A l'encre de tes yeux (maya et eve)

Eve a stoppé net ses études. Elle aurait pu continuer, devenir astro-physicienne, même si ses pieds ne décollent jamais du sol. Mais non ! Elle a tout lâché avec cette idée que plus rien n’a de sens puisque la raison même de son existence avait cessé d’être. Elle a répondu a des petites annonces concernant du travail. N’importe quoi. La première c’était magasinier sur les docks de Wellington. Le gars l’a regardé de la tête au pied. Ce qu’elle a ressenti dans cet examen de courbes et de volumes l’a inquiété. Heureusement qu’il lui a demandé si elle avait son permis de cariste. Non. Alors ça ne pouvait pas coller. Le deuxième, le troisième, le quatrième... il y a toujours quelque chose qui manque. Alors ce job, elle est venue sans conviction. Aucun diplôme où le mot “secrétariat” ou “comptabilité” n’est inscrit, pourtant cela n’a pas nuit. C’est donc avec légèreté qu’elle vient ce matin, son premier matin, son premier jour. Elle a le sourire. Le sourire un peu naïf. L’annonce disait faire de l’administratif, répondre au téléphone, accueillir les clients, de tout un peu dans le but de décharger la tatoueuse de tout ce qui a tendance à plomber l’inspiration artistique. Elle lui donne sa chance, Eve ne sait pas si c’est une chance. Une opportunité plutôt. Ce boulot ne peut être que mieux que celui qui consiste à débiter de la viande à l’abattoir.

Eve a poussé la porte. Elle a lancé un joyeux « Bonjour ». Elle est prête à porter le monde sur ses épaules. Surtout, Eve aime beaucoup les dessins et les photos des créations tatouées et affichées sur le mur. Ce n’est pas aussi porteur qu’un ciel étoilé, mais pas mal en son genre. Il y a de quoi rêver. Un tatouage sur quelqu'un quand il est bien fait, sympa. Elle fait la moue en s'imaginant se faire perforer, ça doit faire mal, peut-être pas si sympa que ça.

Employée d’un côté, patronne de l’autre, Eve ne s’attendait pas du tout à se retrouver dans les bras de Maya pour un câlin amical. Dans la logique, il y a un mur entre le chef et le sous-fifre. De la politesse, du respect, ça arrive souvent heureusement, mais là elle est surprise. Comment se comporter maintenant ? Elle hoche la tête à la question du tutoiement. « Oui, si vous voulez. » Le tutoiement dans un seul sens. Eve a du mal à imaginer l'inverse possible. Est-ce que ça peut l'être ? En tout cas, pas le premier jour ! C’est sympa et réconfortant qu’elle ait pris du temps pour lui expliquer le travail à faire. Elle avait craint de se retrouver avec une paquet de paperasses et débrouille-toi. Eve est de bonnes intentions, elle n’est pas stupide, un peu naïve parfois, rêveuse aussi mais déterminée quand il le faut. « Oh merci. Quelques explications sont toujours utiles, parce la logique de chaque personne est différente. Je ne voudrais pas mettre de la pagaille alors que je suis sensée faire l’inverse. » Des règles, il y en a toujours. Dans tout travail. C’est le truc qui ne lui fait pas peur. Elle aurait réussi à piloter un engin spatial, les protocoles n’auraient pas manqués. Bonjour les checklists en veux-tu en voilà ! « Ça me va. » Elle sort de sa poche un calepin et un stylo. Depuis son accident, c’est pour elle une sécurité, noter en cas de doute, au cas où la mémoire aurait une défaillance. Parfois, ça arrive, de moments de paniques, des moments où elle se retrouve déboussolée par un événement. Le carnet de notes est là pour se rattraper. Elle y met un stock d'information mais aussi des techniques pour se remettre d'aplomb. Eve sourit. Elle a omis de mentionner l'accident et les petites séquelles. 

« Ah non ! Vous pouvez me tutoyer. C’est bon. Je... J’ai un peu de mal avec l’inverse. » Est-ce qu’Eve l’a mentionné dans l’entretien d’embauche ? Non probablement pas. Elle le fait maintenant. « Je pensais rentrer dans l’armée. Je crois que c’est mon projet depuis toujours. C’était... » Elle se reprend. Elle doit se résoudre à l’impossible. « Alors, la chaîne de commandement, entre les officiers et les soldats... vous voyez. »

Eve a commencé sa liste des choses à faire. Une jolie liste qui résonne entre ses deux oreilles comme si un autre à côté répondait des “OK” à chaque fois. Question ? Elle lève la tête. « Les clients prennent leur rendez-vous uniquement par téléphone et en passant au salon ? Je suppose que s’ils le font par mail, c’est vous qui les récupérer. » Dans les grandes entreprises, il y a des adresses dédiées à telle ou telle chose, service commercial, service après vente, comptabilité. Le salon de Maya n’a pas cette amplitude et Eve n’a pas eu la curiosité de passer sur le site internet s’il y a une note à ce sujet. S’il y a qu’une seule adresse mail les messages s’adressent obligatoirement à la patronne. Difficile de faire le tri uniquement avec les titres qui peuvent être très fantaisistes ouvrable par une simple secrétaire et les messages top secrets.

Maya lui donne a choisir entre poser ses affaires, son sac à dos, sa veste, ou visiter les lieux. « Oh, oui s’il y a un endroit pour les mettre, je veux bien me débarrasser. » Ce n’est pas très lourd, deux sandwiches et une bouteille d’eau. Plutôt gênant s’il faut se faufiler dans des endroits étroits. Elle ne veut pas prendre le risque de heurter un outil de travail précieux et faire de la casse dès le premier jour. Le but n’est pas pour autant d’en faire les suivant. 

Durant ce premier tour d’horizon du travail qu’aura à faire Eve et de la visite du salon, Maya précise que le lieu est sécurisé par des caméras de surveillance. Loin d’imaginer le moindre mal de son côté ou de celui de sa patronne, elle hoche la tête, si un type tentait de braquer la boutique, on verrait sa face sur l’écran ou si un client avait une attitude équivoque, elle pourrait justifier auprès de la tatoueuse le fait que l’individu mal intentionné doit être refusé comme client. C’est agréable de se sentir protéger sur son lieu de travail.

Eve aura accès à la boite mail pour vérifier les rendez-vous que les clients prendront par là. Boite mail... un identifiant c’est à dire l’adresse, ça c’est bon. Un mot de passe... là ça l’est moins. Le mémoriser ? Il ne fallait pas compter là-dessus. Elle peut le conserver en mémoire et se le répéter tous les matins en se levant et une fois devant l’écran être incapable de le taper. Il allait falloir ruser pour l’avoir à porter de main. Côté sécurité, les comptes d’Eve c’est la loose. Piratage quasi garanti si quelqu’un tente de le faire. Le mot de passe numéro 1 : son prénom suivi de sa date de naissance. Etonnamment ingénieux n’est-ce pas, d’une originalité à toute épreuve, n’est-ce pas, mais au moins, elle s’en souvient. Le mot de passe numéro 2 : la constante de Boltzmann. Possible à placer uniquement quand on peut mettre des signes spéciaux dans le mot de passe. Là effectivement, c’est autre chose. Autant, elle peut oublier des choses élémentaires, autant les formules mathématiques restent actives dans sa cervelle.

Même si la visite est assez brève, Eve détaille au maximum les lieux, histoire de savoir où sont placés les objets dont elle pourrait avoir besoin. Sur son calepin, une liste d’éléments hétéroclites s’alignent, un balai, le papier pour le photocopieur, un carton de décoration de Noël, une agrafeuse, les enveloppes, les rouleaux de papiers hygiéniques, le stock de stylos rouges et bleus, absence de vert, un seul noir aperçu...

A-t-elle de nouvelles questions ? Sur le lieu ou le boulot ? Elle fronce les sourcils. Elle en a une question, ou plutôt deux, qui n’ont pas tout à fait à voir avec le sujet proposé par Maya, mais n’en sont pas loin. « Comme je vais travailler au salon, est-ce que je dois me faire tatouer ? » Toutes les personnes qui tatouent sont tatouées, alors pour la secrétaire est-ce que ce doit être pareil ? Et dans la logique des choses, parce qu’elle n’en porte aucun... « Est-ce que ça fait mal de se faire tatouer ? » 

Elle est donc sauvée, pas de tatouage obligatoire. Le soulagement est telle qu’elle se pare d’un large sourire. « Cool. Mais vous faites de jolis dessins. Je suis sûre que j’aurais trouvé quelque chose de parfait pour moi si... » Elle s’arrête et tourne sur elle-même à la recherche du croquis qui effectivement aurait pu déclencher l’envie absolue de l’avoir sur le corps pour le reste de sa vie. Elle ne va pas bloquer sa patronne maintenant pour cette quête qui de toute façon n’est pas à l’ordre du jour. Puisqu’elle a droit à une nouvelle question, elle poursuit dans la continuité de la précédente. « Est-ce que des clients hurlent à faire trembler l’édifice ou deviennent agressifs à cause de la douleur ? Peut-être que certains s’évanouissent, est-ce que vous avez déjà appeler les pompiers pour en ranimer ? Les pompiers sont très efficaces dans leur travail, je vous assure, j’en ai vu un en action une fois et... il a sauvé une vie. »

En réalité, avait-elle vraiment le droit de poser une nouvelle question ? Sa patronne a mentionné l’arrivée prochaine du premier client de la journée. Elle se mord la langue. Quelle idiote ! Elle a trop parlé. « Ok pour moi, on voit la suite quand la personne arrive, c’est bien. Je saurais ainsi exactement comment je dois l’accueillir. » Elle croise les bras. Un signal physique qu’elle se donne à elle-même de stopper les questions et les commentaires. Maya allait finir par la prendre pour une demeurée complètement apeurée devant la douleur. Elle avait sa dose après son accident. Peur, un peu après tout, peur surtout de revivre un parcours aussi long et contraignant de rééducation. Oui, après tout, peur de la douleur. Peur de tout perdre une seconde fois, quoique pour l’instant il n’y avait rien à casser, plus de rêves. Pour l’heure, elle est en sécurité avec la tatoueuse qui possède ce salon et qui vient de l’embaucher. Elle fronce les sourcils un instant. « Oh ! C’est moi qui doit vérifier qui est le prochain client pour que vous prépariez le matériel adéquat et vous indiquer l’heure d’arrivée. »   Evidemment, c'est son travail à elle. Elle se précipite sur le cahier où sont notés tous les rendez-vous. La page à la date du jour. Le premier nom. Elle vérifie l'heure sur son portable. « Albert Rolling, dans cinq minutes. »

Piqûre, justement, il y a des gens qui s’évanouissent en voyant une seringue. Après il y a une différence entre se faire perforer la couenne contraint et forcé parce qu’on est malade et venir de son plein gré se faire poinçonner le dessin de ses rêves ! On le dit bien, il faut souffrir pour être belle ou beau, alors... Pas de chirurgie, que du tatouage, bien sûr c’est marqué sur la vitrine. Mais parfois, certains tatoueurs ajoutent un travail de modifications corporelles. Piercing et scarification mais parfois bien davantage. Des gens se font couper la langue en deux à la manière des serpents, ou planter des clous, ou ajouter des implants pour donner du relief à leur peau, ou autres techniques qui laissent perplexes. Bref, des trucs qui transforment l’apparence humaine à l’extrême. Maya tatoue et ne fait que ça. C’est rassurant. Eve s’extasie un moment devant l’oeuvre qui va être tatouée dans quelques instants quand le client arrivera. Du beau qui donne le sourire. Elle tente d'imaginer la tête de l'homme qui a prévu un tel motif. Il ne ressemble absolument pas à son image mentale. C'est vrai que ses rêves lui ont fait faux bond, alors l'imagination est dans le même ordre. Quand monsieur Rolling fait son apparition, Maya donne les dernières consignes. Sa patronne va se concentrer sur son travail. Eve se doute qu’il serait malvenu de rester à lorgner par-dessus son épaule. Dérangeant l’artiste et dérangeant le client. Et si par un geste intempestif, elle poussait le coude de Maya et que Pégase le bel étalon ailé se transforme en miss licorne, ce serait... comment dire... une raison d'être virée avant même que la journée soit terminée ! Elle va donc se concentrer sur son travail de secrétariat dans l'espace qui lui est réservé, derrière son bureau. Prête à recevoir les clients qui ont pris rendez-vous et les appels téléphoniques pour les futurs tatouages à réaliser.

Pendant que la tatoueuse se met au travail en compagnie du client, ou plutôt au travail sur le client, Eve se familiarise avec son environnement de travail. Elle ouvre les tiroirs du bureaux tentant de deviner ou se rappeler ce qu’elle y a vu. Ouvrir et fermer sans faire trop de bruit pour ne pas déranger. Elle fait le point sur les rendez-vous. Ils vont se succéder toute de la journée. Voilà qui la fait sourire. Cette liste de noms est la preuve que le salon est apprécié. Un client ravi est le garant d’une bonne publicité autour de lui. Carnet de note en main, elle tente de mémoriser au mieux les gestes, le lieu, les mails, le stock de trombones et de rouleaux de scotch. Au final elle décide que de s’approprier davantage le bureau en l’installant suivant sa propre routine de mouvements. Un poil maniaque pour s’y retrouver facilement, sans être révolutionnaire dans l’organisation de Maya. Il n’y a que pour les stylos qu’elle ne dérogera pas de ses habitudes de bonnes élèves, le noir pour Maya, le bleu pour elle, le rouge pour les choses extrêmement importantes, le vert pour les remarques et les corrections.

De temps en temps, elle se permet de jeter un coup d’oeil vers la zone réservée au travail de la tatoueuse. Non, il n’y a pas eu de cris ni de client fuyant le salon de peur. Cela aussi est rassurant. Aussi quand elle voit approcher sa patronne et le monsieur Rolling, elle a le sourire. Elle secoue la tête à la première question. « Tout va bien, aucun problème. » Elle s’écarte pour laisser la place à sa boss et observe avec attention la manière de facturer la prestation et la percevoir. Le client accepte le petit désagrément d’avoir une novice à gérer. Eve lui en est reconnaissant. De nouveau seules, Maya s’inquiète des nouvelles questions ou remarques que peut encore avoir sa nouvelle employée, mais Eve arbore un sourire enfantin de satisfaction.  « Non, c’est bon pour l’instant. Je pense que je vais m’y retrouver. Et si j’ai vraiment un soucis, je me permettrai de vous demander. Bien sûr en vous dérangeant le moins dans votre travail. »

Le reste de la journée lui permettra de roder l’accueil des clients. Au final, ce boulot n’est peut-être pas si mal, il va l’obliger à voir du monde, à sourire et à retrouver une organisation, tout ce qu’elle a fui ces derniers mois.

Une journée de travail. Sa première journée de travail au salon de tatouage de Maya ! Eve en est presque fière. Elle a mis en place sa check-list lors d’une prise de rendez-vous, poser les bonnes questions, remplir une fiche pour que Maya ait toutes les infos nécessaires quand il s’agit d’un nouveau client et vérifier que pour les anciens tout est ok, compléter les deux agendas, papier et électronique. Rien à voir avec les protocoles lors d’un décollage d’une fusée, mais tout de même, les informations sont importantes. Il lui semble tout au moins. Important de savoir si la personne veut un dessin en couleur ou en noir uniquement, la taille, la partie du corps qu’il couvrira. Sans conteste, des données importantes pour que Maya sache la quantité d’encre, la position de travail. Au bout de quelques factures, elle a intégré le fonctionnement du logiciel et les doubles papier sont rangés par ordre alphabétique. Pas plus compliqué que d’apprendre à utiliser une règle à calcul, outil qui d’ailleurs ne sert plus vraiment avec les ordinateurs, hormis lors d’une panne générale d’électricité ou d’installation en pleine nature pour le lancement clandestin d’une sonde dans la stratosphère.

Eve a le sourire quand sa patronne lui demande comment c’est passé sa journée. « Bien. Pour moi, bien. J’espère que les clients sont contents, que vous l’êtes et le serait. » Elle n’a pas eu besoin de faire de navettes et déranger Maya en permanence. Pour cette journée, au moins, il n’y a pas eu de demandes bizarres. « J’ai géré. » Elle ne dira pas qu’elle est contente d’elle, mais elle l’est. Elle a été capable de faire quelque chose de ses dix doigts et de son cerveau. Quelque chose de concret et d’utile. Même si chasser les fantômes... tout dépend du point de vue. La dernière remarque concerne les horaires. Elle hoche la tête, elle les a lu, en effet. Elle les connait. Des heures supplémentaires, peut-être que ce sera nécessaire parfois, elle ne sait pas, même si sa patronne semble considérer que non. Elle verra à l’usage. « Je suppose que ça dépend des propres horaires du client. S’il travaille en journée, c’est compréhensible qu’il souhaite venir après son boulot. » S’adapter. Voilà quelque chose qu’elle a rejeté à l’annonce de son impossibilité d’incorporer l’armée. S’adapter, c’est peut-être grâce à Maya qu’elle y parviendra. « Si de votre côté, vous n’avez plus besoin de moi, je vais vous laisser. En tout cas, merci pour ce travail. Je crois que j’en avais besoin. » La voilà l’heure de la débauche ! Eve n’attend plus que le feu vert de la tatoueuse pour rassembler ses affaires et quitter le lieu de travail.