peace and love, they say → frank

En temps normal, Noomi n’aurait pas été aussi excitée à l’idée d’une sortie à la ferme. Elle préférait les trucs un peu plus risqués, un peu moins planplans et à choisir, aurait sûrement voté pour un parc d’attractions à la place, mais puisque Sarah lui avait expressément demandé de faire partie des accompagnateurs alors que c’était pourtant un des jours de garde de son ex-mari, elle trépignait littéralement d’impatience en préparant leurs sandwiches beurre de cacahuète-confiture. Une fois que ce fut fait, elle vérifia qu’elle n’avait rien oublié, embrassa James, demanda à Hadès d’être sage et claqua la porte derrière elle. Pour prendre les escaliers plutôt que l’ascenseur parce que, comme toujours, elle n’était pas vraiment en avance. Ni en retard d’ailleurs. C’est même tout pile à l’heure qu’elle gara la Mustang à quelques mètres de l’école. Devant laquelle attendait le car scolaire. Et Sarah. Et Frank. Pourquoi est-ce qu’il s’attardait ? Y avait plus besoin de lui. La grecque pressa le pas jusqu’à les rejoindre avant de se pencher pour serrer sa fille contre elle et déposer un baiser retentissant sur sa joue. Puis elle se redressa et gratifia son ex-mari d’un regard.
« Yo. C’est bon, j’suis là, tu peux y aller. »
C’est alors que Sarah se mit à danser d’un pied sur l’autre avec ce petit air coupable de quand elle a fait une bêtise. Et Noomi n’aimait pas ça, un peu comme si on lui avait tendu un piège. C’est alors que sa blondinette d’amour se mit à expliquer de sa petite voix fluette qu’elle ne voulait pas que Frank s’en aille. Comme toujours dans ces moments-là, elle eut la sensation de se prendre un coup de couteau en plein dans le cœur. Puis dans ce cas, pourquoi l’avoir fait venir ? Très peinée, elle ne fit pas de commentaires, se contenta de baisser la tête et s’apprêtait donc déjà à tourner les talons quand Sarah se remit à parler et en vint à expliquer qu’elle ne souhaitait pas qu’elle s’en aille non plus. Qu’elle les voulait tous les deux auprès d’elle parce que les taureaux lui faisaient peur. Bon. Noomi n’était plus aussi enchantée que quelques minutes auparavant mais si c’est ce que Sarah voulait vraiment… Acquiesçant, et sans un regard pour Frank qui ne devait sûrement pas être plus ravis qu’elle, elle prit sa fille par la main et grimpa dans le car, se frayant un chemin jusqu’à la banquette du fond. En temps normal encore une fois, elle aurait laissé la petite s’asseoir à côté de la fenêtre mais là, en l’occurrence, elle jugea préférable qu’elle fasse tampon entre les deux si personne ne voulait que toute cette histoire ne se termine dans un bain de sang.

Si vous aviez encore des doutes sur le fait que Frank soit capable de tout, absolument tout, pour sa fille, considérez ceci : il a accepté d’être accompagnateur pour une putain de sortie scolaire, et à la ferme, s’il-vous-plaît. Tout ça pour les beaux yeux de Sarah, qu’elle a sagacement remodelés d’après ceux des chiots quand elle lui a expliqué qu’elle avait besoin de lui près d’elle pour la protéger des taureaux et ce, d’un ton qui a bien laissé entendre que toute tentative de raisonnement serait irrémédiablement vouée à l’échec.

« Sache que je sais très bien ce que tu es en train de faire, lui a répondu Frank en la toisant entre ses paupières plissées. Tu essayes de me prendre par les sentiments, et je cautionne absolument pas. »

C’est ainsi que, quelques jours plus tard, Frank se retrouve à faire le pied de grue devant l’entrée de l’école au milieu de morveux surexcités qui attendent avec manifestement beaucoup plus d’impatience que lui que la sortie commence. Parce que, même si Frank voudrait pouvoir clamer le contraire, quand Sarah le prend par les sentiments, ça fonctionne. Toujours. Mais s’il a cru que l’embrouille s’arrêtait là… C’est quand son regard se pose sur son ex-femme, se dirigeant vers eux d’une stature victorieuse avant de lui intimer l’ordre déguisé en suggestion de mettre les voiles, que Frank réalise qu’il s’est fourré le doigt dans l'oeil. Son regard allant de Sarah à Noomi, passant de dépité à dégoûté, il garde le silence pendant les explications de sa fille qui leur déroule à tous les deux un nouveau numéro de charme dont elle sait décidément parfaitement tirer les ficelles. Si son ex-femme accepte la situation sans péter un mot ― bien que son masque laisse filtrer assez d’éloquence sur ce qu’elle en pense vraiment ― Frank, lui, s’accorde le droit de se fendre d’une pique refoulant sévèrement la mauvaise foi avant de leur emboîter le pas pour monter dans le bus :

« Je me demande bien de qui elle tient ça. »

Quelques dizaines de secondes plus tard, ils se retrouvent tous les trois en rang d’oignons sur la banquette du fond, Sarah trônant entre ses parents avec un grand sourire de triomphante innocence. À ses côtés, en revanche, le tableau est plutôt du genre aimable et son orchestre. Frank, vautré contre le dossier et les bras croisés contre son torse, fixe le vide en broyant du noir tel un gamin qui boude parce qu’on lui a dit d’attendre cinq minutes que les cookies refroidissent avant d’en prendre un. Lui qui s’était motivé à venir en se disant que, au moins, ce serait l’occasion de pécho une mère célibataire, on peut dire qu’avec son ex-femme qui fait parfaitement office de cockblock, il se retrouve dores et déjà gros jean comme devant. Et comme si tout ça n’avait pas suffi à péter une ambiance déjà proche de la non-existence, voilà que l’institutrice se lève à l’autre bout du bus, prend le micro, et entreprend d’entraîner les enfants dans une série de comptines sur les animaux de la ferme pour leur faire passer le temps de manière ludique. Dans un gargouillement de dégoût, Frank se vautre un peu plus sur son siège comme s’il espérait pouvoir y disparaître.

« Je crois que j’vais être malade, » geint-il en assumant parfaitement son exagération.

Du coin de l’œil, il avise Sarah qui ne participe qu’à mi-voix à la comptine, trop distraite par une partie de Candy Crush sur son téléphone portable. Quand soudain, père et fille dressent l’oreille de concert alors que l’institutrice entame le couplet sur le taureau. Aussitôt, Frank bondit sur ses pieds en s’accrochant au dossier du siège devant lui pour interrompre la prof en clamant à travers le bus :

« Non, nope, uh-uh, next, merci ! »

Quand Frank était dans les parages, le mieux pour Noomi était encore de faire comme si ce n’était pas le cas. Qu’il parle donc, c’était à peine si elle l’écoutait. A moins qu’il n’ait quelque chose à dire au sujet de Sarah, bien évidemment, auquel cas il avait alors droit à toute son attention, mais sinon… Raison pour laquelle elle ne prit même pas la peine de répondre à son tacle : il aurait tout aussi bien pu ne rien dire que ç’aurait été pareil pour elle. Et pour être sûre de ne pas avoir à l’écouter une fois à bord du car, elle enfonça un écouteur dans une oreille et se mit de la musique en bruit de fond. Voilà qui rendait la situation un rien plus agréable. Un rien seulement puisque si elle avait voulu converser avec sa fille, ç’aurait été peine perdue, toute son attention à elle étant concentrée sur ce foutu jeu sur téléphone. Elle l’avait bien dit que c’était une mauvaise idée d’offrir un smartphone à une fillette de cet âge, mais comme toujours, son ex-mari n’en avait fait qu’à sa tête. Et pour couronner le tout, est-ce que l’institutrice n’était pas à se mettre à encourager les enfants à chanter à tue-tête des comptines sur les animaux de la ferme ? En temps normal, Noomi aurait peut-être bien aimé se joindre à eux – quoiqu’en changeant un peu le répertoire tout de même et les gosses auraient été ravis eux aussi – mais là, en l’occurrence, elle préférait s’abîmer dans la contemplation du paysage défilant sous ses yeux en croisant très fort les doigts pour que ce calvaire prenne rapidement fin. C’est alors que Frank se leva tel un diable bondissant hors de sa boîte pour faire comprendre à l’instit’ que tout mais pas ça. Elle le regarda faire avec mépris, en venant à la conclusion que l’autre rockstar à la manque devait avoir passé tout le catalogue de la basse-cour en revue et en était probablement arrivée au taureau, tout en marmonnant entre ses dents :
« R’gardez-moi ça, l’père de l’année. »
Et en levant les yeux au ciel. Ce qui lui valut un :
« - T’as dit quoi, maman ?
- Rien d’important, trésor. »
Elle se pencha de nouveau pour embrasser la tempe de sa fille qui n’insista pas et finit par se joindre aux autres enfants, quitte à taper sur le système de l’institutrice pour demander :
« On arrive bientôt ? »
Si seulement ce foutu car voulait bien passer la seconde, ça arrangerait tout le monde.

Ce n’est que lorsque l’entièreté du car se tourne vers lui pour le dévisager que Frank réalise qu’il a bondi de son siège. Pourtant, il garde la tête haute face au regard hésitant entre confusion et vexation de l’instit’. Bien loin de lui l’idée de regretter d’avoir eu l’instinct de vouloir protéger sa fille puisque, après tout, c’est pour ça qu’il est là. Et tant pis si une certaine personne a l’air d’essayer de lui faire comprendre qu’il en fait juste un peu trop.

« Un problème, Mr Adler ? demande la prof avec le ton de celle qui est en train de prendre la décision de l’envoyer au coin ou non.
― Pas du tout, répond aussitôt Frank avec une assurance toute relative. C’est juste… je pensais que la chanson était finie et… »

Il marque un temps et déglutit difficilement, se dégoûtant lui-même à l’avance de ce qu’il s’apprête à ajouter :

« Et j’en réclame une autre, ouais ! lance-t-il avec un enthousiasme visiblement forcé et en se mettant à taper dans ses mains pour encourager les enfants à se joindre à lui. Une autre, une autre, une autre… »

Et c’est le grand moment de solitude quand les gamins continuent à le fixer sous des sourcils arqués et autres sourires en coin dans un jugement silencieux et particulièrement plombant. Ralentissant progressivement ses tapements de main jusqu’à complètement les cesser, Frank, dans la lenteur de la gênance, se rassied sur son siège avec une furieuse envie de se faire subitement foudroyer histoire de mettre fin à ses souffrances.

Quand le car s’arrête enfin sur le parking de la ferme, Frank a le front collé contre la vitre. Les comptines, le chahut incessant des enfants et le bruit du moteur ont finalement fait leur œuvre : c’est la migraine. Machinalement, Frank s’est déjà enfilé un cacheton de paracétamol mais ça fait longtemps que ça ne lui fait plus rien, et il n’a jamais pris le risque d’essayer quelque chose de plus fort de peur de replonger dans ses travers de toxicomanie. Ainsi, c’est nauséeux, la barre au sourcil droit, le cœur battant dans ses tympans et des points lumineux dansant devant ses yeux qu’il se traîne hors du car pour être aussitôt assaillit par le bon air pagne de la campure qui ne fait absolument rien pour soulager sa nausée, bien au contraire. Frank peut sentir son visage blanchir et ferme les yeux pour au moins atténuer la danse de la lumière sur sa rétine. C’est alors qu’il dresse l’oreille que la prof indique aux gamins qu’avant de commencer la visite, s’il y en a qui veulent aller aux toilettes, c’est maintenant. Frank rouvre les yeux et voit tout de suite une file de gosses qui se dirigent vers les dites toilettes aménagées sur le parking pour les visiteurs. Aussitôt, il fonce, doublant sans ménagement les enfants pour se précipiter dans la première cabine venue ― et sans faire gaffe qu’il se trouve chez les femmes ― afin de vomir ses tripes.

Pour ne pas avoir à assister au fait que son ex-mari était en train de se donner en spectacle – parce qu’il ne pouvait bien sûr s’agir que de ça, elle connaissait le phénomène -, Noomi détourna le regard, s’intéressant tout à coup aux champs verdoyants colorant le paysage, mais tendit néanmoins l’oreille pour l’entendre se trouver une excuse. Vraiment pathétique… Mais un peu drôle aussi puisqu’au moment où il se mit à réclamer une autre chanson à cors et à cris, personne ne le suivit dans son délire et il n’eut alors pas d’autre choix que celui de se rasseoir. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle ne fut pas mécontente de sentir le car ralentir parce que non seulement elle avait trouvé ce voyage atrocement gênant mais en plus de ça, il faisait une chaleur à crever là-dedans. Sans la moindre possibilité d’ouvrir une fenêtre en plus, sinon ce n’est pas drôle. Elle n’attendit même pas que le véhicule soit tout à fait à l’arrêt pour se lever, rassembler ses affaires et foncer vers l’avant du car, Sarah à sa suite, laissant un Frank des plus raplapla littéralement sur le carreau. Pas bien grave puisqu’il finit de toute manière par les rejoindre sur le parking. Avec sa tête des mauvais jours. Enfin, l’une d’elles. Ça ne l’étonna pas une seule seconde de le voir se précipiter vers les toilettes en poussant tout le monde sur le chemin. Ni même de le voir se tromper et entrer dans celles des femmes. En d’autres circonstances, la grecque aurait sans doute pu avoir un peu de peine pour lui mais il ne fallait pousser non plus. Préférant épargner ce spectacle à sa fille, elle la dirigea alors vers les toilettes pour hommes, lui posant une main sur les yeux le temps d’arriver à la première cabine libre avant que celles-ci ne soient toutes prises d’assaut. Pas la première fois, sans doute pas la dernière non plus. Puis, une fois que toutes les vessies furent vidangées, elles purent revenir sur le parking, attendant sagement que tout le monde se rassemble à nouveau. Sur ce temps, elle remarqua les coups d’œil inquiets que Sarah glissaient en direction des champs et, s’accroupissant pour se mettre à sa hauteur, elle tâcha de la rassurer :
« Ne t’en fais pas, bébé, il peut rien t’arriver. Je suis là… Et Frank aussi. »
Une chose est sûre, c’est que ça lui faisait mal de l’admettre et ça se voyait. Rien qu’à la manière qu’elle avait de prononcer son nom et qui, dans sa bouche, sonnait quand même un peu comme une insulte.
« Et puis les taureaux ça s’balade pas comme ça dans la nature. Ils sont bien enfermés dans leurs enclos. Tu risques rien. »
Un fin sourire vint alors éclairer le visage de sa blondinette d’amour dont elle caressa tout naturellement la joue et la prof tapa dans ses mains pour annoncer le programme : des ânes, des poules, des vaches – tout le monde lui fut reconnaissant de ne pas mentionner les taureaux par contre – et des putains de moutons, bien sûr. Noomi n’avait rien contre mais il fallait quand même bien admettre qu’il y en avait partout. C’est alors que la prof annonçait qu’ils iraient voir les ânes en premier, suscitant presqu’autant d’acclamations que si elle venait de dire que Led Zeppelin allait donner un concert dans le champ d’à côté, qu’il revint. Et pour elle ne sait quelle raison, elle récupéra une bouteille d’eau dans son sac qu’elle lança vers lui avec un « hé ! » d’avertissement. C’est qu’il avait une tronche à sortir du tournage de la Nuit des Morts-Vivants et faudrait quand même pas faire peur aux gosses.

C’est sûrement parce qu’il s’est retrouvé plus d’une fois dans ce genre de situations que Frank ressort finalement de la cabine de toilettes sans la moindre tâche ni sur les fringues, ni même sur la faïence. En revanche, et il n’a même pas besoin de se voir dans le miroir pour le deviner, il est écrit sur sa tronche qu’il vient de passer un sale moment : les cheveux en vrac, les yeux rouges et luisants, les joues blafardes et striées de sillons humides qui vont du coin de ses paupières à ceux de ses lèvres. Un arrêt lavabo s’impose donc. Et c’est pendant qu’il est en train de se rafraîchir que Frank vit un nouveau moment de solitude en constatant qu’il est uniquement entourés d’humains miniatures femelles. Comme frappé par un éclair, il se redresse vivement en marmonnant quelques mots sur une histoire de confusion pas fait attention pardon et, prenant juste le temps d’attraper une serviette en papier dans le distributeur, il trace vers la sortie. Une fois dehors, il s’adosse contre l’angle du mur des toilettes, à l’écart des gosses qui font la file, pour s’essuyer le visage et prendre quelques secondes pour fermer les yeux et respirer. La douleur qui lui lancine le sourcil est toujours là bien qu’ayant légèrement prit du retrait, mais la nausée est bien partie dans le siphon. Plus qu’à espérer que les odeurs fermières ne viennent pas la raviver, et qu’il trouve la moindre parcelle d’intérêt pour cette virée ce qui lui permettrait de focaliser son attention ailleurs que sur la douleur et d’augmenter ses chances de l’évacuer. En attendant, le devoir l’appelle, car il aperçoit non loin Sarah qui n’a pas l’air fier et Noomi qui vient déjà à son secours. Frank n’a évidemment pas l’intention de laisser une migraine à la con voler la vedette à sa fille alors, d’un pas rapide, il les rejoint. Pour se faire aussitôt agresser par une bouteille d’eau qu’il parvient à rattraper dans un geste réflexe si inespéré vu son état qu’il se fige, lui-même estomaqué de cet exploit. C’est alors que le visage de sa mentor s’impose à son esprit, avec un air d’anticipation patiente, mais déterminée. Et Frank se peint d’un air boudeur, sachant très bien ce qu’il est censé dire, mais n’en ayant pas la moindre envie. Peut-être, néanmoins, que cette expérience a eu le don de lui remettre suffisamment les idées en place pour constater un effort de la part de son ex-femme et de concéder qu’il peut bien, en retour, en faire un aussi. C’est néanmoins entre des dents serrés qu’il lui accorde donc un :

« Merci. »

Et alors que les gamins se mettent en rang pour suivre leur instit’ vers il ne sait où, puisqu’il n’a rien écouté, Frank se met naturellement en queue de file tout en ouvrant la bouteille pour prendre une longue gorgée d’eau dont il sent la fraîcheur le raviver du sommet du crâne jusqu’à la pointe des pieds. Au moins, son merci n’aura pas été gratuit. Ayant rangé la bouteille, Frank, ses Rayban sur le nez, passe maintenant en mode radar, scrutant la moindre parcelle de pâture après la potentielle présence d’un taureau bien que, maintenant qu’il y pense, si taureau il y a, les fermiers auront très certainement eut la présence d’esprit de le tenir loin des endroits que les enfants sont destinés à fréquenter. En revanche, il ne tarde pas à remarquer la jolie paysanne qui accueille à grand renfort de sourires les enfants près de l’enclos des ânes. Sans vergogne, Frank abaisse ses Rayban sur le bout de son nez afin de mieux apprécier la vue quand la jeune femme se penche vers un gamin pour répondre à sa question. Frank, s’étant assuré que l’attention de Sarah est focalisée sur les animaux, se commente alors à lui-même, assez fort, cependant, pour que Noomi puisse en entendre suffisamment :

« Peut-être que j’suis pas venu pour rien. »

Faisant référence à l’intérêt dont il avait besoin pour oublier sa migraine bien sûr, rien d’autre, ce ne serait pas son genre…

La manière dont sortit ce merci avait quelque chose de presque jouissif aux yeux de Noomi. Tout sauf spontané. Elle le connaissait suffisamment pour savoir que les mercis, les s’il-vous-plaît et autres formules de politesse de base avaient beaucoup de mal à se faire une véritable place dans son vocabulaire de tous les jours. Et il n’y avait pas raison pour qu’il ait changé sur ce point. Non, le seul et unique changement qu’elle avait noté chez son ex-mari était qu’il s’était tout d’un coup découvert la fibre paternelle. Comme en témoignait sa présence ici aujourd’hui. Soit, tout ça pour dire qu’il aurait tout aussi bien pu se passer de tout remerciement que ça lui en aurait touché une sans faire bouger l’autre, comme on dit vulgairement. Bref, la visite put alors débuter et, restant dans le sillage de sa fille, la grecque suivit le mouvement elle aussi. Les ânes, donc. Forcément, les gamins étaient tout excités et n’arrêtaient pas piailler à tout va. Et ça, c’était sans parler de ce que ce fut lorsqu’on leur apprit qu’ils auraient la chance de pouvoir faire une balade à dos d’ânes s’ils le souhaitaient. Machinalement, elle jeta un coup d’œil à Sarah qui n’avait pas l’air trop rassurée à cette idée. Bien qu’elle se soit quand même avancée vers eux en tendant la main pour leur faire une caresse. Bon, inutile de prendre une décision tout de suite, elle avait la journée pour ça. Et celle-ci lui revenait. Si elle ne se sentait pas de le faire, personne ne l’y forcerait, bien sûr. Mais elle remarqua bien que le fait d’entendre ses copines de classe en parler comme si c’était l’attraction du siècle lui faisait tout de même envie. Autant dire que pendant que certains étaient occupés à reluquer une certaine paysanne, elle se focalisait sur sa progéniture. Chacun ses priorités. Parce que oui, bien sûr qu’elle avait entendu. Si son ex-mari se croyait discret, il ne l’était pas. Ça la laissait de marbre dans tous les cas, à peine jeta-t-elle à son tour un coup d’œil à ladite paysanne pour conclure que non, pas son genre, trop campagnarde. Puis de toute façon, elle avait bien mieux à la maison, maintenant. Une pensée qui ne lui serait jamais venue du temps de son mariage. Bref, l’institutrice leur fit alors savoir que pour plus de facilité, on allait scinder le groupe en sous-groupes, histoire que tous les enfants qui le désiraient puissent faire une balade à dos d’âne au cours de la journée et Noomi regarda Sarah.
« Alors qu’est-ce que t’en dis ? Tu préfères rester dans c’groupe et en avoir terminé avec les ânes le plus vite possible ou bien on s’laisse le temps d’la réflexion en allant voir les autres animaux d’abord ? J’suis sûre que Frank préférerait qu’on s’attarde un peu dans l’coin, lui. »
Le but n’était en aucun cas d’influencer sa fille d’une manière ou d’une autre, juste de glisser une gentille petite pique, c’est même pour cette raison qu’elle avait baissé la voix sur cette dernière phrase.

Si Frank s’est découvert une nouvelle capacité en faisant l’expérience de la paternité, c’est bien celle de la multitâche. C’est une question de survie, à la fois pour l’enfant et le parent, d’autant plus lorsque ce dernier est seul à devoir gérer. Ce n’est néanmoins pas le cas aujourd’hui, mais Frank ne perd pas ses habitudes de vue, ce qui lui permet à la fois de garder un œil sur Sarah, principalement, et secondairement sur les autres enfants ― car après tout il est accompagnateur pour la sortie en général et non pas invité VIP de sa fille, ce que Noomi elle, en revanche, semble plutôt se considérer ― tout en pouvant se permettre de reluquer la charmante fermière. Tout semble d’ailleurs se goupiller plutôt bien car l’instit’ fait désormais signe à ses accompagnateurs de la rejoindre, ce que Frank fait, non sans avoir pris une inspiration pour se donner du courage, devinant que cela ne présage rien de bon pour lui. Effectivement, la prof leur explique qu’elle compte sur eux pour prendre en charge les enfants à tour de rôle pour leur faire faire leur tour à dos d’âne. Frank n’est évidemment pas ravi à l’idée d’aller se traîner les pieds dans la boue et le crottin, même s’il a prévu les fringues en conséquence, n’étant pas non plus né de la dernière pluie et s’étant attendu à se retrouver dans un endroit quelque peu hostile à ses tenues designer habituelles. Mais plus encore, il est loin d’être emballé par l’idée de se retrouver en tête à tête avec un âne et un random mioche. Alors, autant que le jeu en vaille la chandelle. Ainsi, aussitôt l’information donnée par l’instit’, Frank se tourne vers Sarah, alors que Noomi s’enquiert de ce que leur fille aimerait faire, non sans jeter une pique à Frankie au passage sur laquelle ce dernier se fait un plaisir de rebondir :

« Et comment que j’aimerais, surtout si c’est pour te faire faire un tour, hein Bunny, qu’est-ce que tu en dis ? Juste toi et moi, et… Cadichon ? »

C’est un nom d’âne, à ce qu’il paraît, alors il a peut-être une chance de tomber juste.

« Mais il faut se dépêcher, ajoute-t-il en désignant les autres enfants qui trépignent et couinent presque tous qu’ils veulent passer en premier, sinon non seulement on aura pas le plus beau, mais en plus, je devrais aller m’occuper d’un de tes petits camarades, puisque je me suis proposé pour être accompagnateur de toute la classe, » termine-t-il en appuyant un regard éloquent sur Noomi.

Avec ça, il se doute que cette dernière pourrait bien sauter sur l’occasion pour lui faire comprendre que dans ce cas, il peut s’occuper d’un autre mioche, pendant qu’elle se chargera de faire faire son tour à Sarah. Et il est prêt à prendre ce risque, au pire s’il en sort perdant, il pourra au moins se targuer d’avoir, lui au moins, laissé le choix à Sarah.

Evidemment qu’il fallait qu’il rebondisse sur ce qu’elle venait de dire, ça serait bien mal connaître son ex-mari de croire qu’il serait juste capable de la boucler ne serait-ce qu’une fois dans sa vie. Ainsi était-il donc en train d’appâter sa fille – celle de Noomi. C’était peut-être génétiquement le cas mais jamais elle ne considérerait Sarah comme la fille de Frank – en lui agitant sous le nez la proposition de la prendre en charge si elle décidait qu’elle avait finalement envie d’en faire, de l’âne. Et lorsque Sarah hésita, elle le dévisagea de la tête aux pieds en pensant qu’elle ne pourrait jamais le détester plus que ce n’était actuellement le cas. Et comme elle n’avait aucune envie de mettre sa fille dans une position délicate, étant donné que la tension était toujours palpable entre eux, elle se décida à prendre les devants en se tournant à la recherche d’une fillette en particulier. Qui, depuis son arrivée devant le car, ne cessait de la regarder comme si elle était Madonna. Bien qu’elle ne sache probablement pas qui pouvait bien être Madonna. Quoique.
« C’est bon, j’vais r’joindre Wendy. »
Voilà qui lui évitait au moins l’humiliation de voir Frank choisi et qui évitait en plus à sa fille d’avoir un choix à faire. Puis la grecque aimait bien Wendy. La gamine avait un frère adolescent qui faisait partie de ses auditeurs et n’avait apparemment de cesse de répéter à sa sœur à quel point l’animatrice radio était cool. D’ailleurs, il n’était pas le seul dans ce cas ; en fait, les camarades de classe de Sarah se battaient presque toujours pour leur place quand c’était elle qui organisait des soirées pyjama. Ce qu’elle trouvait aussi mignon que peu rassurant. Heureusement que dans le lot, elle savait que Sarah avait de vrais copains et copines. Bref, elle rejoignit donc Wendy qui avait l’air de l’attendre comme la venue du Messie et put presque en oublier sa colère et sa frustration lorsqu’elles se mirent toutes deux à parler des dernières chansons à la mode plutôt que de la Reine des Neiges. Ça, c’est sûr que ça la changeait. Même s’il ne fallait pas exagérer non plus, sa fille n’aimait pas que ça. D’ailleurs, ça faisait quelques années qu’elle tannait sa mère pour avoir le droit de regarder des films d’horreur. Ça n’était pas encore arrivé, à l’exception de films plus ou moins horrifiques à destination d’un public de son âge mais d’ici un an ou deux, elle ne pourrait plus refuser. Et cette perspective la réjouissait au plus haut point.

Pour le coup, Noomi a mordu à l’hameçon dans le bon sens. Frank n’est pas dupe, il se doute bien qu’elle ne s’est pas juste bêtement laissée avoir et qu’elle a encore moins fait ça pour lui. Il suffit de voir la façon dont elle regarde Sarah pour savoir que c’est pour elle qu’elle fait le choix d’aller s’occuper d’une autre gamine et pour le coup, Frank n’en tire pas particulièrement de sentiment de victoire. Non, bizarrement, il ressent une étrange chaleur au cœur, furtive, qui disparaît sans presque laisser de trace. Alors, ayant le champ libre, il se tourne finalement vers Sarah.

« Alors, lequel te plaît ? »

Sa princesse parcourt les ânes du regard, s’arrête en fronçant le nez sur l’un d’eux qui a déjà été réclamé par un morveux aux allures de Kevin, avant de tendre un index gracile vers un petit âne gris qui semble tout droit sorti d’une illustration d’un livre de contes.

« Celui-là ! souffle-t-elle d’un ton presque pressé, comme si elle craignait qu’il ne lui file sous le nez.
- Go go go ! » lui glisse en retour Frank, la poussant gentiment du coude pour l’encourager à rejoindre l’âne de ses rêves.

Il lui emboîte aussitôt le pas mais, quand ils rejoignent finalement Cadichon, la fermière s’interpose entre eux, les accueillant avec un petit sourire qui ne manque pas de faire arquer un sourcil intéressé à Frank.

« Celui-là, c’est moi qui le guide, explique-t-elle en s’adressant surtout à Sarah. Il est encore jeune, alors il est timide. Ça te va quand même ? »

Hésitante, Sarah relève un regard interrogatif à son père qui, sans un mot, hoche la tête pour l’encourager à aller jusqu’au bout de ses rêves. Sarah se décide donc, s’approchant timidement de l’âne, avant que la jeune femme ne l’aide à monter dessus. La gamine, bien vissé sur la selle, a désormais l’air fier comme Artaban et Frank, tout naturellement, étire un sourire radieux en voyant sa fille aussi heureuse.

« Je vous la laisse alors, dit-il à la fermière. Amusez-vous bien ! »

Et, comme il est décidé, tant qu’à faire, à jouer le jeu jusqu’au bout ― puisque, comme il l’a si bien dit, il est là pour accompagner toute la classe ― il se résigne à aller se proposer pour accompagner un autre enfant. L’instit’ le case alors juste à côté de l’âne attribué à Noomi et Wendy. Jetant un regard en coin à son ex-femme, Frank lui glisse alors, le ton ironique, mais résolu :

« Personne ne perd, personne ne gagne… C’est peut-être pas plus mal. »

Préférant s’éviter de se faire inutilement du mal, Noomi s’éloigna pour rejoindre Wendy sans un regard en arrière. Enfin presque. Pas moyen de s’en empêcher. Et comme toujours, la complicité que son ex-mari avait développé avec sa fille au fil du temps lui souleva l’estomac à peu près autant que ça lui brisa le cœur. Fallait s’y faire, oui. Mais la grecque n’y était pas encore parvenue. Un jour, peut-être, espérait-elle. Un pas après l’autre, dans tous les cas. Soucieuse de se changer les idées, elle lança rapidement la fillette sur le sujet des dernières chansons à la mode et fut ravie de constater que celle-ci démarrait au quart de tour, comme toujours. Ce qui ne l’empêcha pas de se choisir un âne elle aussi, bien qu’elle donne surtout l’impression de choisir le premier venu. Et pourquoi pas, après tout ? Un âne c’est un âne. Bref, après avoir écouté les instructions concernant l’animal et laissé le temps à Wendy d’enfiler son casque, Noomi l’aida à grimper sur sa monture et s’attendait à joyeusement siffloter un air d’une chanson de Doja Cat sur laquelle la petite fille pourrait chanter quand elle vit arriver Frank. Et sa bonne humeur retrouvée s’estompa aussitôt. Bon ben faut croire qu’ils allaient être contraints de passer du temps ensemble. A sa surprise, son ex-mari n’avait pas l’air plus emmerdé que ça. Tandis qu’elle, de son côté… Et, comble de la surprise carrément cette fois, elle le vit se pencher très légèrement sur elle pour lui parler. Pas nécessaire, vraiment. Mais bon, puisqu’il avait fait cet effort, et bien que sa remarque pue l’ironie à plein nez, elle lui jeta un regard de haut en bas au lieu de l’ignorer comme elle avait initialement prévu de le faire.
« Dépend pour qui. »
Quoi qu’il en dise, c’est lui qui avait remporté cette bataille étant donné qu’il avait été l’élu. Et ça, ça lui restait quand même un peu en travers de la gorge. Mais mieux valait pour tout le monde qu’elle ne s’attarde pas là-dessus. Chaussant à son tour ses Ray-Ban, elle se mit à marcher à côté de l’âne en veillant à la fois à ce que Wendy n’en tombe pas, à ce qu’il reste bien sur le chemin – mais l’âne avait l’air de très exactement savoir où il devait aller sans avoir envie de battre la campagne bien qu’il s’arrête de temps à autre pour récupérer quelques brins d’herbe par-ci, par-là -, tout en gardant un œil sur Sarah et la fermière quelques mètres devant eux. Commençant à trouver le temps long, d’autant que Wendy, probablement capable de percevoir le malaise, ne parlait pas tant que ça non plus, Noomi s’entendit prononcer les mots suivants :
« Alors, ça s’passe, les affaires ? »
Comme si elle en avait quelque chose à foutre… Enfin oui, un peu : il lui fallait savoir s’il n’était pas au bord de la faillite, sait-on jamais. Mais pour ça, il valait mieux qu’elle passe par l’intermédiaire de son avocat.

La réponse dépitée ― ou peut-être même dégoûtée ― de Noomi provoque chez Frankie quelque chose à quoi lui-même ne serait peut-être pas attendu : un rire franc, qui ne tarde cependant pas à s’étouffer dans sa gorge qui se serre sous le pic de douleur provoqué par cette élévation de voix. Grognant dans une grimace, il se masse l’arcade sourcilière avec les bouts de l’index et du majeur. C’est le moment que choisit la fermière pour lui amener un gamin à l’air pincé, petit short de tweed, chaussures de cuir à lacets et chemise à manche courtes.

« Voilà Stanislas ! » annonce la fermière.

Stanislââââââs, pense Frankie en retenant à peine un sourire en coin. En voilà un dont les parents ont peut-être pas bien reçu le mémo « ferme ». Sûrement qu’ils savent même pas à quoi ça ressemble et qu’ils s’imaginent qu’il ne s’agit ni plus ni moins que d’une sortie au zoo.

« Bonjour, monsieur, » déclare Stanislas avec le ton d’un directeur des ressources humaines.

Ah, à moins que ce soit le gamin qui refuse de se fringuer comme un paysan et qui mène ses parents à la baguette. Mais Frank a pas l’intention de se laisser marcher sur les pieds par un rejeton des 1%.

« Bonjour, Stan, répond-il avec un sourire commercial. Ravi de te rencontrer. »

Il n’attarde son regard qu’une ou deux secondes sur le gamin et le relève aussitôt vers la fermière, se donnant l’air ravi d’avoir à s’occuper du sale mioche. Ça fait mouche, et la jeune femme lui rend son sourire.

« Amusez-vous bien, tous les deux, » dit-elle avant de tourner les talons pour retourner vers Sarah, non sans jeter en chemin, par-dessus son épaule, un coup d’œil vers les parents de cette dernière.

 
Bientôt, tous les enfants ont un âne et un accompagnateur attribué, et la balade commence. Comme un fait du destin, Frank et Noomi se retrouvent à avancer l’un à côté de l’autre, à peu près au milieu du cortège. C’est finalement elle qui lance la conversation, et Frank arque un sourcil, ne dissimulant pas une pointe de surprise quant à l’initiative de son ex-femme.

« Oh bah on dirait, mais j’suis pas encore sûr, répond-t-il finalement en jetant un coup d’œil vers la fermière. P’t’être que Sarah va terminer de la convaincre pour moi. »

Il termine sur un ricanement puis, prenant un air faussement surpris, se plaque une main sur le cœur.

« Oh pardon, tu voulais parler de mon taf ? »

Nouveau ricanement, tandis que de sa main libre ― l’autre tenant le licou ― il remonte du bout de l’index ses Rayban sur l’arête de son nez.

« Y’a pas à se plaindre. Le flouz rentre bien. Et toi, t’as p’tite émission ?
― Les poils me grattent, se plaint, justement, Stanislas.
― C’est peut-être pas les poils, mais les puces, réplique Frank dans le plus grand des calmes. Fallait mettre un pantalon, pas un short.
― Les ânes n’ont pas de puces, le corrige le gamin en fronçant le nez.
― Je crois que si. Nooms, les ânes ont des puces, ou pas ? »

Quand on amena ce gamin tout droit sorti d’un bouquin de la Comtesse de Ségur à Frank, Noomi l’observa comme on observe un insecte sous une loupe. C’est qu’il avait le prénom qui allait avec le look en plus. Mais plus que le prénom et plus que le look encore, ce fut la manière dont il salua l’adulte responsable de lui qui la fit rire. Pourtant, y avait rien de vraiment drôle, n’importe quel gosse en aurait fait autant mais tout était dans l’intonation, dans le sérieux du truc. Pas de doute, elle préférait cent fois se coltiner Wendy. C’était pas pour rien qu’elle l’avait choisie elle plutôt qu’un autre, d’ailleurs. Dans son cas, c’était tout à fait vrai qu’elle adorait sa fille mais pas forcément les gosses des autres. Pas tous en tout cas. Bref, tout le monde commença alors à prendre la route et quand bien même aurait-elle préféré que ça ne soit pas le cas, Frank et elle se retrouvèrent à avancer pratiquement côte à côte. Et tant qu’à faire, autant faire la conversation aussi. En fait, c’est surtout que Noomi faisait partie de ces gens qui détestent le silence et puisque Wendy n’avait pas l’air d’être très bavarde ce jour-là, autant se tourner vers la dernière possibilité restante. Qui se mit aussitôt à lui parler de la fermière. Un sourire entendu aux lèvres, la blonde hocha lentement la tête.
« La dernière fois qu’on m’a dit qu’un père pourrait apporter des choses nouvelles dans la vie d’Sarah, j’me d’mandais bien quoi. Mais maint’nant qu’tu l’dis, c’est vrai que j’me suis encore jamais servie d’elle pour racoler. »
Puis elle détourna le regard tandis qu’il feignait de se rendre seulement compte de ce qu’elle avait voulu dire et acquiesça de nouveau quand il lui apprit que tout roulait. Moui, elle trouverait quand même le moyen de se renseigner à ce sujet parce qu’évidemment qu’il ne le lui dirait pas si facilement dans le cas contraire. Puis il lui retourna la question et le sourire de tout à l’heure ne quitta toujours pas ses lèvres.
« Ouais, ça s’passe bien aussi. On a juste un taré qui nous passe des coups de fil relous de temps en temps mais bon, on gère. »
Une subtile manière d’aborder le sujet – enfin, subtile, aussi subtile qu’elle en était capable, quoi -, jusqu’à ce que Stanislas commence à se plaindre tandis que Wendy ne pipait mot de son côté. Tendant l’oreille, elle capta l’essentiel de la conversation et songea qu’elle n’avait pas la moindre idée de si les ânes pouvaient avoir des puces ou non. Ce qui ne l’empêcha pas d’entrer dans le jeu de son ex-mari, juste pour pouvoir contredire ce p’tit monsieur-je-sais-tout.
« Bah pourquoi ils en auraient pas, d’abord ? »

« La dernière fois qu’on m’a dit qu’un père pourrait apporter des choses nouvelles dans la vie d’Sarah, j’me d’mandais bien quoi. Mais maint’nant qu’tu l’dis, c’est vrai que j’me suis encore jamais servie d’elle pour racoler.
— C’est normal : ça marche que pour les hommes ça, c’est bien connu. Les pères célibataires, c’est un chick magnet. Les mères célibataires, c’est un cockblock. »

Frank allait quand même pas laisser Nooms s’en tirer si facilement avec sa réplique. Non seulement ça mais en plus, il peut se cacher derrière la fausse innocence de n’avoir dit que la vérité. Une vérité dégueulassement patriarcale, certes, mais une vérité quand même. Cependant, il enchaîne, toujours l’air de rien, sur le sujet de la « petite » émission de Noomi.

« Ouais, ça s’passe bien aussi. On a juste un taré qui nous passe des coups de fil relous de temps en temps mais bon, on gère.
— Vraiment ? répond Frankie en prenant un air exagérément surpris. Jeez, y’a de ces chelous, hein ? »

Tout ça avec un sourire malin qu’il ne se donne même pas la peine de cacher. Il sait que Noomi sait qu’il sait qu’elle sait qu’il… bref : c’est lui l’auteur de ces canulars téléphoniques et ce n’est qu’un secret de polichinelle que personne ne peut vraiment prouver. C’est ça qui fait le sel de cette affaire. Si Noomi ne savait pas que c’était bien lui, ce serait quand même vachement moins drôle.

Puis viennent les plaintes de Stanislâââs, et le sujet des ânes et des puces. Passionnant, en est-il, mais c’est un bon moyen de bolosser le petit péteux en scrèd. Frank est d’ailleurs surpris ― sincèrement, cette fois, et dans le bon sens ― de voir Noomi se joindre au jeu. Il refoule juste à temps un pincement au cœur avant d’enchaîner :

« Pourquoi pas, hein ? Même les humains peuvent avoir des puces, et pourtant ils ont vachement moins de poils qu’un âne. Mais attend, vu que t’as un short, suffit de vérifier s’il y a des traces de morsures. »

À ces mots, le gamin pâlit légèrement, pendant que Frank se penche pour observer ses mollets.

« Ah oui, on dirait qu’il y a un petit point rouge, donc c’est peut-être des puces. Ou des aoutas. »

C’est qu’il en rajoute, et non sans ravissement, cet enfoiré de Frankie. Ça l’amuserait sûrement vachement moins si quelqu’un faisait un tel coup à Sarah mais Frank est pas du genre à croire au karma et ce genre de trucs. La loi de la jungle, c’est plutôt ça qui lui parle. Et à cette nouvelle pique ― ah, ah ― il s’attend à ce que Stanislas s’inquiète et s’interroge sur cette nouvelle menace mais, contre toute attente :

« C’est quoi un chick magnet ? »

Frank dévisage le gamin, pensant que putain, c’est maintenant qu’il se réveille ?

« Et c’est quoi un cockblock ? »

Et c’est qu’en plus, il a bien enregistré le vocabulaire, ce p’tit con. Frankie se dit qu’il a peut-être un poil chié dans la colle sur ce coup-là. Heureusement il se trouve inspiré par le contexte dans lequel ils se trouvent et, s’éclaircissant la voix, se lance dans l’improvisation d’une réponse mieux appropriée :

« Hé bien mon grand, un chick magnet, comme son nom l’indique, c’est un outil très spécial, réservé aux fermiers, pour attirer les poussins. Quant au cockblock, même chose mais là, c’est pour tenir les coqs à l’écart pour pas qu’ils mangent tout le grain des poussins, parce que comme ils sont trop petits ils se feraient marcher dessus, sinon. Mais pour pouvoir utiliser ces mots, il faut avoir son diplôme de fermier, sinon les poulets débarquent pour te coller une amende donc… »

Sur ce, Frank, le regard grave accrochant celui du gamin, mime de se zipper la bouche avec une fermeture éclair.

Qu’on lui permette de ne pas être tout à fait d’accord. C’est vrai que beaucoup d’hommes prenaient leurs jambes à leur cou quand ils apprenaient qu’il y avait un môme dans l’équation parce qu’ils n’avaient aucune envie de s’en embarrasser mais ça les avait jamais dissuadé de tirer leur coup avec une maman célibataire pour peu que laditeprogéniture soit bien rangée dans un coin et qu’on ne leur demandait pas ensuite de jouer les beaux-papas. Ce qui n’avait clairement jamais été le cas de Noomi. Elle n’avait eu pendant longtemps absolument aucune envie de devoir partager sa fille avec un autre homme que son propre père. Avec personne, en fait. Bref, tout ça pour dire qu’elle était persuadée que pas mal de mecs étaient attirés par le désespoir qu’ils pouvaient percevoir chez une femme. Ce côté à fleur de peau, tout ça. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’une mère célibataire passait inévitablement par ce genre de phases. Dans tous les cas, la grecque n’avait aucun intérêt à débattre sur ce sujet aussi se contenta-t-elle d’un sourire énigmatique en guise de réponse. Sourire qui s’élargit en entendant la répartie de Frank. De ces chelous, ouais.
« Grave, des gens bons à enfermer. Et dire qu’ils courent les rues… »
Faisant claquer sa langue, Noomi secoua la tête avec cet air de dire « mais que fait donc la police ? ». Et ça, on se le demande quand même souvent. Même si en l’occurrence, elle exagérait beaucoup ; son ex-mari ne faisait rien de mal en soi. C’était juste un chieur de première. Et ça, elle le savait depuis fort longtemps. C’est à peu près à ce moment-là que, contre toute attente, ils joignirent leurs forces pour faire flipper ce pauvre gosse. Au sujet d’éventuelles puces que ces ânes pourraient avoir ou non. Et puisque la réflexion de Frank tenait totalement la route d’après elle, elle garda cet air grave pour hocher la tête, confirmant ainsi ses propos. Voyant que cette conversation commençait tout doucement à faire flipper Wendy qui s’était mise à vérifier qu’elle n’avait pas été piquée elle aussi, Noomi lui tapota doucement la jambe pour la rassurer. Ça serait bête et méchant de terroriser cette pauvre gosse par la même occasion. D’ailleurs, Stanislas préféra sûrement changer de sujet pour ne pas penser à tout ça puisqu’il voulut subitement savoir ce qu’était un chick magnet. Et un cockblock. Ces questions firent pouffer la blonde qui tendit l’oreille pour voir un peu comment son ex-mari, assez novice dans l’art de répondre aux questions bien trop nombreuses de certains enfants finalement, s’en tirait. Malheureusement pour elle, sans doute, elle trouva qu’il s’en sortait plutôt pas mal. Ce qui lui arracha d’ailleurs une petite grimace. Non, elle n’était clairement pas prête à admettre qu’il pourrait éventuellement être un bon père. Malgré le fait qu’en dépit de ses progrès concernant ses problèmes de mémoire, la garde exclusive de Sarah ne lui avait pas encore été restituée. Et qu’elle ne le serait peut-être jamais. Mieux valait qu’elle ne s’attarde pas là-dessus. Au lieu de quoi, elle y alla plutôt de son petit commentaire.
« Tu peux faire confiance à Frank pour ça, il s’y connaît en matière de poulettes. »
Ce qu’il serait encore capable de prendre pour un compliment, le connaissant.