et ça lui fait rarement défaut : il suffit de regarder sa vie pour le comprendre. Il n’échoue jamais dans ce qu’il entreprend. La dernière fois qu’il a fait une erreur qu’il pourrait appeler « fatale », c’est quand il a avoué à Brooke qu’il a couché avec une autre. Porté par son égo, il a avoué l’impardonnable. Ce qu’il se passe aujourd’hui n’est vraiment pas à la hauteur de l’échec de son mariage, et pourtant, il le ressent d’une manière presque similaire. Cette sensation de ne plus avoir suffisamment de mots dans son vocabulaire pour expliquer ce qu’il voulait réellement dire ou réellement faire, il la déteste. Le blond écoute Ava, elle s’explique. Et encore une fois, il comprend sa décision. Il est en tort, du début à la fin. Il est venu ici pour l’accuser, pour s’énerver contre quelqu’un qui, malheureusement pour lui, a fait ce qu’il fallait pour elle-même. Je vois. Dit-il, il n’arrive pas à s’exprimer en même temps qu’il pense. Il s’imagine fuir cette scène qui lui paraît trop ridicule pour être vraisemblable. Il se donne en spectacle, il a horreur de ça. Bien que tu restes la concurrence, j’imagine que l’on peut s’entre-aider, entre agences, non ? Non. Il le sait, et pourtant, il lui propose. Si la personne qui gère ses comptes l’apprend, il risque de se faire renvoyer. Mais c’est la seule manière qu’il a trouvé pour se faire pardonner, sans avoir d’excuses à présenter. J’ai un gros client qui me demande la villa de ses rêves, j’arrive pas à lui dégoter ce qu’il lui faut. Ça fait des semaines que je bosse dessus. Il ment, il travaille dessus depuis quelques jours et il a déjà repéré la maison qui correspond parfaitement à ses critères. Pourtant, il est prêt à faire une croix sur tout ça. Je vais dire à mon assistante de te faire parvenir le dossier, tu y arriveras peut-être mieux que moi. Ça le tue d’admettre, même sans le penser, qu’une personne peut être meilleure que lui. Avec dix années de moins, il ne voit pas comment elle peut le dépasser dans son domaine. Mais peu importe. Pense pas que je fais ça par charité, c’est comme un pot de départ. Vu que tu ne nous as pas prévenu, je t’offre un petit quelque chose. Il sourit, non pas par respect, mais pour lui-même. Au fond de lui, il est content d’avoir trouvé cette excuse : elle tient la route. Le blond se lève de sa chaise, regarde Ava. T’as pas le droit de refuser, ça arrivera sur ton bureau dans tous les cas. Il est prêt à partir et pourtant, une dernière idée lui traverse la tête. Et ça te dit qu’on se revoit, un de ces jours ? Ou un de ces soirs, on pourrait aller manger un morceau quelque part ? On travaillait ensemble mais on a jamais réellement appris à se connaître, c’est l’occasion ou jamais. Il faut garder ses amis près de soi et ses ennemis encore plus, Leo n’a pas peur de s’affilier avec la concurrence.